Lux Æterna : Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg livrent les secrets du film de Gaspar Noé
Œuvre magistrale tournée en trois jours et trois nuits, le nouveau long-métrage de Gaspar Noé est un choc esthétique. Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg ont évoqué avec Numéro les dessous de ce film stupéfiant.
Propos recueillis par Olivier Joyard.
En cinquante minutes bien denses, Gaspar Noé réussit, avec Lux Æterna, l’un de ses meilleurs films, nouant de manière irrémédiable son amour ténébreux du cinéma et sa passion pour les actrices. Béatrice Dalle joue la réalisatrice d’un film dont Charlotte Gainsbourg est la star. Très vite, tout s’enflamme. Il est question de sorcières et d’hommages à de grands cinéastes – Godard, Dreyer, Buñuel… – entre faux documentaire drôlissime et véritable expérience esthétique.
L’interview de Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg sur le film Lux Æterna
Numéro : Dès les premières secondes de Lux Æterna, on a l’impression que vous habitez depuis toujours le cinéma de Gaspar Noé, alors qu’en réalité vous n’aviez jamais travaillé avec lui.
Charlotte Gainsbourg : Depuis longtemps, j’en avais très envie. Il fait un cinéma que j’aime beaucoup, je voulais connaître cette expérience. Ce n’était pas du tout douloureux de passer à l’acte, car il met ses actrices très à l’aise. Même si une ou deux semaines avant le premier clap, j’ai appelé Gaspar pour lui dire : “Il n’y a pas de scénario, je ne sais pas ce qu’on va faire !” J’ai eu un petit moment de panique, mais au fond j’en avais le désir. On y allait à l’aveugle et ça me convenait très bien de n’être au courant de rien. Nos contacts avant le tournage de Lux Æterna ont eu lieu par téléphone, car j’étais à New York et lui à Paris. J’ai appris à connaître Gaspar car je l’avais simplement croisé à des événements Saint Laurent. Puis je suis arrivée sur le tournage. C’était très rapide, trois jours, et il avait obtenu carte blanche de la part d’Anthony Vaccarello. Je me suis prêtée au jeu, pour m’amuser avec lui.
Béatrice Dalle : C’était mon rêve de travailler avec Gaspar, alors je n’ai pas hésité une seconde. En février, le projet était lancé, en mai, le film débarquait au Festival de Cannes. Je ne connaissais pas vraiment le bonhomme. Dans le cinéma français, j’avais bossé, entre autres, avec Olivier Assayas, Christophe Honoré, Claire Denis, mais pas avec lui. Je suis copine avec Virginie Despentes qui est l’une de ses amies, ainsi qu’Asia Argento, mais je l’avais juste rencontré un mois avant le tournage pour une interview, et j’étais tombée sous le charme. La suite n’a fait que confirmer cette impression.
Gaspar Noé vous a-t-il mises à rude épreuve ?
C. G. : Nous avons commencé par la scène du bûcher, qui clôt le film. Donc, ça partait fort ! En même temps, je ne trouve pas Gaspar torturé, ce qu’il veut, c’est mettre les gens à l’aise, il est très proche des acteurs et des actrices. Est-ce que cela fait de lui un réalisateur normal ? Un metteur en scène normal, je ne sais pas ce que ça veut dire. Ce qui ne correspond pas à la normalité, c’est précisément ce qui intéresse Gaspar. Mais cela se joue dans son désir esthétique, pas vraiment dans sa manière de faire les choses.
B. D. : Il n’y avait pas de dialogues écrits, mais, le film était quand même déjà très construit dans la tête de Gaspar. Il a pu nous aider, nous diriger, il n’était pas du tout loin de nous. C’est un mec très présent, très attentionné, il ne lâche pas les fauves dans la nature. Il nous aime vraiment. Après, avec les grands metteurs en scène, il y a toujours une forme de cruauté. J’ai déjà tourné avec de très petits enfants qui n’étaient pas épargnés par le réalisateur. Les grands, s’ils veulent une scène, ils morflent. Et pour ce film, par exemple, je me souviens qu’à un moment, quand Charlotte était sur la croix avec les deux autres filles, elle était en souffrance. Gaspar était à côté de moi et Charlotte me demande : “Aide-moi, je vais mal, là.” C’est compliqué de ne pas porter secours à quelqu’un qui te demande de l’aide, même si c’est du cinéma. Dans la vie, avec du vrai danger, je l’aurais fait tout de suite. Gaspar m’a demandé de ne pas y aller, ça a été difficile.
