L’incroyable destin de Lee Miller, photographe de la beauté et de l’horreur
Figure majeure de la photographie du 20e siècle, Lee Miller est pourtant tombée dans l’oubli après la Seconde Guerre mondiale, avant que son travail ne refasse progressivement surface après sa mort. Clichés de mode, images surréalistes, reportages de guerre… Après une large rétrospective organisée aux Rencontres d’Arles en 2023, la photographe américaine est aujourd’hui incarnée au cinéma par Kate Winslet, et se retrouve jusqu’en novembre 2024 au cœur de deux expositions, à Saint Malo et au Palais du Facteur Cheval. Retour sur sa vie rocambolesque.
Par Camille Bois-Martin.
Dans le milieu des années 20, alors que Lee Miller (1907-1977) n’a que 18 ans, le destin frappe à sa porte : l’Américaine qui se languit d’une vie de bohème et des rues de Paris, où elle a fait ses études d’art, se retrouve nez à nez avec le directeur de Condé Nast dans les rues de New York. Évitant de peu un accident de voiture en traversant la route, elle fait ainsi face au magnat de la presse, qui voit en elle toute l’énergie et la beauté rebelle des Années folles. Sur un coup de tête, il l’initie au mannequinat en la faisant poser pour les grands magazines de mode qu’il possède – au point de la mettre en couverture, quelques mois seulement après leur rencontre.
Lee Miller : de mannequin à photographe de mode
Après des heures passées devant l’objectif, Lee Miller commence à s’intéresser à ce qu’il se passe derrière, de l’éclairage au cadrage. Délaissant le mannequinat, la jeune américaine se jette à corps perdu dans la prise de vue, qu’elle apprend aux côtés d’Edward Steinchen, pour lequel elle avait alors l’habitude de poser. Mais dans ses premières commandes, entre clichés de parfums et séries mode léchées, la photographe n’a pas l’impression de s’épanouir librement et décide de repartir pour Paris, armée d’une lettre de recommandation pour se former auprès d’un certain Man Ray.
Plus qu’une simple apprentie, elle intègre rapidement les sphères artistiques de l’époque. Son esprit facétieux autant que son charme fascinent les surréalistes, dont elle devient l’une des muses. De Jean Cocteau, qui la transforme en statue grecque dans le court métrage Le sang d’un poète (1932) à Paul Éluard et Pablo Picasso, pour lesquels elle prend la pose, Lee Miller gravite parmi ces grandes figures de l’époque tout en développant sa propre patte d’artiste.
Les photos de Lee Miller, imprégnées par la liberté surréaliste
Introduite par Man Ray au sein de ce cercle artistique parisien, Lee Miller noue une relation bien plus profonde (et toxique) avec le photographe et plasticien, dont elle devient l’amante. L’Américaine prend la pose pour l‘artiste surréaliste, qui la capture nue ou habillée d’étranges accessoires, tout en continuant par ailleurs de publier ses propres clichés dans des magazines de mode français.
Si elle endosse à nouveau son rôle de muse, l’alchimie créative de son couple la pousse à expérimenter davantage avec le médium photographique, s’appuyant le vent libérateur que le surréalisme souffle pour les femmes. De ses nus abstraits et symétriques au portrait de la mannequin Tanja Raam sous une cloche de verre, en passant par celui de Charlie Chaplin en contre-plongée sous un chandelier, le début des années 30 marque pour Lee Miller le développement et l’expression de sa créativité, sans concession.
La Seconde guerre mondiale et les débuts dans le photojournalisme
Après un mariage raté et un séjour au Caire, Lee Miller rejoint en 1937 l’Angleterre, où la réalité de la Seconde guerre mondiale la rattrape rapidement. À nouveau photographe pour des magazines de mode, l’anticonformiste propose à ces titres de presse ses photos d’une Londres ravagée par le Blitz (1941). Impactants, ses clichés la poussent vers le photojournalisme et l’emmènent en 1944 en France, à Saint Malo, ville alors pacifiée, pour un reportage sur les femmes pendant la guerre. Mais la réalité s’avère alors toute autre : les combats ne font que commencer dans la ville, et Lee Miller se retrouve sous les tirs des snipers.
