Qui est Pi’erre Bourne, le producteur que tout le monde s’arrache ?
Véritable électron libre, Pi’erre Bourne est devenu l’un des producteurs les plus demandés de la scène hip-hop en forgeant son propre son, reconnaissable entre tous. Également rappeur, le jeune prodige déploie ses albums comme autant de chapitres de son évolution, dont les fans attendent chaque nouveau volet avec impatience.
Par Delphine Roche.
Réalisation Rebecca Bleynie.
“Yo Pierre, you wanna come out here?” Tiré du Jamie Foxx Show – un sitcom mettant en vedette le célèbre acteur américain à la fin des années 90 –, ce gimmick sonore précède chacun des morceaux produits par Pi’erre Bourne. Figure indispensable à la musique hip- hop, avec toutes ses composantes et tous ses dérivés, le producteur reste pourtant la plupart du temps un homme de l’ombre, engagé par un label pour livrer des compositions sur lesquelles les rappeurs ou chanteurs de la même écurie viendront poser leur voix. Pourtant, certains ont su dépasser ce statut pour le moins ingrat et se faire connaître, tant dans le milieu qu’auprès du grand public. Pour ceux-là, la signature sonore, le fameux “tag” apposé au tout début d’un morceau, permet de revendiquer son statut et son influence sur le genre : on peut ainsi vérifier l’importance de Metro Boomin, Mike Will Made It ou encore du collectif 808 Mafia grâce au nombre faramineux de morceaux à succès qui s’ouvrent sur leur signature. Identifiés au son venu du sud des États-Unis et souvent d’Atlanta, ils sont les successeurs des super producteurs tels que Dr Dre, les Neptunes, Timbaland, Swizz Beatz, puis Kanye West, qui ont marqué les années 90 et 2000. À ceci près que la plupart de ces derniers sont aussi passés à la postérité en tant que rappeurs. Armé de son talent protéiforme, Pi’erre Bourne – Jordan Timothy Jenks, de son vrai nom – né en 1993 dans le Kansas, s’emploie à marcher dans leurs pas.
C’est d’abord le rap qui l’a séduit. Il avait alors à peine l’âge de former des phrases et ne savait pas même écrire. C’est aussi la ville de New York, où il passe ses étés en famille, qui l’a littéralement enveloppé dans son âpreté. Sur les terres où est né le hip-hop à la fin des années 70, le jeune Jordan a fait ses armes comme presque tous les rappeurs, improvisant un free-style dans la rue, devant ses proches. “Je me suis totalement identifié à l’énergie de New York, explique-t-il, et c’est ce qui m’a incité à commencer à rapper, très jeune. Mon oncle et ses amis restaient dehors, dans la rue, à rapper, alors je me suis joint à eux… mais j’étais si petit que je ne connaissais pas encore beaucoup de mots ! Alors j’inventais mon propre langage. Mon oncle m’a dit que j’étais doué, alors j’ai continué. À cette époque, j’ai aussi essayé d’écrire mon premier rap, mais j’étais tout juste en train d’apprendre à écrire, donc j’avoue que c’était un peu difficile.”
Dans sa famille, Pi’erre Bourne trouve tous les encouragements qui manquent à la plupart des apprentis rappeurs. Originaire du Belize
– pays des Caraïbes notamment connu pour sa scène reggae, dancehall et ragga –, il grandit littéralement baigné de musique, avec des parents qui improvisent des soirées dans leur jardin, en Caroline du Sud. Son oncle évolue en tant qu’artiste ragga sous le nom de Mobile Malachi, connu notamment pour sa collaboration avec un autre artiste, Junior Reid. “Je dirais que c’est dans mon sang [rires], poursuit-il. Les mélodies et les énergies de la musique bélizéenne sont très présentes dans mon son. Je n’ai pas encore collaboré avec mon oncle Mobile Malachi, mais je l’ai samplé dans un morceau, et je suis sûr que nous travaillerons ensemble un jour.”
