Rencontre avec Ludivine Sagnier, juré de la Mostra de Venise : “L’idée de classer les gens par genre est presque fasciste”
Alors que le palmarés de cette 77e édition doit être rendu samedi par Cate Blanchett, Numéro a rencontré l’actrice française pour parler du festival, bien sûr, mais aussi de la section “acteurs” qu’elle ouvre dans l’école de cinéma Kourtrajmé et du débat sur le genre dans l’industrie du cinéma.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Ludivine Sagnier est confuse. Ce n’était pas prévu, mais elle a eu une matinée hyper chargée. Projection d’un film, réunion avec les autres jurés donnant lieu à des débats interminables… Elle arrive un peu pressée à l’heure du déjeuner et, dans deux heures, doit être de nouveau prête : on lui remet un prix dont elle ignore tout, même le nom. Nous retrouvons l’actrice et membre du jury de cette 77e Mostra de Venise au bar de l’Excelsior, l’hôtel cinq étoiles en plein coeur du festival qui accueille, depuis la création de ce dernier, toutes les stars du cinéma mondial. Bien sûr, la star de Huit Femmes (2002) y est hébergée. Elle a été désignée cette année pour départager les films en compétition – tâche difficile d’après l’actrice, qui s’est armée de Doliprane 1000 pour faire face à ce vendredi de délibération –, aux côtés notamment de Matt Dillon, un acteur américain “pas si américain” selon elle, et de Cate Blanchett, la présidente. Numéro a rencontré l’actrice française aux yeux rieurs, qui, après plus de vingt ans de carrière et des films tournés avec les plus grands cinéastes – dont Claude Chabrol, Christophe Honoré, François Ozon et Hizokazu Kore-eda – semble avoir gardé son insouciance.
Numéro : Ce n’est pas la première fois que vous venez ici… On peut même dire que vous êtes une habituée. Entre nous, quelle est votre préférence : l’Excelsior de Venise ou le Martinez de Cannes ?
Ludivine Sagnier : Quand j’ai commencé à venir à Cannes, j’aimais bien le Martinez, son vieux bar, ses banquettes rouges en velours qui sentaient la clope… Maintenant qu’il a été rénové, c’est comme si le passé avait été gommé : tous les souvenirs d’une grande ère du cinéma français où le Martinez était intime et feutré, ont disparu. L’Excelsior est légendaire, c’est l’un des plus beaux hôtels du monde. J’ai tourné ici à l’hiver 2019, pour la série The New Pope avec Jude Law. La cantine de l’équipe avait été installée dans le restaurant de l'hôtel – qui était bien évidemment fermé –, on a tourné sur la plage et je me suis baignée dans la mer, toute nue, dans une eau à 8°… C’est vraiment pas beaucoup ! [rires] Ici, je me sens chez moi, je connais l’Excelsior par cœur, autant que le Martinez.
Quand j’étais enfant, je pensais que vous faisiez partie de la famille Seigner…
On m’appelle Mathilde au moins une fois par semaine. Ca me rend dingue ! [rires] Il y a quelques années, j’étais au festival de Marrakech, Roman Polanski était président du jury et on m’a appelé Madame Polanski… C’était avant la deuxième vague de polémique et ce n’est pas très grave. Je ne connais pas bien les sœurs Seigner mais elles me disent souvent qu’on leur demande comment je vais. C’est plutôt drôle : j’ai même une cousine qui s’appelle Emmanuelle Sagnier !
C’est ce que l'on appelle “la grand famille du cinéma”.
Je suis pour cette idée de grande famille. En fait, je vois le cinéma comme une cour d’école. On se dit : “ Tu as Madame X en francais ? – Je l’ai eu en 5ème, elle est infernale !”
Vous parlez des réalisateurs ?
Oui, par exemple. D’années en années, on tourne, il y a plein d’histoires, des affinités ou des conflits… On crée des liens forts, comme pendant une colonie de vacances, ou comme dans une cour de récréation.
“J’ai du mal à me souvenir si je suis cisgenre, binaire ou non… Pour moi, cette idée de classification est limite fasciste”
Cette année à la Mostra, toutes les personnes dont la température est au dessus de 37,5° se voient refuser l’accès aux salles. Échappe-t-on à ce contrôle lorsque l'on est membre du jury ?
