Les confessions de Lord Esperanza: “Devenir artiste, c’est être condamné à l’exploit…”
Autrefois rappeur, empêtré dans un ego trip aguicheur, Lord Esperanza, 27 ans, parachève enfin sa mue en héros pop désabusé. Il défend Atlas, un EP de cinq titres, dans lequel il convie Woodkid et Leslie Medina, l’une des nouvelles révélations de la chanson française. Numéro a cherché à comprendre comment il avait opéré ce virage.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Atlas, le nouvel EP de Lord Esperanza
Théodore Desprez aurait pu se débarrasser de son titre honorifique fictif… mais il n’a pas osé changer de pseudonyme. Il restera Lord Esperanza, malgré le virage drastique qu’il opère dans sa carrière musicale. Question de principe mais aussi de référencement Google. En 2023, son album Phoenix avais mis fin à trois ans de mutisme et laissait entrevoir alors un artiste ultra sensible et (enfin) décomplexé. Difficile de se détacher du rap qui vous a mis au monde… Pour abandonner son fardeau – un ego trip ravageur –, l’artiste de 27 ans a donc plongé tête la première dans la pop. Elle pourrait devenir une pop baroque s’il s’entoure des meilleurs. Un genre insaisissable et exubérant, entre envolées lumineuses et obscurité abyssale. Un genre capable de réconcilier les pin-up aux lèvres écarlates et les grands bruns taciturnes.
Lord Esperanza revient aujourd’hui avec Atlas, un EP de cinq titres, dans lequel il convie Woodkid (Comment on s’aime) et Leslie Medina (Amertume), l’une des nouvelles révélations de la chanson française. Un disque sur lequel il n’a plus besoin de prouver ou d’exposer une quelconque technique. Au lieu de cela, il opte pour un enchaînement de ritournelles efficaces. Le parolier parachève sa mue en héros désabusé au cœur sanguinolent avec un disque mythologique qui nous propulse dans la chambre de son enfance, rue de l’Atlas, dans le XIXe arrondissement de Paris. À l’époque, il n’était pas encore musicien et attendait patiemment que le temps passe. Il s’ennuyait. Rencontre.
Les confessions de Lord Esperanza
Numéro: Comment avez-vous compris qu’il fallait opérer un virage dans votre carrière ?
Lord Esperanza : Il y a quelques années, mon arrogance propre au rap et à l’ego trip était une sorte de carapace de protection. J’étais vulnérable parce que j’avais peur. J’étais jeune, j’avais une petite hype et je recevais des avances sur recette de plusieurs milliers d’euros qui me permettaient de tourner des clips extraordinaires ! Avec le temps, les avances deviennent plus faibles et vous ne pouvez plus vous permettre d’être aussi exigeant et pointilleux qu’auparavant, notamment vis à vis de votre image. Du jour au lendemain, vous êtes beaucoup moins libre. J’ai pensé à supprimer “Lord” de mon pseudonyme mais un nom d’artiste est une marque. Je crois que cela aurait été une véritable erreur. Un peu comme Christine and the Queens a perdu ses fans en devenant Chris puis Redcar pour redevenir Christine and the Queens… Le changement de direction artistique est une mise en danger. J’en ai eu besoin lorsque je me suis rendu compte que le rap finissait par me limiter artistiquement. J’avais le sentiment qu’émotionnellement, ou même musicalement, je finissais par être contraint. Si vous réécoutez mes premiers projets, notamment mon morceau Drapeau Noir [extrait de l’EP Drapeau Noir avec Majeur-Mineur, 2017], vous y trouverez les réminiscences de quelque chose de très mélodieux. Finalement, cela a toujours été là, endormi quelque part en moi.
De quoi cherchez-vous à vous détacher aujourd’hui ?
