3 sept 2018

Une après-midi avec Migos au Plaza Athénée

Numéro a photographié les trois superstars de Migos en exclusivité lors de leur passage à Paris. En l’espace de quatre ans seulement, ils ont conquis le monde et renouvelé les codes de la culture hip-hop. Armé de son humour et de sa créativité rythmique hors pair, le trio a fait de la trap d’Atlanta une nouvelle référence incontournable. 

Takeoff porte un blouson PRADA LINEA ROSSA, un jean HARMONY et des sneakers VALENTINO GARAVANI. Offset porte un coupevent MAISON MARGIELA, un pantalon TAKAHIROMIYASHITA THE SOLOIST et des sneakers BALMAIN. Quavo porte une doudoune VALENTINO, un pull OFF-WHITE, un pantalon ALYX, et des sneakers VALENTINO GARAVANI. Lunettes et bijoux personnels.

La veille au soir, ils ont mis le feu au festival We Love Green. Sur scène, les fumigènes chorégraphiés et les sauts frénétiques des trois Migos répondaient aux fumées épaisses et aux pogos sauvages du public en folie. Le groupe d’Atlanta était l’attraction majeure de l’événement musical qui annonce les beaux jours parisiens, les soirées prolongées et la dolce vita sur les pavés. Pour le plus grand bonheur des fans réunis là, les Migos ont égrené une litanie de tubes imparables alignés en l’espace de quelques années seulement, depuis Hannah Montana sorti en 2013, jusqu’au tout récent Narcos, en passant par le déjà mythique Bad and Boujee, sorte de plaque tournante qui a fait basculer le trio dans une fame à l’échelle planétaire et l’a placé en orbite parmi les sensations musicales les plus excitantes de notre époque. 

 

Lorsque nous les retrouvons le lendemain, Quavo, Offset et Takeoff ont pu reprendre de la vigueur et effacer les traces des riches émotions de la veille. Flanqués de leur cousin au nom francophone, de leur manager, de deux gardes du corps patibulaires dopés aux stéroïdes et d’une bonne dizaine d’amis stylés, ils entrent l’un après l’autre dans la suite du Plaza Athénée, remarquent la vue sur la tour Eiffel et disparaissent rapidement dans la chambre. Alors que les essayages commencent, les rires s’élèvent et remplissent l’espace. Dans les heures qui suivront, les Migos se prêteront volontiers au jeu de la séance photo. Entre deux changements de look, le groupe donne un aperçu de sa vie quotidienne faite de rigolades entre amis, de free-styles et de dégustations de repas concoctés par un cuisinier spécialement à leur disposition. Au fil des punchlines et des blagues, le temps s’étire, tant et si bien que l’interview programmée passera à la trappe…

 

 

 “J’aimerais remercier les Migos, pas pour avoir figuré dans ma série, mais pour avoir fait Bad and Boujee. Honnêtement, cette chanson est géniale.” Donald Glover 

 

 

Il faut dire qu’entre Quavious Marshall (Quavo, de son nom de scène), Kiari Cephus (Offset) et Kirshnik Ball (Takeoff), l’osmose est évidente et totale. Et pour cause, les trois complices sont liés par des liens familiaux – les deux premiers sont des cousins, et le troisième est le neveu de Quavo. Chez les Migos, tout se fait à trois, ou par trois. En 2013, c’est avec un flow ternaire révolutionnaire, le triplet flow, que le groupe bouleverse le monde du rap et se taille instantanément un nom avec son single Versace, véritable ode à la célèbre marque de mode italienne. Alors que le rap s’est majoritairement construit sur des flows binaires, le nouveau rythme crée un son plus chaloupé, plus subtil, où les voix semblent déjouer le beat plutôt que de lui obéir. On parle dès lors du “Migos flow”, qui fera des émules plus ou moins talentueux à travers le monde, jusqu’à ricocher aujourd’hui dans l’Hexagone où le son des Migos donne le “la” d’un nouveau rap français. Ce n’est pas tout. Hormis Run-DMC, NWA et Three 6 Mafia, le hip-hop s’est souvent construit sur des individualités. Les Migos font exception à la règle, dès leurs débuts, ils démontrent une entente si parfaite, sur le plan humain comme sur le plan musical, que les uns finissent les phrases des autres. Le groupe aime se livrer à des démonstrations édifiantes de free-style où les mots coulent naturellement de l’un à l’autre des trois MC, sans jamais se heurter. 

