11 sept 2020

Le jour où la légende Caetano Veloso a été arrêtée par des militaires brésiliens

Le 27 décembre 1968, les deux monstres sacrés de la musique brésilienne Caetano Veloso et Gilberto Gil sont arrêtés par les officiers de la dictature militaire, alors au pouvoir, pour “insulte à la patrie”. Après quelques semaines de détention dans les quartiers généraux de l’armée, les deux figures de proue du tropicalisme – mouvement avant-gardiste et militant inspiré de la culture hippie – sont condamnés à l’exil. À l’occasion de la présentation à la Mostra de Venise du documentaire “Narcissus Off Duty” qui retrace les jeunes années de Caetano Veloso, retour sur une arrestation qui a profondément changé l’histoire de la musique brésilienne.

Caetano Veloso, 1979 © Thereza Eugenia

Été 1967, l’album Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band (1967) des Beatles vient de marquer un tournant historique dans l’histoire de la pop et plus de 100 000 personnes se réunissent à San Francisco pour célébrer le “Summer of Love”, événement majeur de la culture hippie placé sous le signe de la paix, de l’amour et du LSD. Très vite, cette révolution culturelle gagne tout le continent et une poignée de musiciens brésiliens emmenés par Caetano Veloso et Gilberto Gil enregistrent Tropicália ou Panis et Circencis (littéralement “du pain et des jeux”) en juillet 1968. L’œuvre collective – qui mêle  influences internationales et mélodies ancestrales – envoie valser les codes la musique brésilienne et sert de manifeste au mouvement tropicaliste naissant. Une mouvance révolutionnaire autant sur le plan culturel que politique qui se veut être le trait d’union entre la culture “savante” des élites et les références plus folkloriques des classes populaires – laissées pour compte par le pouvoir en place. 

 

Le Brésil est en effet entré dans années de plomb depuis le “golpe” de 1964 – coup d’état militaire appuyé par les États-Unis, la bourgeoisie industrielle et les milieux conservateurs catholiques brésiliens, qui restera en place jusqu’en 1985. Les vêtements et coiffures excentriques inspirées du mouvement hippie, les velléités égalitaires prônées par les tropicalistes et leurs nombreuses provocations – comme le jour où Caetano Veloso brandit une banderole assortie du slogan “soyez marginaux, soyez des héros” – ne sont évidemment pas du goût de la junte militaire et le 27 décembre 1968, les chefs de file du mouvement Caetano Veloso et Gilberto Gil sont arrêtés en application de l’acte institutionnel n°5 qui limite la liberté d’expression artistique. 

 

Paradoxalement, les tropicalistes et Caetano Veloso sont aussi mis à l’écart par la gauche socialiste brésilienne opposée à la dictature. Cette dernière juge le mouvement trop influencé par le rock, symbole de la culture impérialiste américaine. Après deux mois d’emprisonnement, Caetano Veloso et Gilberto Gil sont condamnés à l’exil et gagnent Londres au début de l’année 1969.

S’il évoquera plus tard des premiers mois compliqués dans son album London London (1971), Caetano Veloso se trouve désormais à l’épicentre de la musique mondiale. En 1969, Londres accueille les Rolling Stones, Led Zeppelin, T-Rex, Pink Floyd, les Who, Jimi Hendrix et bien sûr les Beatles qui enregistrent le culte Abbey Road cette même année. Un an plus tard, Caetano Veloso et Gilberto Gil se trouvent parmi les 600.000 spectateurs du festival de l’île de Wight 1970, considéré aujourd’hui comme le “Woodstock anglais”. Alors qu’ils sont simplement venus assister aux concerts des Doors, de Joni Mitchell, Leonard Cohen ou encore Jimi Hendrix, les deux stars brésiliennes, alors inconnues sur la scène internationale, sont repérées par le percussionniste brésilien de Miles Davis, qui les invite à monter sur scène. L’organisateur de l'événement les présente à la foule : "Je ne connais pas ces gars qui viennent du Brésil. On me dit que là-bas ils ne peuvent pas s’exprimer. La seule chose que je peux leur garantir, c’est qu’ici ils le peuvent". De cette performance improvisée d’une demie-heure il ne reste que quelques secondes d’enregistrement vidéo, où l’on aperçoit Caetano Veloso, à moitié dévêtu, poser un large drapeau brésilien sur la scène. En travailleur infatigable, il profite de ce coup de projecteur pour multiplier les albums et donner des concerts aux quatres coins de l’Europe. Avec cette nouvelle renommée internationale, les militaires sentent bien qu’il sera difficile de le faire taire et autorisent son retour au Brésil en 1972. 

 

Depuis, Caetano Veloso a écrit sa légende avec plus d’une cinquantaine d’albums enregistrés aux côtés des grands noms de la musique brésilienne comme Chiquo Buarque, Jorge Ben Jor ou Gal Costa. Il est également reconnu en tant que producteur, parolier, poète et romancier. Ce qui n’empêche pas cette personnalité publique respectée d’entretenir des relations toujours aussi compliquées avec le pouvoir en place. “Je n'aurais jamais cru que j'allais vivre une telle régression dans ma vie” a t-il déclaré début 2020 dans un message publié sur ses réseaux sociaux, j'ai passé ma jeunesse à lutter contre la censure dans mon pays et contre la brutalité de la dictature militaire. Cela peut sembler incroyable, mais aujourd'hui je revis une telle situation où sous couvert de la démocratie le fascisme montre ses griffes.”

 


Narcissus Off Duty (2020) de Renato Terra et Ricardo Calil, présenté lundi 7 septembre à la Mostra de Venise. Date de sortie inconnue.