De cette image qui n’est plus du tout la même aujourd’hui. D’une arrogance dans le texte et dans l’image propre à une période et à un genre musical spécifique. L’ego trip est une véritable discipline dans le rap qui consiste à dire que vous êtes le meilleur. Avec le temps, j’ai fini par m’en lasser pour évoquer d’autres sujets : la solitude, les addictions, la sensibilité, la masculinité, le rapport à ma mère… S’affranchir de cette imagerie est un enjeu colossal. Disons que j’ai abandonné les couronnes…
Opérer un virage comme le vôtre implique-t-il de se séparer d’une partie de son public voire de ses collaborateurs ?
Une partie de mon public s’est naturellement désintéressée de moi parce que je n’ai pas été actifs pendant trois ans. Aujourd’hui, séduire une nouvelle audience passe par les médias et les réseaux sociaux. Je n’ai plus la fraîcheur d’un Claude ou d’une Zaho de Sagazan, des artistes phénoménaux au sens étymologique du terme. En revanche, je crois aspirer à une carrière qui s’installe dans la durée. Cela fait maintenant sept ans que je vis de ma passion dans une société qui valorise l’hypercroissance. L’industrie musicale reste un terrible broyeur, un rouleau compresseur qui laisse beaucoup de gens sur le bas-côté… J’ai vu des étoiles montantes de la musique finir caissiers chez Franprix en à peine trois ans. C’est douloureux. Il faut se battre. L’industrie musicale n’est pas faite pour tout le monde. Il y a des déceptions, des désillusions, parce que c’est avant tout un milieu politique. Cela reste du business. Vous passerez en radio parce que untel en a décidé ainsi. Parce qu’il connaît un type depuis trente ans et qu’ils ont des interêts communs.
Et comment vous en êtes-vous rendu compte ?
Je n’avais que 20 ans. On m’a signé une avance de 350 000 euros chez Columbia en m’affirmant que j’étais la nouvelle star montante. Pourquoi pas un Nekfeu en devenir ? Il fallait donc que je prouve en proposant un album à la hauteur de l’argent qu’on avait mis sur moi. Une somme complètement déraisonné. L’industrie musicale est à l’image des marchés financiers, c’est une spéculation qui n’a aucun sens. Dans les bureaux de Sony et d’Universal, des types m’ont dit : “Voilà, on t’a fait un plan sur deux ans, la route des Zéniths c’est par là”. Pourtant, ils n’en avaient aucune certitude.
Étiez-vous mal conseillé à l’époque ?
Pardonnez-moi pour la vulgarité du terme… mais je me suis clairement fait niquer. Et j’ai signé un contrat véreux, comme bon nombre d’artistes que je connais. Et encore, je ne suis pas une femme mais un homme blanc cisgenre… Alors imaginez ! Encore aujourd’hui j’entends des histoires de conflits avec des managers. C’est terrible mais c’est omniprésent. La santé mentale des artistes est très fragile et c’est encore un sujet tabou. On parle évidemment moins des échecs que des succès. Les stigmates de l’ère Instagram où l’on ne montre que le meilleur de ce qui nous arrive. C’est un véritable ascenseur émotionnel. Vous vous produisez en concert devant trois mille personnes puis vous vous retrouvez seul, dans votre chambre d’hôtel, quelques heures plus tard. Et ça, encore, c’est dans le meilleur des cas. Autrement, vous vous battrez pendant dix ans pour faire exister votre projet qui en fait n’intéressera jamais personne. Il y a beaucoup d’appelés pour peu d’élus. J’exprime donc une profonde gratitude pour tous les gens qui me suivent et qui écoutent ma musique.
Justement, à propos de votre musique. Si vous pouviez l’illustrer en la peignant sur une grande toile blanche, à quoi votre œuvre ressemblerait-elle ?