Takeoff porte un blouson PRADA LINEA ROSSA, un jean HARMONY et des sneakers VALENTINO GARAVANI. Offset porte un coupevent MAISON MARGIELA, un pantalon TAKAHIROMIYASHITA THE SOLOIST et des sneakers BALMAIN. Quavo porte une doudoune VALENTINO, un pull OFF-WHITE, un pantalon ALYX, et des sneakers VALENTINO GARAVANI. Lunettes et bijoux personnels.

Mais il y a plus : nés dans les années 90, les trois Migos démontrent dès leurs débuts un sens de l’image qui déconcerte certains, enthousiasme d’autres, et gagne en subtilité au fil du temps. Bardés de chaînes et de bijoux, jusqu’à friser le ridicule, et de chemises à motifs chatoyants, les Migos de l’époque du hit Versace font preuve d’une qualité propre aux millennials et à la génération YouTube : un don pour le self-branding. Attifés de vêtements assortis, les Migos proposent une véritable image de marque, pensée et unifiée, comme s’ils encourageaient les fans à produire des mèmes. Au-delà des sphères des aficionados purs et durs du rap, le groupe possède donc déjà tous les atouts pour devenir un véritable phénomène culturel en s’appuyant sur la puissance de diffusion virale d’Internet. 

 

Zappant le rôle des maisons de disques, la trap a ainsi établi son propre circuit de diffusion qui opère un raccourci fulgurant entre l’échelle locale et l’échelle planétaire : testés dans les strip clubs d’Atlanta et sur les radios locales, les morceaux sont parallèlement disponibles en ligne. Quatre ans seulement après leur tube Versace, les Migos atteignent déjà le sommet de leur art et touchent celui de la renommée, comme l’atteste le cri du cœur lancé par l’acteur et créateur de la géniale série Atlanta, Donald Glover – également lui-même un rappeur officiant sous le nom de Childish Gambino. Raflant plusieurs Golden Globes, Glover profitait en 2017 de la soirée de remise officielle des récompenses pour lancer un cri d’amour aux Migos, qui ont fait une apparition dans un épisode d’Atlanta : “J’aimerais remercier les Migos, pas pour avoir figuré dans ma série, mais pour avoir fait Bad and Boujee. Honnêtement, cette chanson est géniale.

 

 

Avec 14 morceaux dans le Billboard Hot 100 en 2018, les Migos ont égalé le record de plusieurs décennies des Beatles. Un constat qui leur a valu du succès, tout comme de la jalousie, voire des rafales de commentaires dégradants sur les réseaux sociaux.

 

 

En 2017, le titre Bad and Boujee fracassait littéralement Internet en préambule de la sortie de l’album Culture, et popularisait la culture trap dans le monde entier. Au menu, un style de vie typique des populations métissées et ghettoïsées du sud des États-Unis, entre gangstérisme, fréquentation des strip clubs, vente et consommation de certaines drogues qui ralentissent fortement les tempos des aînés du rap : le lean (codéine diluée dans du soda), la marijuana roulée dans des feuilles de tabac, la MDMA. Le style de musique qui lui est associé, la trap, agrège un son de boîte à rythmes très répétitif et robotique, à des harmonies parfois sombres à base de nappes de synthétiseur. 