Pas du tout. En moyenne, j'ai entre 32 et 34 degrés ! C’est dingue, non ? Ils font ça n’importe comment, en prenant la température sur le poignet… Ça n’a aucun sens mais le festival veut faire attention. Je ne suis pas spécialiste en conditions sanitaires de pandémie, donc je n’ai pas d’avis intéressant sur la question. En fait, j’ai difficilement un avis intéressant sur beaucoup de sujets, ce qui m’évite beaucoup de problèmes… Je tiens souvent des carnets de notes sur mes tournages où j’écris ce qui m’interpelle : une fois, Claude Chabrol m’avait dit, “l’intelligence c’est la capacité de démontrer une chose et son contraire”. J’aime cette idée là. De pouvoir défendre un côté, comme son opposé.
Un journaliste du Monde a décrit la Mostra comme “endormie”, êtes-vous d’accord avec ce constat ?
La pauvre Mostra… Elle fait ce qu’elle peut ! Ce n’est pas une critique personnelle, mais que ce soit vrai ou pas, je ne vois pas l'intérêt d’écrire ça et ce monsieur a une responsabilité qui passe après son petit ego. Le cinéma est en difficulté, il essaie de survivre à un désastre mondial… Alors, essayons de voir le bon côté des choses.
La Berlinale a annoncé que, désormais, les prix d’interprétation seront remis sans distinction de genre. Est-ce nécessaire à votre avis?
L’autre jour, j’étais en interview avec une journaliste italienne et je parlais d’une série dans laquelle je joue avec Omar Sy, la version contemporaine d'Arsène Lupin. Soudain, elle m’a dit “ah oui, c’est bien, ça fait avancer les choses parce qu’il est noir !”. Ce à quoi je lui ai répondu qu’elle, par contre, ne faisait pas avancer les choses. Pour moi, c’est juste Omar Sy qui joue Arsène Lupin, ça s'arrête la. C’est pareil avec le débat sur le genre. Souvent, j’ai du mal à me souvenir si je suis cisgenre, binaire ou non… Cette espèce de carte d’identité me fait peur – meme si je comprends qu’il y ait un besoin de faire avancer les choses – et, pour moi, cette idée de classification est limite fasciste. En fait, le mot genre me sort par les trous de nez. Et si j’ai cette lassitude là, c’est que pour moi ce n’est pas un débat – peut-être parce que j’ai le privilège d'évoluer dans un environnement hyper varié et tolérant. C’est propre aux nantis de penser ça mais… “Black lives should’t matter more than others” [“les vies des Noirs ne devraient pas compter plus que les autres”].
“En classe de 6e, on ne peut pas choisir l'arabe en première langue : la société ne valorise pas la double culture”
Vous allez diriger la section acteur de l’école de cinéma Kourtrajmé, fondée par le réalisateur des Misérables, Ladj Ly. Avez-vous accepté parce que c’est un ami ou par réelle volonté d’enseigner ?
Ladj Ly est un ami d’enfance de mon mari [le réalisateur Kim Chapiron]. Quand il a monté cette école gratuite à Montfermeil il y a deux ans, j’étais très impressionnée et je lui ai demandé s’il comptait ouvrir une classe pour les acteurs. Il m’a proposé de le faire et j’ai accepté, parce que j’estime que c’est ce qu’il me faut aujourd’hui : j’aime l’idée de transmettre, de donner confiance, de décomplexer, de favoriser la richesse des autres…
En quoi va consister cette formation ?
On est deux à diriger la section, Sébastien Davis – un metteur en scène avec qui j’ai commencé le théâtre quand j’avais 8 ans – et moi. On a pensé la formation comme celle dont on aurait rêvé bénéficier à 20 ans : il y a des cours d’acting bien sûr, mais aussi des chants du monde, des cours de danse – du krump – , un entrainement physique quotidien, du pilates… La condition d’admission est de ne jamais avoir suivi de formation liée au cinéma. Souvent, les élèves qui postulent vivent en banlieue, sont issus de l’immigration et ont une double culture. Il faut valoriser cette richesse parce que notre société ne le fait pas : par exemple, en classe de sixième, on ne peut pas choisir d’apprendre l’arabe en première langue.
Cette idée de transmettre semble vous habiter depuis longtemps… Vous avez même montré des films en prison.
J’ai géré un festival à Fleury Mérogis pendant 3 ans. J’ai arrêté de le faire parce que c’était trop d'énergie de convaincre une administration un peu verrouillée – c’est le cas de le dire. Et la plupart étaient aimables comme des portes de prison – vous voyez, je file la métaphore de manière hyper raffinée… Néanmoins, c’était très frustrant de laisser tomber ces jeunes en difficulté, que je ne voyais pas forcément comme des détenus, mais plutôt comme des petits criminels dont la délinquance partait d’énormes lacunes, de carences affectives ou éducatives… Ma mère est très impliquée dans des associations caritatives, je me dis que cet engagement doit être dû à mon éducation.