Pour faciliter ses débuts, un autre oncle, Dwight, lui achète un ordinateur, afin qu’il puisse produire ses propres morceaux et devenir autosuffisant. Pi’erre Bourne met le cap sur Atlanta, nouvel épicentre du rap, et s’inscrit à l’université pour y passer un diplôme d’ingénieur du son, afin de pouvoir peaufiner seul, en toute autonomie, les albums qu’il a déja écrits. Au passage, il y étoffera sa palette de créateur de sons, dans le but de s’éloigner de la seule pratique du sampling, typique du hip-hop, mais dépassée depuis l’émergence du son trap irrigué par les nappes de synthétiseurs de l’EDM (electronic dance music). À Atlanta, il rencontre le rappeur Young Nudy. “Le son qui émerge aujourd’hui, c’est celui que nous avons fabriqué ensemble, lui et moi, à l’époque, poursuit Pi’erre Bourne. Nous avons écrit beaucoup de morceaux, qui n’ont peut-être pas percé à l’échelle mondiale, mais qui sont définitivement considérés comme des classiques à Atlanta. Je n’avais pas forcément prévu que je ferais partie de ceux qui feraient évoluer la musique, mais c’est le cas. Nous avons vraiment posé la base d’un nouveau son.” Peu de temps après sa sortie de l’université, en 2015, Pi’erre Bourne est engagé comme producteur chez Epic Records, et emporté dans un tourbillon de travail qui ne lui laissera pas le loisir de terminer ses premiers projets personnels. En 2017, il rencontre Playboi Carti, fer de lance, avec A$AP Rocky, d’un nouveau rap new-yorkais plus sophistiqué, marqué par un goût certain pour l’expérimentation sonore… et pour la mode. Leur collaboration fera dès lors des étincelles, parmi lesquelles les hits Magnolia et Wokeuplikethis, sortes de manifestes d’un nouveau son mêlant une rythmique trap, froide et mécanique, à des sons de synthétiseur ou un riff répétitif de guitare, avec une maîtrise absolue des niveaux d’écho – le tout produisant un son à la fois complètement planant et entraînant, capturant la décontraction d’un jeune hipster ultra stylé sous l’influence de drogues hypnotiques. Sur Poke It Out, plus récemment, la collaboration de Pi’erre Bourne et de Playboi Carti atteint un nouveau sommet d’inventivité, tandis que le producteur emprunte des sons électroniques inusités dans le hip-hop, hache et modifie les voix de Carti et de la rappeuse Nicki Minaj jusqu’à obtenir une osmose parfaite.
C’est aussi Pi’erre Bourne que l’on retrouve aux manettes sur le titre Gummo de 6ix9ine (le rappeur new-yorkais aujourd’hui honni de tout le milieu du hip-hop pour avoir failli au code de la rue et dénoncé tous ses ex-confrères membres du gang Nine Trey, afin de réduire sa peine de prison). Véritable landmark, ce morceau ultra sombre, ponctué de coups de feu, divisait à sa sortie en 2017 les adorateurs et les haters – certains étant tout simplement dégoûtés par le rappeur aux cheveux arc-en-ciel au style vocal très agressif, presque what the fuck. Plus récemment, Pi’erre Bourne s’est aussi illustré aux côtés de Drake, signant pour lui le morceau Pain 1993, avec un featuring de Playboi Carti.
Avec tout ce succès glané en tant que producteur, et un nom qui est désormais reconnu pour avoir contribué à faire entrer le son du hip-hop dans une nouvelle étape, plus élégante et sophistiquée, Pi’erre Bourne n’a jamais perdu de vue son désir de s’illustrer lui- même en tant que rappeur. Au fil des années, ce désir s’épanouit sur une série d’albums qu’il intitule The Life of Pi’erre. Alors qu’il prépare désormais son cinquième opus, l’édition deluxe de The Life of Pierre 5 était révélée le 19 juin lors de la fête de Juneteenth qui célèbre, aux États-Unis, l’abolition de l’esclavage. Sur les différents opus de The Life of Pi’erre, le rappeur-producteur explore toutes les potentialités qu’offre la capacité à maîtriser si pleinement son propre projet, modifiant sa voix à l’envi afin de mieux la fondre dans ses ambiances sonores expérimentales. Tel un roman d’apprentissage en plusieurs volumes, les divers chapitres déploient l’évolution de l’auteur : “Des chapitres 1 à 3, j’étais coincé en studio non-stop à produire pour d’autres musiciens, donc je mettais dans ma musique tous mes rêves inassouvis. Sur le chapitre 4, mes rêves ont commencé à devenir réalité, on peut lire en filigrane que j’ai grandi, que j’ai mûri. Le chapitre 5 continuera sur cette voie.”