Rencontre avec SOPHIE, l’artiste transgenre qui révolutionne la pop music
Personnalité insaisissable qui a longtemps refusé d’entrer dans la lumière, c’est finalement par sa musique et par ses clips que cette artiste emblématique de la culture contemporaine a imposé son style survolté, rencontrant, dès ses premiers EP, l’estime de toute la scène arty américaine.
Par Nicolas Trembley.
Portrait Torbjørn Rødland.
Dans les arts, quels qu’ils soient, se pose souvent la question de savoir qui sera le prochain artiste d’une nouvelle génération qui marquera de façon irréversible son époque et son médium. Il semblerait que dans la musique ce soit SOPHIE, productrice et musicienne d’origine écossaise née à la fin des années 80 et qui a enfin dévoilé, en juin, son premier album, une réussite mêlant pop expérimentale et musique électronique pourvoyeuse de sensations synthétiques fortes.
Ce qui est intéressant pour cette rubrique habituellement plutôt réservée aux arts visuels, c’est que SOPHIE, avant qu’elle ne décide de s’appeler ainsi, fut d’abord un étudiant en école d’art inscrit dans la section sculpture. Lorsque Numéro l’interroge à ce sujet, l’artiste se montre sans concession : “Je dois admettre que mes rendus en matière de sculpture étaient horribles. Désormais, je me contente de sculpter le son.” De fait, SOPHIE a des points de vue bien tranchés au sujet de l’art : “Matthew Lutz-Kinoy [qui se verra consacrer une exposition en septembre à la galerie Kamel Mennour à Paris] est le seul vrai artiste que j’aie rencontré au cours de mon existence. C’est lui qui m’a fait prendre conscience que j’étais une musicienne, c’est lui qui m’a aidée à comprendre qu’on doit absolument faire ce qu’on ne peut pas ne pas faire. Moi, certes, je pourrais faire de l’art, mais il est certain que je ne pourrais jamais me passer de faire de la musique.”
“La transidentité est la seule chose qui me semble réelle ou importante pour le moment.”
Sophie quitte l’Écosse et entame sa carrière musicale à Berlin, où elle joue dans un groupe punk, Motherland. En parallèle, elle joue aussi en solo et se produit alors sous le pseudonyme de SOPHIE, un nom sobre qui lui plaît parce qu’il “sent bon et fait penser à de la crème hydratante”. Sa singularité musicale, ses tonalités authentiques et atypiques font mouche : c’est elle qui est choisie pour tenir les rênes de la bande-son de Dear Mr/Mrs, le court-métrage du duo d’artistes néerlandais Freudenthal/Verhagen.
SOPHIE déménage alors à Los Angeles, où ses débuts dans la musique électronique sont tonitruants. “Offensif” : voici comment SOPHIE se plaît à définir le son qu’elle invente. Dès leur sortie, ses EP Bipp/Elle (2013) et Lemonade/Hard (2014) sont acclamés par les critiques de Pitchfork et Billboard. Preuve de son succès, le titre Lemonade est repris en 2015 dans une pub McDonald’s.
Madonna et Rihanna elles-mêmes l’ont bien compris et lui demandent de remixer certaines de leurs chansons. SOPHIE se voit proposer une série d’interventions sur les albums d’autres artistes, et collabore avec des musiciens émérites à l’instar de Vince Staples, MØ ou Cashmere Cat. En 2016, elle est notamment aux commandes de l’EP Vroom Vroom de Charli XCX, qu’elle retrouve encore sur le single After the Afterparty (2016) puis sur la mixtape Number 1 Angel (2017).
Jusqu’à très récemment, SOPHIE cultivait le mystère. En public, lors de ses sets, elle apparaissait plus ou moins cachée et refusait pratiquement toute interview. En 2010, elle fait une petite apparition dans une Boiler Room (session de DJ à audience réduite ensuite diffusée sur Internet) : on l’y voit aux côtés de la drag-queen Ben Woozy, qui mime un DJ set tandis que SOPHIE fait mine d’être son garde du corps. SOPHIE n’aime pas davantage évoquer son parcours : “Le passé n’est pas sexy, seul le futur l’est” est sa façon de balayer les questions portant sur les étapes de sa carrière ou sur ses études. “Je n’accorde pas d’importance aux institutions ni au parcours académique, explique-t-elle. Ce que j’ai à exprimer, ce pour quoi je me bats n’a rien à voir avec ce que j’ai étudié. L’une des choses qui compte beaucoup pour moi, dans le milieu de la musique comme chez les gens avec qui je travaille, c’est qu’aucune sorte de qualification ou d’éducation n’est capable de vous rendre légitime en tant qu’artiste.”
Depuis plus de un an, l’artiste a entrepris sa transformation de genre. Elle apparaît désormais sur le devant de la scène, comme en 2017, par exemple, pour la sortie de son clip It’s Okay to Cry en 2017, dirigé entièrement par ses soins. Assumant désormais d’être un personnage public, elle produit même des performances dans lesquelles elle danse. “Ma musique n’est pas différente de celle des pop stars”, déclare-t-elle, ajoutant avec défi : “La musique pop d’aujourd’hui, c’est SOPHIE.” Métamorphosée par sa nouvelle poitrine, elle pose aussi dans une spectaculaire série photo réalisée par le photographe Torbjørn Rødland : “J’ai toujours été visible. J’ai toujours eu un visage et un corps, martèle-t-elle. Se livrer dans les médias devrait être pour chacun le résultat d’un choix personnel, en aucun cas une obligation, et l’on ne devrait jamais avoir à se justifier.”
Interrogée sur ce qu’elle souhaite transmettre au public à travers son art, elle déclare : “La transidentité est la seule chose qui me semble réelle ou importante pour le moment. Je me sens proche de Tzef Montana [performeur, mannequin et activiste queer] et de ma famille, mais je ne souhaite pas être associée à un mouvement ou à un groupe. Nous sommes tous unique, et chacun de nous porte un regard singulier sur le monde.”
Oil of Every Pearl’s Un-Insides (2018 MSMSMSM/Future Classic sous licence exclusive de Transgressive Records/[PIAS]) de SOPHIE est disponible.