12 oct 2020

Rencontre avec Thomas Vinterberg, vainqueur de l’Oscar du meilleur film international : “La plupart des films sont merdiques”

À l’occasion de la sortie de “Drunk”, sacré meilleur film en langue étrangère aux Oscars 2021, le cinéaste danois Thomas Vinterberg s’est confié à Numéro et évoque la place de l’alcool dans son film, sa relation avec son acteur Mads Mikkelsen, sa vie après le raz-de-marée qu’a suscité son film “Festen” (1998) et son rapport au Dogme95 – le courant cinématographique qu’il a initié avec Lars von Trier dans les années 90.

Propos recueillis par Chloé Sarraméa.

© Anders Overgaard

Numéro : La situation est quand même cocasse… Vous présentez à Paris un film qui traite (entre autres) de l’alcool, dans une ville où tous les bars sont fermés !

Thomas Vinterberg : Certes, j’étais inquiet qu’il atterrisse au mauvais moment, à l’heure où ce que font les personnages semble impossible dans la vraie vie… En fait, j’aimerais que les spectateurs le voient comme le shot de bonne humeur nécessaire dans une période où ils ont été confinés et presque emprisonnés. Drunk célèbre la vie : les gens dansent et s’embrassent, se câlinent, boivent et font l’amour et c’est en totale contradiction avec la période austère actuelle.

 

Votre équipe semble avoir pris beaucoup de plaisir à tourner ce film…

Quatre jours après avoir débuté le tournage, ma fille de 19 ans a été percutée en voiture et a été tuée sur le coup… Ma vie a été détruite. Alors ce qu’on peut ressentir à l’écran, c’est sans doute le soutien et l’amour que m’a démontré toute l’équipe.

 

Parmi les membres de l’équipe, il y a vos acteurs, dont la plupart reviennent dans plusieurs de vos films – je pense à Mads Mikkelsen, Thomas Bo Larsen ou Magnus Millang. D’une certaine façon, ils font partie de votre “gang”?

Complètement. Et lorsque vous tournez avec vos amis, il y a une une confiance, et un laisser aller unique… ils savent qu’ils peuvent s’abandonner dans leur personnage, repousser les limites du jeu et sortir de leur zone de confort. Ensemble, nous travaillons très dur, nous discutons continuellement du projet, réécrivons… Avec Mads Mikkelsen, nous sommes devenu très proches sur ce tournage : son personnage est très vulnérable et je l’étais dans la vie à cet instant précis, ca a créé quelque chose de particulier.

 

Est-ce propre au cinéma scandinave d’instaurer une relation de fidélité entre acteurs et metteurs en scène ? Ingmar Bergman avait sa troupe de comédien, Nicolas Winding Refn a beaucoup tourné avec Mads Mikkelsen ou Ryan Gosling, Lars von Trier avec Charlotte Gainsbourg…

Disons que les Danois doivent composer avec la taille du pays ! [rires] Il n’y a pas beaucoup d’acteurs là-bas. De manière plus générale, c’est une tradition dans le cinéma. Je veux dire, Fellini avait un gang : il changeait parfois d’actrices mais il était très fidèle à Marcello Mastroianni. Ensemble, ils ont fait un grand voyage… Dans mon film, les quatre personnages font le grand saut ensemble, ils réalisent quelque chose de risqué mais le font à plusieurs, unis, c’est le signe ultime de leur solidarité. Et c’est pareil pour le cinéma : si la plupart des films sont merdiques, c’est parce que c’est difficile d’y arriver, non ? Alors pour réussir, il faut bien s’entourer.

 

En 2012, un rapport des Nations Unies sur le bonheur a classé le Danemark comme “le pays le plus heureux du monde”. Êtes-vous d’accord avec ça?

Comment peuvent-ils mesurer le bonheur ? C’est ridicule ! Le Danemark est un pays où règne la sécurité, et pour moi, c’est l’opposé du bonheur. Dans mon film, les quatre personnages principaux ne prennent jamais de risque, sont dans une routine morne et c’est justement ça qui les rend triste. Pour être heureux, il faut être curieux, savoir se mettre en danger et se donner des défis. Risquer, c’est rester en vie. 

