Qui est l’acteur italien Francesco Di Leva, héros de la pièce de théâtre Muhammad Ali ?
Francesco Di Leva fait partie des acteurs italiens qui renouvellent radicalement l’énergie du cinéma et du théâtre transalpin. A l’initiative de nombreux projets engagés et expérimentaux, l’acteur couronné en 2023 pour son rôle dans le film Nostalgia est à l’affiche de la pièce Muhammad Ali à l’Institut culturel italien, dans le cadre de l’olympiade culturelle.
Par Delphine Roche.
Rencontre avec l’acteur Francesco Di Leva
Numéro : Le grand public français vous a découvert en 2023 dans le film Nostalgia de Mario Martone, qui a eu un succès important dans l’Hexagone [le rôle principal étant tenu par Pierfrancesco Favino, qui faisait cette année partie du jury de Greta Gerwig au Festival de Cannes]. Vous y interprétez le rôle d’un prêtre qui tente de contrer la Camorra dans son quartier, le Rione Sanità, en organisant des activités pour les adolescents, notamment un orchestre. Ce personnage est inspiré d’un prêtre qui existe réellement et qui a transformé, dans ce même quartier, la sacristie de son église en salle de boxe. Qu’est-ce qui vous a donné envie de l’interpréter, et l’avez-vous rencontré ?
Francesco di Leva : Ce personnage est inspiré du père Antonio Loffredo, qui vit effectivement dans le quartier du Rione Sanità. J’ai voulu le rencontrer, et cela a été une grande inspiration de le voir en action. Je voulais surtout connaître l’homme qui vit sous ce manteau de superhéros, l’être humain tout à fait normal, sans superpouvoirs, qui ose tenir tête au monde du crime organisé. Ce n’est pas un prêtre qui récite des homélies, qui répète des mots écrits dans un livre il y a deux mille ans : j’ai vu un homme qui tape du poing sur la table, qui dit des choses justes, avec courage. J’ai vu un prêtre qui hurlait, qui osait exprimer toute sa rage face aux valeurs des camorristes.
En conférence de presse à Cannes, en 2022, où Nostalgia était en compétition officielle, le réalisateur Mario Martone expliquait aux journalistes qu’il vous a choisi parce que vous menez une action similaire à celle de ce prêtre dans votre propre quartier, à San Giovanni a Teduccio, en périphérie de Naples.
Mario m’a dit qu’il voulait que j’incarne le personnage du père Luigi Rega dans Nostalgia, et j’étais surpris et perplexe, car dans le livre d’Ermanno Rea, dont le film est adapté, le personnage est un homme d’une soixantaine d’années. Je ne voyais pas quel rapport existait entre moi et ce personnage, mais Mario Martone, lui, l’a vu. J’ai ainsi pu suivre Don Antonio Loffredo sur le terrain pendant plusieurs mois, et voir les batailles qu’il menait au quotidien. En 2023, j’ai remporté le David di Donatello [équivalent italien des césars] du meilleur acteur dans un second rôle, et j’en étais le premier surpris, car ayant interprété beaucoup de personnages de camorristes, je ne m’attendais pas à le gagner un jour pour un personnage « gentil », positif.
« Naples vit une nouvelle ère où les touristes affluent, où l’on respire un air de liberté dans les rues. Les gens sont las de la criminalité organisée. » Francesco Di Leva
Votre action sociale, à laquelle faisait allusion Mario Martone à Cannes, prend forme dans le théâtre Nest que vous avez fondé dans votre quartier. Comment est-il né ?
Le théâtre Nest est né d’un groupe d’acteurs dont je fais partie. Nous avions tourné ensemble dans la pièce Gomorra, qui existait avant même le livre, et bien avant le film et la série. Roberto Saviano, avant de le publier chez Mondadori, avait cédé les droits du manuscrit un soir, lors d’un dîner, au metteur en scène Mario Gerardi. La sortie du livre, du film puis de la série a donné à Gomorra le retentissement mondial que vous connaissez, et de ce fait, notre pièce a tourné dans le monde entier, avec plus de 420 dates. Les acteurs de cette aventure sont restés très proches. Un jour, j’ai vu une interview d’un acteur sicilien qui parlait de son théâtre, à Palerme, et j’ai eu envie d’avoir mon propre espace moi aussi. Je me suis souvenu d’un gymnase où j’allais en tant qu’écolier, qui s’appelait le Nest, j’y suis allé, et j’ai trouvé cet espace laissé à l’abandon. J’ai donc décidé de l’investir. Aujourd’hui, nous pouvons dire que c’est officiellement un théâtre car nous avons récemment obtenu une licence de la municipalité de Naples.
Quel est le contexte social dans lequel il s’inscrit ?
La Camorra a toujours été très présente dans ce quartier où j’habite, San Giovanni a Teduccio [ancienne commune italienne, maintenant un quartier populaire de Naples]. C’était encore récemment un quartier considéré comme dangereux. Mais pour être honnête, je n’ai pas tout à fait choisi d’établir mon théâtre dans ce quartier, il s’est simplement trouvé qu’un lieu était disponible pour moi. J’aurais pu tout aussi bien le faire à Scampia. Mais il s’agit certainement d’un fait du destin, car c’est dans ce gymnase que j’ai joué, encore enfant, pour la première fois de ma vie. Ma femme et moi avons fait le choix de rester dans ce quartier, et je pense que le Nest contribue aujourd’hui à en donner une image positive, à changer les choses peu à peu. Je donne aussi toutes mes interviews dans mon quartier : si on veut m’entendre, il faut venir me rencontrer parmi les miens, au bar en bas du théâtre, parmi les gens qui ont accueilli favorablement mon projet et qui le soutiennent. J’essaie ainsi de contrebalancer toutes les fois où les journaux parlent de San Giovanni a Teduccio de façon négative. Il faut mener une lutte pas à pas. Aujourd’hui, Apple a installé une Apple Developer Academy dans mon quartier, qui dépend de l’université Federico II de Naples. Les pouvoirs publics, de ce fait, se sentent un peu plus concernés par ce qui se passe au quotidien : il y a quelque temps, un homicide s’est produit et dix jours plus tard, son auteur était déjà derrière les verrous.