C. G. : Gaspar n’a pas employé la même méthode que Carl Theodor Dreyer dans Dies Irae, qui laissait son actrice seule attachée sur une croix pendant des dizaines de minutes pour ressentir son émotion. Même si Dreyer a été une inspiration pour Lux Æterna – il est cité dans le film. Gaspar m’a d’ailleurs montré plein de scènes et d’images de ses films. Dans cette scène de bûcher, il y avait pas mal de figuration à gérer, ça a duré un certain temps. Mais moi, j’aime bien ce côté souffrance. C’était marrant que la réalité bascule et prenne le pas sur le tournage. Au bout d’un moment, cela devient cauchemardesque, chaotique, la réalisatrice jouée par Béatrice se retrouve débordée.
Béatrice, comment supportez-vous l’autorité des réalisatrices ou des réalisateurs ?
B. D. : J’ai côtoyé des metteurs en scène très autoritaires, très durs. J’ai même parfois été humiliée et j’ai envie de dire que je m’en fous. La fin justifie les moyens. C’est comme ça que je vois le cinéma. Si la scène est mortelle, tu peux me demander n’importe quoi, je me roulerai dans la fange, je n’en ai rien à foutre. En même temps, comme j’ai beaucoup de caractère, personne n’a jamais abusé de son autorité avec moi. En revanche, j’en ai été témoin pour d’autres personnes. Mais à chaque fois, les acteurs étaient beaucoup mieux après. Cela donne du sens à une création. C’est comme en littérature, on a le droit de tout dire. T’es pas en Syrie, t’es sur un plateau de cinéma. Tu peux avoir froid, tu peux avoir faim pendant deux heures. Il ne faut pas écouter les acteurs qui se plaignent. Ceux qui ne veulent pas signer d’autographes me soûlent aussi. Merde, si tu n’aimes pas les gens de la rue, reste dans ta chambre à jouer tout seul, reste dans ta salle de bains à chanter devant ta glace. Respectons les gens qui vont au cinéma, dans les théâtres et les concerts. Et arrêtons de pleurer. Les Américains, c’est encore pire. Je me souviens que j’avais tourné dans le film d’Abel Ferrara, The Blackout, avec Dennis Hopper que j’aimais vachement. Dans une scène, il devait me violer. Habitué aux actrices américaines, il me touchait à peine. Je lui ai dit qu’il fallait qu’on sente la souffrance, qu’il n’allait ni me violer ni m’étrangler, mais qu’on devait sentir quelque chose, voir les veines sur mon cou et mon visage… Moi, si je suis moche dans une scène, je m’en fous, je ne suis pas top model, je suis actrice. Regarde Salò… de Pasolini, où des acteurs connus font des trucs incroyables. Est-ce qu’aujourd’hui des acteurs seraient capables de tourner des scènes comme ça ? De toute façon, je pense qu’un tel film n’existerait pas.
Lux Æterna débute par cette conversation entre vous deux, filmée en split screen [“écran divisé”], à la fois très théâtrale et hyper spontanée. Comment l’avez-vous abordée ?
B. D. : La seule indication de Gaspar Noé, comme il sait que je suis dingue de Pasolini, c’était de nous faire deviner un de ses films sans prononcer son nom. Moi, ça me va très bien. Il y a des réalisateurs, comme Michael Haneke par exemple, pour lesquels on ne doit pas toucher au texte, même un accent circonflexe. Là, il n’y avait pas de texte ! Si on me donne cette liberté, je la prends à mort.
C. G. : Pendant cette conversation, nous sommes totalement naturelles. Gaspar voulait mettre nos deux personnalités en parallèle et voir ce qui allait se passer. Béatrice devait davantage mener la danse. Il n’y avait rien de spécial à préparer. Finalement, la scène dure plus de dix minutes. C’était marrant de se laisser aller, d’entendre Béatrice donner son point de vue sur les sorcières.