Justement, dans votre film, les personnages se lancent le défi de boire chaque jour pour devenir plus créatifs, plus aimables et plus courageux. En fait, “Drunk” n’est pas un film sur l’alcool mais sur le lâcher prise et le bonheur de perdre le contrôle !

Exactement. Par exemple, vous, les journalistes contrôlez les nombre de clics sur vos articles, certaines personnes vérifient le nombre de pas qu’ils font en une journée sur leur téléphone et la majorité des jeunes doivent planifier leur avenir ou simplement réfléchir à leur image sur les réseaux sociaux… Tout est toujours une question de contrôle, de stratégies, de mesures et de plans… Alors que quand on boit, on entre dans le domaine de l’incontrôlable. Combien connaissez-vous de couples qui se sont rencontrés sobres ? Aucun ! Les gens tombent amoureux en perdant le contrôle. D’ailleurs, en français, vous n’utilisez pas le terme “tomber” par hasard…

 

Le titre international de “Drunk” est “Another Round”. Cela m’a fait penser à votre film de fin d’études resté ultra confidentiel, “Last Round” (1993), qui est votre préféré il me semble…

Oui, c’est toujours mon préféré ! Dans le film, le personnage principal – joué par Thomas Bo Larsen –, apprend qu’il meurt d’un cancer mais décide de faire la fête à Copenhague. Ce que j’aime dans Last Round, c’est qu’il est très naïf, très pur et simple. C’est un film instinctif, qui vient du coeur. En fait, il représente ce à quoi je veux revenir tout le temps.… C’est marrant que vous en parliez, je n’y avais pas pensé mais il y a pas mal de similitudes avec Drunk dont le titre, l’acteur qui meurt et surtout, la célébration de la vie. 

 

Parlons de “Festen” (1998). Etes-vous agacé lorsqu’on vous demande comment avoir pu continuer à faire des films après un tel succès?

Au contraire, je pense que c’est une question très pertinente. Moi-même, j’avais l’impression de ne pas pouvoir continuer à faire du cinéma après Festen. La plupart des choses se sont effondrées autour de moi : mon mariage, ma situation financière, ma carrière… tout est parti en fumée. 

 

Vous avez tout de même enchaîné sur “It’s All About Love” (2003) avec Joaquin Phoenix…

Oui, j’ai rencontré Joaquin Phoenix dans ma période de flottement post-Festen et nous avons fait un film que personne ne comprend mais que j’adore ! [rires] Ce fut une très belle expérience. En réalité, j’étais blessé à cette époque et tout était réduit en cendres autour de moi… À la fin des années 2000, j’ai fait un film qui s’appelle Submarino [2010] qui est l’incarnation de mon retour au cinéma. C’est comme si j’étais retourné à l’école et que j’avais retrouvé le désir de tenir une caméra.

 

Finalement, seul “Festen” a été réalisé selon les règles du Dogme95. Pourquoi ne pas avoir continué ? Parce que c’était devenu à la mode ?

J’ai adoré faire Festen et je pense que tous les films du Dogme95 ont été très importants pour ceux qui les ont faits, pour ceux qui les ont vus et pour les jeunes cinéastes. Quand on a dévoilé le manifeste, les gens nous ont appelés pour nous dire : « Tu es fou, tu détruis ta carrière ! » Mais ce qui nous intéressait, c’était le risque, le fait de se mettre en danger. On voulait désinhiber le cinéma, et pourtant, comme vous le dites, c’est devenu une mode… En 1998, mon film est allé à Cannes. Et là, boum, ce n’était plus risqué, ni vulnérable, ni transgressif. C’était un billet pour un festival et pour le succès, il n’y avait plus de risque, et je sentais aussi que ce film était imbattable. Donc je ne pouvais pas essayer de me répéter, ça aurait été pathétique. Si je devais faire un film du Dogme95 aujourd’hui… 

 

Ce serait possible ? 

Peut-être. Mais vous savez, comme je l’ai dit, c’est devenu une mode, et maintenant ce serait comme enfiler une vieille robe. Ce serait…[il s’arrête] Il y a longtemps, j’ai exploré quelque chose de nouveau et maintenant ça ne l’est plus. J’ai tout de même vraiment apprécié, donc évidemment que je suis souvent tenté. J’adorais le faire, c’était tellement amusant, comme de redevenir un gamin.

 

“Drunk” (2020) de Thomas Vinterberg, actuellement en salle.