À quelque chose d’abyssal, d’un peu désorganisé aussi. Je pense au Voyageur contemplant une mer de nuages [1818] de Caspar David Friedrich. Ce serait un tableau dans la veine du romantisme allemand. Mon écriture est rarement fluide. C’est toujours un travail douloureux sur lequel je reviens sans cesse. En 2017, j’ai sorti 52 morceaux. Un titre par semaine. Quelque chose de “consommable”. À l’inverse, je cherche désormais à léguer quelque chose de précieux dont je ne n’aurai pas à rougir.
Vous venez d’utiliser le terme “consommable”. Associez-vous désormais votre pratique artistique à une forme de consommation ? À un marché ?
Oui, parce que je suis réagi par une industrie qui, elle, le définit comme tel. C’est-à-dire que les algorithmes déterminent ma productivité et la rencontre potentielle avec une audience. Pour la faire courte, je me suis autorisé une pause de trois ans : j’ai perdu 50 000 abonnés sur Instagram et 200 000 auditeurs sur la plateforme Spotify…
Cela vous-a-t-il affecté ?
Évidemment. C’était très douloureux. J’ai supprimé les réseaux sociaux pour me détacher de ce besoin de reconnaissance. Et, en même temps, la dopamine vous pousse à y revenir. J’ai vu tout ce que j’avais construit se désagréger petit à petit. En même temps, si c’était à refaire, je ferais exactement la même chose.
Le besoin de reconnaissance d’un artiste il est exponentiel ?
C’est pire, il est infini. C’est un puit sans fond. De toute façon, avoir envie d’aller sur scène pour se faire applaudir ne peut pas vraiment être quelque chose de sain. Cela ne signifie pas non plus que nous sommes des monstres d’ego mais la distance émotionnelle devrait agir comme un subterfuge.
Êtes-vous chagriné à l’idée d’avoir perdu une part de votre insouciance ?
J’ai toujours essayé de conserver une certaine part d’émerveillement. Une fois entré dans un monde d’adulte, on a tendance a enfermer l’enfant qui sommeille en nous. On le jette dans un sac que l’on noue avec une corde à linge mais il finit toujours par remonter en tapant très fort. Vous lui dite alors de se taire. Pourtant, il n’y a qu’avec ses yeux à lui que vous pouvez continuer à vivre l’espoir et l’allégresse. Surtout dans le climat politique actuel. Une forme de nostalgie m’accompagnera toujours. C’est la saudade voyez-vous. Une mélancolie heureuse, douce et agréable.
L’ennui a-t-il façonné vos compositions ?
Ce qui est sûr c’est que l’ennui m’a poussé vers la création musicale pour combler un vide existentiel. Je suis toujours entré dans la musique par les mots, les allitérations et les figures de style avant les accords et les mélodies. C’est un feu ardent qui consume tout à l’intérieur de vous et qui exhume une espèce d’évidence. Je ne me voyais pas faire autre chose à ce moment là.
Pensez-vous manquer d’aspérités aujourd’hui ?
J’en ai des tonnes. Mais elles ne sont pas liées à des addictions. En tout cas, je ne crois pas que l’aspérité soit synonyme d’autodestruction. À une période de ma vie, je fumais dix joints par jour, donc je sais de quoi je parle. Un de mes oncles faisait du rap, il s’est suicidé après avoir plongé dans la drogue. Schizophrénie. Son cercueil a fait office de campagne anti-drogue. J’ai toujours eu beaucoup d’estime pour l’art et l’évasion qu’il procure au quotidien. Je reçois parfois des lettres d’anonymes qui m’expliquent que, sans ma musique, ils se seraient donnés la mort. C’est tellement puissant… La musique me fait peut-être du bien parce qu’elle n’est pas ma seule source d’activité créatrice ni ma seule source de revenus financiers. Elle n’est donc pas ce qui me définit. Je n’aurais pas besoin de faire Bercy pour être heureux ni suivre les diktats de l’industrie, du jeunisme à la starification. Devenir artiste vous condamne à l’exploit. En tant que musicien, passer de la littérature au cinéma m’apporte beaucoup d’équilibre.
Lord Esperanza, Atlas, disponible.