4 oct 2024

Pourquoi faut-il voir l’exposition de Chantal Akerman au Jeu de paume ?

Après plusieurs mois de fermeture, le musée parisien du Jeu de paume rouvre ses portes cet automne et fête son vingtième anniversaire avec une exposition très attendue consacrée à Chantal Akerman, à voir jusqu’au 19 janvier. Ses films y sont présentés en regard de ses installations vidéo, accompagnés d’un riche programme de lectures, de performances et d’événements. Pour Numéro, sa curatrice, Marta Ponsa revient sur cet ambitieux projet.

Propos recueillis par Delphine Roche.

Chantal Akerman sur le tournage du documentaire Dis-moi (1980) © AFP – Photo : Laszlo Ruszka / INA © Adagp, Paris, 2024.
Chantal Akerman sur le tournage du documentaire Dis-moi (1980) © AFP – Photo : Laszlo Ruszka / INA © Adagp, Paris, 2024.

Chantal Akerman : une rétrospective très attendue au Jeu de paume

À la surprise générale, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles devenait, en 2022, le meilleur film de tous les temps – d’après le sondage effectué tous les dix ans par la revue britannique Sight and Sound auprès d’un large panel de critiques de cinéma du monde entier. Ce fait en dit long sur la réévaluation actuelle de l’œuvre de la cinéaste belge Chantal Akerman, disparue en 2015.

Alors que le Jeu de paume propose cet automne “Travelling”, une vaste exposition consacrée à la réalisatrice et artiste – en collaboration avec le palais des Beaux-Arts de Bruxelles, la Fondation Chantal Akerman et la Cinémathèque royale de Belgique –, Numéro a interrogé sa curatrice, Marta Ponsa.

L’interview de Marta Ponsa, curatrice de l’exposition

Numéro : L’œuvre de Chantal Akerman connaît-elle actuellement un regain d’intérêt très perceptible ?
Marta Ponsa : Au cours de ma carrière, je n’ai jamais vu une telle effervescence. Toute une nouvelle génération de chercheurs s’intéresse aujourd’hui à son travail, alors qu’à la fin de sa vie, je pense qu’elle se sentait un peu oubliée. Depuis l’annonce de notre exposition, nous recevons chaque jour un grand nombre d’e-mails de cinéastes, d’écrivains, de doctorants. On nous dit par exemple: “J’ai filmé l’hôtel Monterey à New York, sur lequel elle a réalisé un film en 1972.” Grâce à la Fondation Chantal Akerman, nous allons révéler dans cette exposition une grande quantité de documents de travail.

Nous organisons également avec ces chercheurs des parcours thématiques autour de ses films. Nous dévoilons des scénarios de Chantal où l’on peut voir à quel point son écriture était belle et poétique – la littérature l’a toujours beaucoup inspirée, et elle disait qu’elle serait devenue écrivaine si le cinéma ne l’avait pas happée. Mais nous montrons également des documents administratifs, des livres de comptes, des dossiers de demande de subventions, qui rendent compte de l’économie au sein de laquelle elle a travaillé.


En parallèle de ses films de cinéma, Chantal Akerman développe, à partir de 1995, une pratique d’installations multi-écrans qui figureront dans les plus grandes manifestations d’art, de la Documenta à la Biennale de Venise. Quelle importance donnez-vous à ce volet de son œuvre ?
Sa toute première installation D’Est, au bord de la fiction a été présentée dès 1995 au Jeu de paume, juste après le Walker Art Center de Minneapolis, qui lui avait proposé de s’essayer à ce type de travail. Chantal Akerman a ensuite developpé cette pratique qui lui permettait de faire ressentir le temps et la durée de façon totalement différente. Dans nos salles, nous montrons une sélection de ces installations. Dans A Voice in the Desert, par exemple, la voix de Chantal essaie de reconstruire en français, en espagnol et en anglais l’histoire d’une femme mexicaine qui travaillait aux États-Unis et qui a disparu.

Elle déplie les souvenirs de ceux qui l’ont connue, tandis qu’on voit à l’écran l’image d’une autoroute, la nuit, qui relie le Mexique aux États-Unis, sur laquelle de nombreuses voitures circulent au ralenti. C’est une pièce très touchante que je tenais à présenter dans l’exposition. En se déployant dans l’espace et dans le temps, les installations nous connectent fortement à la sensibilité de Chantal – notamment ici -, à cet engagement politique envers les opprimés, poussés à l’errance.

Deux installations ont trait au corps et au statut des femmes. Dans In the Mirror, une jeune femme inspecte son corps, le mesure, inquiète des normes auxquelles elle doit répondre jusque dans sa chair.

Marta Ponsa

Existe-t-il là un lien avec les films où Chantal Akerman présente l’enfermement des femmes dans l’espace domestique, de Saute ma ville à Jeanne Dielman ? Peut-on dire que tout son travail est parcouru par la conscience de l’existence de corps invisibilisés, qui sont souvent des corps au travail ?

