Queendom : l’odyssée d’une artiste queer dans la Russie de Poutine
Avec “Queendom”, Agniia Galdanova nous offre l’un des plus beaux et des plus poignants films documentaires de ces dernières années. La réalisatrice russe y retranscrit à la perfection, et à travers de sublimes images oniriques, l’incroyable odyssée de Gena Marvin, artiste queer de 21 ans en proie à la Russie répressive de Vladimir Poutine et à sa croisade anti-LGBTQIA+. Ou quand l’art est un combat pour s’affirmer au péril de sa vie.
Propos recueillis par Anya Harrison.
Photos par Sofia Sanchez & Mauro Mongiello.
Queendom : l’odyssée d’une artiste queer
La culture drag est foncièrement politique. À plus forte raison lorsqu’elle s’exprime dans la Russie d’aujourd’hui. Tourné sur une durée de trois ans, Queendom (2023) est le deuxième documentaire de la réalisatrice russe Agniia Galdanova. Son protagoniste est Gena Marvin, artiste queer originaire d’une petite ville située aux confins de la Sibérie. En nous livrant les performances radicales de Gena Marvin, de sa ville natale à Moscou jusqu’à son exil à Paris, le film témoigne aussi de la plongée de tout un pays dans la guerre et la terreur.
L’interview d’Agniia Galdanova pour Numéro art
Numéro art : Queendom est un portrait de l’artiste russe Gena Marvin. On la suit à travers toute la Russie, de sa petite ville natale, localisée très à l’est du pays, jusqu’à Moscou, puis à Paris, en plongeant dans ses performances frontales et radicales. D’où vous est venue l’idée de ce film?
Agniia Galdanova : L’idée m’est venue quand je vivais encore à Berlin, où j’étais déjà fascinée par la scène drag dont j’ai même eu la chance de faire partie. Lorsque j’ai décidé de rentrer à Moscou, j’avais pour objectif d’explorer ce même univers en Russie, à une époque où le pays donnait le sentiment d’être beaucoup plus libre. À l’origine, ce devait être une série documentaire.
Mon idée était de trouver des endroits secrets, partout dans le pays, de découvrir des artistes drag en Sibérie, ou dans le Caucase – dans des lieux où l’on n’imaginerait pas un instant qu’un tel univers puisse exister. C’est alors que j’ai entendu parler de Gena. J’ai été fascinée par l’existence d’une artiste drag à Magadan. Je me suis vite rendu compte que je n’avais pas besoin d’autres sujets, que je pouvais me concentrer sur son histoire à elle.
Vous êtes parvenue à saisir des moments très intimes dans la vie de Gena, en particulier la relation tendue avec son grand-père, avec sa dimension abusive. A-t-il été compliqué pour vous de parvenir à entrer dans ce cercle familial, et d’assister librement à ces échanges ?
Queendom est un film qui parle d’amour. Il y a des moments où il peut être difficile à regarder, mais il y a beaucoup d’amour entre les protagonistes. La forme que prend cet amour est très abîmée. C’était douloureux à regarder, mais il fallait aussi le montrer, parce qu’il y a là un fossé générationnel classique : le grand-père de Gena incarne les idées et les préjugés auxquels sa génération ne peut plus échapper.
Le film s’ouvre sur une scène assez surréaliste où l’on voit Gena marcher dans les rues couvertes de neige de Magadan.
C’était la première fois que j’allais à Magadan, et c’est réellement le début de Queendom. L’idée d’y aller ensemble était de Gena, pour que l’on voie d’où elle venait. Magadan, c’est l’endroit où se trouvaient les goulags à l’époque de Staline. La ville est une métaphore de la mort, de la peur, de la terreur, et d’une totale absence de liberté. Gena, qui vient de là, est si radicalement différente, si libre, si vivante.
C’était son anniversaire : moins 40 °C dehors, tout le monde était gelé, et elle se promenait en collant et talons sur le sol verglacé! Un coming out public dans sa ville natale, qui lui a valu d’être violemment attaquée. Ils ne sont pas dans le film, mais les menaces de mort et les messages de haine qu’elle a reçus, simplement pour être sortie habillée différemment des autres, m’ont très profondément ébranlée.
On voit aussi dans le film une Russie qui n’existe plus. C’est un pays où il n’est désormais plus possible de manifester et où la Cour suprême a décidé, en novembre 2023, que le “mouvement LGBT international” était une “organisation extrémiste”. Comment ce contexte de guerre, de répression politique, de montée de la violence et de la propagande, ce climat de peur ont-ils affecté la réalisation de Queendom ?
Lorsque l’idée m’est venue, la Russie était différente. Je n’aurais jamais imaginé que l’horrible guerre déclarée à l’Ukraine par la Russie aurait toujours cours, ni que Gena et moi finirions à Paris pour manifester contre cette guerre, ni que le monde se désagrègerait comme il l’a fait. Ces deux dernières années, énormément de lois abominables ont été introduites en Russie, comme celle que vous évoquez. Donc, maintenant, nous sommes toutes et tous des extrémistes dans notre propre pays. C’est assez surréaliste.
Actuellement, nous travaillons sur une campagne pour aider la communauté [queer] à quitter la Russie, mais aussi pour sensibiliser l’Europe et les États-Unis. Dès le départ, le film était destiné à un public russe. Nous avons trouvé un réseau de distribution mais c’est compliqué – nous devons protéger les personnes qui apparaissent dans le film et qui n’ont pas quitté la Russie. Les jeunes de la nouvelle génération doivent voir l’histoire de Gena pour savoir qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils peuvent parler pour eux-mêmes, mais les générations précédentes doivent la voir aussi, pour savoir et comprendre.
Comment voyez-vous le travail de Gena en termes de filiation artistique ? Personnellement, cela m’a rappelé des artistes russes comme Vladislav Mamyshev-Monroe qui, dans les années 80, a commencé à recourir au drag, mais aussi les performances radicales de l’actionnisme moscovite des années 90.
Il y a incontestablement chez elle des échos de Mamyshev-Monroe. C’est l’un des plus grands artistes post-soviétiques, et j’ai eu la chance de le connaître personnellement. Mais Gena est plus internationale. Je la vois davantage dans la lignée d’un Leigh Bowery ou d’une Rachel Rosenthal.
Il me semble que Gena est là où elle doit être à présent [Paris]. Elle n’aurait jamais eu les mêmes possibilités si elle était restée en Russie. Avec Gena et d’autres, il y a une question que nous nous posons régulièrement : en quoi le fait d’être ici, en sécurité, va-t-il affecter notre art ? Comment continuer à travailler sur ce qui brûle à l’intérieur de moi, sans pouvoir retourner en Russie ?
Une dernière question : d’où vous est venu le titre du film ?
J’avais d’abord imaginé ce titre pour la série documentaire, mais j’ai pris conscience qu’il s’appliquait aussi très bien à Gena. Les extraits de performances que l’on voit dans le film sont comme une plongée dans son inconscient, un monde parallèle où elle peut s’évader. C’est son “queendom“, un lieu où elle est reine.
Queendom d’Agniia Galdanova, sorti le 11 mars 2023.