Seule photographe présente sur place – et rare femme parmi les quatre accréditées pendant la guerre –, l’Américaine autodidacte documente alors l’horreur des affrontements, des corps de chevaux jonchant le sol aux nuages de fumée recouvrant la ville lors des explosions, en passant par les habitants et les soldats terrifiés.
L’adrénaline et la volonté de partager cette réalité poussent Lee Miller à poursuivre son travail de correspondante de guerre au-delà de Saint Malo : elle rejoint un Paris fraîchement libéré en 1944, où elle témoigne autant des scènes de liesse populaire que des lynchages.
La première photographe à pénétrer la résidence d’Hitler
“Il est douloureux pour moi de retourner à Paris maintenant que j’ai pris goût pour la poudre à canon”, évoque Lee Miller dans ses correspondances. Un sentiment amer qui la guide vers l’Est, aux côtés de son ami le reporter David Scherman, où elle découvre des scènes d’une atrocité sans pareil. Croisant sur son chemin des colonels nazis et leur famille suicidés, sa caméra s’arrête à Dachau, le jour de la libération du camp de concentration. Captifs perdus, corps d’officiers flottant dans une rivière, cadavres entassés… La photographe ne recule devant rien et capture tout ce qu’elle voit, pour en garder une trace.
Quelques heures plus tard, elle se dirige vers Munich, suivant une adresse annotée sur un petit bout de papier qu’elle garde dans ses poches depuis des mois : celle de l’appartement d’Hitler. Avec David Sherman, ils deviennent les premiers reporters à pénétrer dans l’intimité du dictateur – l’après-midi même, ce dernier mettait fin à ses jours à des centaines de kilomètres, dans sa résidence berlinoise. Sur place, ils rencontrent des soldats américains qu’ils photographient allongés dans le lit d’Hitler, assis à son bureau, avant de se mettre eux-mêmes en scène et de prendre l’un des clichés les plus célèbres du milieu du 20e siècle. Alors que le duo n’avait pas pris de douche depuis des jours, Lee Miller décide de se “laver de la crasse de Dachau” dans la baignoire d’Hitler… Près d’elle trône un portrait officiel du Führer et ses bottes pleines de terre jonchant le tapis de bain.
La résurgence posthume de Lee Miller
Une image lourde de symbole, qui tombera néanmoins dans l’oubli avant d’être redécouverte des années plus tard. Après le décès de Lee Miller en 1977, rongée par l’alcool et la dépression, son fils, Anthony Penrose découvre avec stupéfaction dans le grenier de sa maison familiale des centaines de clichés pris par sa mère, entassés dans de vieilles boîtes de lessives et d’haricots. Séries mode, images surréalistes, reportages de guerre… Les photographies de l’artiste refont surface malgré le long silence que celle-ci s’est imposé après la Seconde guerre mondiale, pétrie de traumatismes qui l’ont empêchée d’en parler et l’ont même incitée à abandonner son objectif. Débute alors un large travail de reconnaissance sur l’œuvre de Lee Miller dont Penrose écrit la biographie, à l’origine des futures rétrospectives et du film d’Ellen Kuras, actuellement en salle.
Lee Miller (2024) d’Ellen Kuras, avec Kate Winslet, Andy Samberg, Alexander Skarsgård et Marion Cotillard, en salle.
“Lee Miller. Saint-Malo assiégée, août 1944”, exposition jusqu’au 3 novembre 2024 à la Chapelle de la Victoire, rue de la Victoire, Saint-Malo.
“Lee Miller / Claire Tabouret. Forces vives”, exposition jusqu’au 11 novembre 2024 au Palais Idéal du Facteur Cheval, 8 Rue du Palais, Hauterives.