B. D. : Avant de la rencontrer, j’admirais le travail de Charlotte. Son naturel introverti, face à moi, ça a bien marché. Comme en plus je joue la réalisatrice d’un film, c’était parfait. La dynamique était là. J’ai eu l’impression d’être Gaspar Noé prenant soin de ses acteurs et de ses actrices, dirigeant tout le monde.
C. G. : Comme Béatrice est plutôt extravertie et bavarde, on en déduit que nous sommes à l’opposé, mais en fait nous ne le sommes pas tant que ça. Dans le film, on s’amuse juste du décalage apparent. Ce que j’en ai tiré, c’est une vraie amitié entre elle et moi.
Le film, en grande partie improvisé, vous offre des rôles assez étoffés sur un temps très court – tout juste cinquante minutes. Pour Béatrice, celui d’une réalisatrice en plein doute. Pour Charlotte, celui d’une actrice et d’une mère qui s’inquiète pour son enfant.
C. G. : Vous parlez de la scène où mon personnage se retrouve dans une fausse morgue parce que nous sommes dans un studio de cinéma. Elle reçoit un coup de fil de sa nounou, qui l’angoisse. Sur le moment, Gaspar avait des pistes en tête, mais je ne savais pas exactement sur quoi il allait me faire réagir. Il s’est juste mis d’accord avec son assistante, qui allait jouer la nounou de ma fille au téléphone, pour m’embarquer vers une situation étonnante. Je me doutais qu’il allait se passer quelque chose d’un peu extrême…
B. D. : Jouer une réalisatrice, cela m’a beaucoup plu. Dans la plupart des films qui montrent des plateaux de cinéma, on voit des hommes tenir cette fonction. Ici, c’est une femme. Virginie Despentes est ma meilleure amie, donc je ne peux que soutenir ce message. Le féminisme avance, malgré la récupération. Avec Virginie et la chanteuse Casey, nous avons lancé le spectacle Viril, basé sur des textes féministes et antiracistes, juste avant le confinement. Nous allons recommencer une tournée en janvier 2021. C’est un spectacle qui fait réagir. Certains hommes âgés quittent la salle, d’autres plus jeunes aiment beaucoup. Et toutes les femmes restent !
Hommage à la puissance cathartique et destructrice du cinéma, Lux Æterna est truffé de références à des cinéastes admirés par Gaspar Noé, comme Dreyer, Godard et Buñuel. Avez-vous parlé de ces références ?
B. D. : Gaspar est le mec le plus pointu en cinéma que je connaisse, alors que j’ai tourné avec Jim Jarmusch, Abel Ferrara, Claire Denis… Je connais pas mal de choses, mais lui, il en connaît encore plus. J’ai tout de suite été sous le charme de mon patron. Oui, pour moi, les metteurs en scène sont toujours des patrons, car je suis comme une soldate pour eux.
C. G. : Les films sur les tournages sont délicats et casse-gueule. Et pourtant, La Nuit américaine de Truffaut, j’adore. Mais c’est casse-gueule parce qu’on ne veut pas de private jokes qui laissent le spectateur en dehors. Gaspar attendait que je joue mon propre personnage de Charlotte, mais il m’a aussi filmée comme une actrice agacée par les techniciens qui lui courent après, s’amusant de ce côté caricatural de la comédienne. Il ne voulait pas que ce soit comique, mais légèrement exagéré.
Le film est construit en référence à la figure de la sorcière, importante ces dernières années dans les mouvements féministes – comme en témoigne le livre à succès de Mona Chollet intitulé Sorcières. Ce sont des femmes libres et puissantes, que les hommes veulent éliminer.
C. G. : J’ai entendu parler du point de vue féministe sur les sorcières après avoir tourné le film. J’ai vu dans quoi les femmes avaient été embarquées malgré elles à travers l’histoire. Je trouve le film ironique par rapport à cette figure et à ce que le cinéma en a fait. Ici, tout est tourné en dérision, on se pose des questions sur nos métiers et sur les sujets qu’on défend.