Quelle est votre action sociale dans le cadre du théâtre Nest ? Je crois savoir que vous organisez des cours de théâtre spécialisés, mais aussi des cours de technique du cinéma, de façon gratuite.
Quand nous avons ouvert le théâtre Nest, nous nous sentions un devoir d’offrir quelque chose à la communauté. Nous avons commencé à donner effectivement des cours gratuits, qui se sont installés avec le temps. Ce sont des cours au rythme mensuel, pour lequel nous invitons des intervenants prestigieux. Nous avons aussi instauré des cours hebdomadaires, payants, mais pour lesquels existent des financements : nous avons offert ainsi vingt bourses d’études. Nous permettons aussi aux gens de voir les spectacles gratuitement : nous avons adapté une tradition napolitaine qui s’appelle le café en attente. N’importe qui, à Naples, peut décider de payer au bar le prix d’un café supplémentaire, qui permettra à un inconnu, plus tard dans la journée, de pouvoir le prendre alors qu’il n’a pas un euro en poche. Au Nest, cette tradition s’applique aux spectacles théâtraux : toute personne, où qu’elle habite, depuis chez elle, peut décider d’offrir des billets pour nos spectacles à une personne qui n’a pas les moyens de se les payer. Ce sont des petits actes qui font changer les choses… Je le fais par égoïsme, pour moi, et pour mes enfants parce que j’ai envie qu’ils grandissent dans un monde meilleur. San Giovanni a Teduccio est un peu comme vos « banlieues » françaises, et je pense qu’il est grand temps de changer le regard que nous portons sur ces « périphéries » que, personnellement, je n’appelle même plus de cette façon. De façon générale, comme vous le savez, Naples vit une nouvelle ère où les touristes affluent, où l’on respire un air de liberté dans les rues. Les gens sont las de la criminalité organisée. Elle ne mourra jamais, c’est certain, à Naples comme ailleurs, mais il faut changer d’attitude face à elle.
« Mohamed Ali était bien plus qu’un boxeur, il avait un grand talent de communication et de partage avec le public. » Francesco Di Leva
Vous exprimez toute votre combattivité dans le personnage de Mohamed Ali que vous interprétez depuis plusieurs années au théâtre dans une mise en scène de Pino Carbone, qui est présenté demain à Paris, à l’Institut culturel italien, dans le cadre de l’olympiade culturelle…
Il s’agit d’une collaboration entre la dramaturge italienne Linda Dalisi, qui a écrit les textes, le metteur en scène Pino Carbone et moi-même. Nous voulions que cette pièce soit un one-man show, car Mohamed Ali était bien plus qu’un boxeur, il avait un grand talent de communication, de partage avec le public. Dans le spectacle, j’interagis constamment avec le public.
Votre jeu a toujours été très physique, vous interprétez des personnages souvent athlétiques, comme le camorriste du Sindaco del Rione Sanità. Vous avez été à l’initiative de l’adaptation de cette pièce du grand dramaturge Eduardo De Filippo au cinéma par Mario Martone.
Je me suis justement inspiré de Mohamed Ali pour le personnage d’Antonio Barracano dans Il Sindaco del Rione Sanità, un camorriste complexe qui essaie d’utiliser son influence de façon positive, en établissant une forme de justice, en tranchant des conflits. A l’époque, un camorriste de mon quartier menait ce type d’action. Pour interpréter le personnage, je me suis beaucoup inspiré de Mohamed Ali : sa façon de parler, de se comporter… Il y a notamment ce moment où je fais des abdominaux pendant que je parle… Cet immense boxeur m’inspire aussi au quotidien dans le travail que je fais avec le théâtre Nest. Il disait : “D’abord on crée des ghettos, ensuite on l’appelle pudiquement ‘la périphérie’”… Vous pouvez voir le parallèle avec ma façon de penser… En ce qui concerne Il Sindaco del Rione Sanità, c’est un projet qui m’était cher : j’avais vu une version classique de la pièce et j’étais persuadé que ce texte avait une résonance très contemporaine. J’ai essayé d’imaginer comment je dirais ces mots, et cela m’a semblé une évidence. J’ai donc demandé avec insistance à Luca De Filippo, fils d’Eduardo, de m’en confier les droits. Puis j’ai proposé à Mario Martone de réaliser le film.
Sa forme est véritablement unique, elle me fait penser à La Corde, le film d’Hitchcock réalisé en huis clos, en un long plan-séquence…
Exactement. Le film est tourné dans deux maisons, deux intérieurs. Les mots d’Eduardo de Filippo y résonnent de façon unique, le film reste un film de cinéma, mais doté d’une saveur théâtrale. Mario souhaitait absolument impliquer les jeunes acteurs du théâtre Nest, et s’éloigner d’une façon d’exprimer la violence, d’une façon de jouer des personnages mafieux qui était devenue dominante depuis la vague déferlante de Gomorra. Cela a été une expérience magnifique.
Muhammad Ali, de Pino Carbone et Francesco Di Leva, avec Francesco Di Leva, à l’Institut culturel italien, production Nest Napoli Est Teatro (Naples). Jeudi 20 juin, 19h.