Absolument. L’exposition s’accompagne d’une publication en collaboration avec Bozar – Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, qui rassemble des textes de personnalités – des collaborateurs de Chantal Akerman, comme le chef opérateur Luc Benhamou et la monteuse Claire Atherton, mais aussi des cinéastes qui ont été inspirés par son œuvre, comme Wang Bing et Christophe Honoré. Je tenais à ce qu’y figure également un essai émanant de l’Amérique latine, car Chantal a travaillé sur la question de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. La sociologue argentine Verónica Gago évoque dans son texte le travail invisible des femmes, et la façon dont le “déconfinement des foyers”, la conquête de l’espace public, constitue un enjeu majeur des luttes féministes, notamment dans son pays où, en 1977, les Mères de la place de mai ont contesté, en pleine dictature, leur enfermement domestique.

Dans l’exposition, nous mettons en parallèle deux installations ayant trait au corps et au statut des femmes. Woman Sitting After Killing part de la dernière séquence de Jeanne Dielman où la protagoniste, après avoir tué son client, est assise. Le seul détail qui traduit l’irruption de la violence dans sa routine quotidienne est une petite tache de sang sur son chemisier. Dans une autre installation, In the Mirror, l’actrice Claire Wauthion inspecte son corps, le mesure, comme l’ont fait des artistes comme Orlan ou Valie Export dans les années 70. Nous orchestrons ainsi le face-à-face de la jeune femme en construction, inquiete des normes auxquelles elle doit répondre jusque dans sa chair, et de la femme qui s’est révélée.

Vue de l’exposition “Chantal Akerman. Travelling”, Bozar, Bruxelles, 2024. Courtesy Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery, New York, Paris, Los Angeles © We Document Art / Bozar © Julie Pollet © Adagp, Paris, 2024.
Vue de l’exposition “Chantal Akerman. Travelling”, Bozar, Bruxelles, 2024. Courtesy Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery, New York, Paris, Los Angeles © We Document Art / Bozar © Julie Pollet © Adagp, Paris, 2024.

Pourquoi la cinéaste souhaitait-elle s’affranchir du récit linéaire ?
L’expérience du temps proposée par ces installations est presque physique. Le rapport au corps, à la voix, est très présent dans les films de Chantal Akerman où on l’entend souvent lire en voix off. Lorsqu’elle a habité à New York dans les années 70, elle a encontré, via Babette Mangolte qui deviendra sa cheffe opératrice, des cinéastes expérimentaux comme Michael Snow. Elle a fréquenté de façon assidue la cinémathè que Anthology Film Archives, et y a découvert cette possibilité d’un cinéma non narratif qui échappe aux formats. Or, d’une certaine façon, cette recherche est présente dans son écriture même, sensible, fluide, très corporelle, organique. On le voit dans le récit autobiographique Ma mère rit, paru en 2013, dans lequel, au sein d’un même paragraphe, et sans transition, elle passe de la voix de sa mère à la sienne dans un même souffle, presque sans ponctuation.

Vous montrez ses installations, vous dévoilez ses archives et vous programmez des rencontres autour des projections de ses films…
En effet, pendant la durée de l’exposition, des collaborateurs et des collaboratrices de Chantal Akerman, mais aussi des cinéastes ou des artistes d’autres disciplines qui ont été influencés par elle, comme les réalisateurs Éric Baudelaire et Céline Sciamma, ou la chorégraphe Gisèle Vienne, viendront introduire les projections de ses films à l’auditorium du Jeu de paume. Nous présenterons également des lectures de ses textes par une actrice qui était très proche d’elle, Aurore Clément. Anne Kessier, de la Comédie-Française, proposera dans une des salles de l’exposition la mise en scene de son monologue Le Déménagement (1991-1992), avec l’acteur Stanislas Merhar, complice de longue date de Chantal.

Il faut aussi signaler que Capricci, en partenariat avec la Fondation Chantal Akerman, sort un coffret Blu-ray de la quasi-intégralité de ses films restaurés, et présente une rétrospective dans les salles de cinéma – eux commencent par ses premiers films, et nous par les plus récents. Enfin, les Editions L’Arachnéen publient l’intégralité des écrits de Chantal en trois volumes, comprenant ses scenarios tournés et non tournés, ses récits et ses pièces de théâtre, ainsi que des entretiens et des documents de travail… Tous ces éléments nous invitent à une relecture approfondie de son œuvre dont la radicalité poétique continue d’exercer une profonde influence sur les générations contemporaines.

“Chantal Akerman – Travelling” , exposition jusqu’au 19 janvier 2025 au Jeu de paume, Paris 1er.

Photographie de tournage de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) Collections CINEMATEK © Fondation Chantal Akerman / Photo : Boris Lehman © Adagp, Paris, 2024.
Photographie de tournage de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) Collections CINEMATEK © Fondation Chantal Akerman / Photo : Boris Lehman © Adagp, Paris, 2024.