B. D. : Mon deuxième film après 37°2 le matin, c’était La Sorcière de Marco Bellocchio. On parle de sorcières, mais on pourrait tout autant évoquer Marie Madeleine, la prostituée du Christ, que l’on n’a pas lapidée en vertu de cette idée : “Que celui qui n’a pas fauté lui jette la première pierre.” C’était la première femme libre, qui allait avec les hommes qu’elle désirait. Elle a quand même réussi à séduire le Christ [rires]. La sorcière est une figure passionnante, surtout dans un type de cinéma où on a envie de dépasser la vie réelle. Montrer le quotidien, il y en a un qui fait ça très bien : Ken Loach. Mais tout le monde n’est pas Ken Loach. Le cinéma social, je n’en suis pas spécialement friande. J’ai envie d’opérettes sanglantes, de rêves, de messages, de références à la mythologie…
Béatrice, ce cinéma puissant et mythologique, vous l’avez traversé, notamment dans Trouble Every Day de Claire Denis en 2001.
B. D. : C’est mon film culte. J’en ai fait plein, mais je suis très fière de celui-là, avec Claire Denis. Maintenant je peux ajouter le film de Gaspar.
Charlotte, avez-vous encore beaucoup le trac après trente ans passés sur les plateaux ?
C. G. : Un film, c’est impressionnant. Je ne fais pas ça facilement, même si j’ai l’habitude des points de vue extrêmes sur le cinéma. La manière qu’a Lars von Trier de prendre une caméra, par exemple, c’est particulier. J’ai tourné Antichrist, Nymphomaniac et Melancholia avec lui. Il m’amène vers des sujets et des personnages très inhabituels. Avec Gaspar j’ai découvert un monde à part, fondé sur l’improvisation. Cela dit, Lars exige toujours une nouvelle version d’une scène après qu’elle a été jouée telle qu’elle était écrite. Dans le cinéma actuel, on ne vous demande pas souvent d’improviser. Avec Gaspar, je me sentais presque paresseuse, comme si je me présentais à une séance photo. J’ai adoré l’expérience. J’aurais voulu que ça dure plus que trois jours. J’aimerais recommencer.
La période de confinement a-t-elle changé vos désirs de cinéma ?
C. G. : Plusieurs projets ont été mis en stand-by, mais nous tournons le film d’Yvan Attal en ce moment, en appliquant des règles de sécurité. Ce qui m’a le plus embêtée, c’est que j’avais un projet musical qui devait se faire à Los Angeles. Or, il n’est plus possible de voyager. Pour ce qui est des concerts, c’est un
coup dur pour les musiciens et les chanteurs, mais quand ça rouvrira vraiment, ça repartira pour le live. Sur ce point, je ne suis pas inquiète. Là où je suis plus inquiète, c’est pour le cinéma. L’attirance pour les salles en a pris un coup, pourtant, un film comme Lux Æterna ne peut se voir qu’au cinéma. Il perdrait beaucoup sur petit écran.
B. D. : Les images sont tellement incroyables qu’il faut absolument se déplacer dans les salles. C’est comme dans Enter the Void, un autre film de Gaspar Noé : on dirait une montée d’acide. On se demande si on a pris des psychotropes pour le tourner. Eh ben non, les gars ! Par contre, on arrivait tous les jours en fin de journée, mais on ne tournait jamais avant 3 ou 4 heures du matin. Du coup, on patientait, on s’emmerdait un peu par moments. Mais Gaspar voulait cette situation. Il disait : “On ne tourne pas mes films à 9 heures du matin, tout frais.” La fatigue, l’énervement lié au fait d’être là et l’envie de faire autre chose te placent dans une situation particulière, propice à ce que fait Gaspar. Quant à l’avenir du cinéma, moi, je ne m’inquiète jamais pour rien, tu sais. Dans ma vie, il y a eu des choses tellement dures que je remercie Dieu d’être là chaque matin. Je me plaindrai quand je serai morte.
Lux Æterna de Gaspar Noé, en salle.