 

Lorsque les Migos révèlent au monde le titre Bad and Boujee, son clip dévoile un nouveau volet de l’identité du trio, sous l’influence magique de Kanye West, qui vient de les signer sur son label GOOD Music. Outre un style vestimentaire plus sobre, la vidéo montre la culture très locale d’Atlanta sous un jour à la fois plus pop, plus drôle et plus sexy : des femmes bardées de logos de marques de luxe, exsudant une aura sulfureuse de nouveau gang féminin – bad, soit “méchantes”, mais ayant le goût des choses chères, boujee, c’est-à-dire “bourgeoises” – se baladent avec le groupe sur des quads et des motos, et accompagnent tout naturellement des bols de nouilles instantanées et des seaux géants de poulet frit d’un excellent champagne, le tout dégusté dans un diner tout à fait quelconque. 

Le morceau fait aussi apparaître une nouvelle dynamique au sein du groupe : après la fusion, vient l’ère de la distinction. Quavo, qui avait affirmé pendant quelque temps son rôle de leader naturel, se voit presque challengé par Offset, dont le couplet obsédant “Raindrops, drop tops (drop top)/Smokin’ on cookie in the hotbox (cookie)”, devient un objet de culte pour les critiques de rap, même parmi les plus difficiles et aguerris. L’éclosion musicale de Takeoff, le benjamin du groupe, interviendra quant à elle un peu plus tard, sur l’album Culture II où le jeune rappeur brille notamment sur le très beau titre Made Men. Tel un cheval de Troie, la fratrie Migos s’est ainsi infiltrée dans le rap game pour y laisser ses marques – historiques, c’est le moins que l’on puisse dire. Culture, l’album platiné – dont Bad and Boujee, le titre phare mentionné ci-dessus, est resté numéro 1 des charts américains pendant un mois – n’est pas juste un énième projet de trap qui a vu le jour au sud des États-Unis. Invasif, voire destructeur pour les rappeurs qui n’ont pas su se mettre à la page, le triplet flow des Migos ne s’est pas limité à une tendance musicale éphémère, mais s’est établi comme une véritable révolution. Quavo, Offset et Takeoff prouvent ainsi qu’ils ont un don qui se transforme en piège pour ceux qui tentent, en vain, de les imiter. 

 

 

Véritable épopée de 24 titres, Culture II, paru en 2018 et produit notamment par Pharrell Williams et Kanye West, vient confirmer leur génie rythmique et nous fait oublier les éventuelles périodes de sécheresse créative du trio, dues à leur litanie de procédures judiciaires, d’arrestations et d’incarcérations.

 

 

Authentique, leur flow a su leur attirer les collaborations d’une panoplie d’artistes tels que Travis Scott et 21 Savage, sans oublier le fameux Drake, qui avait tant aimé le titre Versace qu’il en a fait un remix. Et depuis le succès de leur mixtape Young Rich Niggas en 2013, la liste des princes du hip-hop qui se frottent au trio s’allonge chaque année : Soulja Boy, A$AP Ferg, Chris Brown, Gucci Mane, Rick Ross, French Montana, Lil Yachty, sans oublier le Français Lacrim qui se sont déjà bousculés au portillon pour obtenir un featuring signé Migos – une véritable valeur sur le marché. Impactant, Culture, sorti en 2017, le deuxième opus du trio, s’avère être une suite parfaitement logique et tout de même surprenante à son premier album Yung Rich Nation sorti en 2015. 

 

Les Migos ne sont plus les boutonneux bling qui s’appelaient Polo Club à leur tout début. Les garçons sont devenus des hommes matures, voyez-vous, et jouissent ouvertement de leur succès musical tout en prenant de véritables risques pour ne pas se reposer sur leurs lauriers et risquer de dégringoler des charts. Avec Culture, les Migos ont laissé l’écriture rigide, la dextérité un peu trop technique et les instincts pop encore balbutiants de Yung Rich Nation derrière eux pour s’établir avec un flow serré, ponctué d’onomatopées qui sont devenues le vocabulaire d’un nouveau langage du hip-hop. Le triplet flow se voit ainsi non seulement ressuscité mais perfectionné, et ouvre la voix à leur deuxième acte, Culture II, paru tout juste un an plus tard, en 2018, et produit notamment par Pharrell Williams et Kanye West. Véritable épopée de 24 titres, qui a connu quinze entrées simultanées dans la section Hot R&B/Hip-Hop Songs des Billboard en 2018, l’album vient ainsi confirmer leur génie rythmique à coups de staccatos et de mots hachés puis crachés qui défient le beat de chaque morceau pour mieux le dompter : l’entêtant Walk It Talk It, ainsi que le tube à l’humour pop Stir Fry ont conquis les quatre coins du monde et nous font oublier les éventuelles périodes de sécheresse créative du trio dues à leur litanie de procédures judiciaires, d’arrestations et d’incarcérations. Car, comme pour tout rappeur qui se respecte, le succès ne vient pas sans son lot de revers. Et les paroles aux allures de provocations juvéniles vantant le culte de l’argent, le bling et les armes à feu sont souvent le triste reflet d’une réalité vécue par les populations issues de la “diversité” dans les marges de la société américaine, entre pauvreté extrême et violence, loin des lumières de la scène et du glamour des tapis rouges. 

 

Dans le rap game, les comparaisons, les défis et les guerres d’ego sont le lot quotidien. Lorsque Rae Sremmurd, un duo composé de deux frères originaires du Mississippi, s’autoproclame en 2016 les Black Beatles sur leur titre du même nom – qui deviendra un tube –, l’honneur des Migos demande à être défendu. C’est Donald Glover, encore une fois, qui s’en chargera : “Je pense qu’ils sont les Beatles de notre génération et qu’ils ne sont pas assez respectés, en dehors d’Atlanta. Il y a aujourd’hui une nouvelle génération, la génération YouTube, dont je fais partie. Et cette génération grandit avec des références qui sont ignorées par le reste de la société.” Statistiquement, l’affirmation est juste : avec 14 morceaux dans le Billboard Hot 100 en 2018, les Migos ont en effet égalé le record de plusieurs décennies des Beatles. Un constat qui leur a valu du succès, tout comme de la jalousie, voire des rafales de commentaires dégradants sur les réseaux sociaux. Mais ce rapport d’amour et de haine que l’industrie de la musique cultive avec ses propres artistes est également une façon de désacraliser des icônes générationnelles pour en construire de nouvelles. Véritable version millennial des Feux de l’amour, la vie des rappeurs d’Atlanta et de leur entourage fascine les fans et les curieux, tout en faisant en sorte que les morceaux fraîchement sortis dans les charts restent là où ils se doivent de rester – au sommet, ni plus ni moins. Choisissant la voie du power couple, Offset a convolé en justes noces avec la star Cardi B. Le couple a récemment mis au monde son premier enfant tout simplement prénommé… Kulture. Une semaine après cet heureux événement, voilà Offset arrêté par la police d’Atlanta, qui découvre dans le coffre de sa Porsche trois armes à feu non déclarées. Plus sage, mais pas trop, Quavo s’adonne au business des featurings et ne cesse d’étendre son influence sur la musique de son époque. DJ Khaled, Justin Bieber, Chance the Rapper, Young Thug, Future et Nicki Minaj, pour n’en citer que quelques-uns, sont les artistes qui l’ont courtisé depuis le début de l’année : sur n’importe quel morceau, un hook de Quavo, sorte de Jésus du rap, suffit à multiplier les ventes, téléchargements et streamings. C’est à se demander si le cadet Takeoff ne se sent pas perdu entre les ébats médiatiques d’Offset et le succès musical de son oncle Quavo. S’il est intimidé par cette famille quelque peu dysfonctionnelle, il n’en laisse en tout cas rien paraître : une fois réuni sur scène, le trio est tout feu tout flamme, comme devant l’objectif de notre photographe. Lorsqu’ils sourient, ils exhibent fièrement leurs grillz tout en diamants, et les surdoués gratifient au passage l’assistance d’un freestyle, tout en prenant des poses de plus en plus drôles et surréalistes. Pour couronner la journée, Mike Tyson, la légende de la boxe, passera saluer un instant les rappeurs. Une journée tout à fait ordinaire dans la vie du groupe qui a fait de la trap une histoire de famille, puis un succès planétaire.