6 artistes sélectionnés par Anne Imhof dans son exposition au Palais de Tokyo
Au Palais de Tokyo, l’artiste allemande Anne Imhof présente jusqu’au 24 octobre une exposition à l’ampleur magistrale où elle déploie sur 10 000 m2 ses installations architecturales et sonores, sculptures et peintures, mais aussi vidéos. Dans ce labyrinthe oscillant entre poésie et violence, la quadragénaire invite les œuvres de 28 autres artistes morts ou vivants, du XIXe siècle à aujourd’hui, qui l’inspirent et dont la pratique résonne avec son propre travail. De Théodore Géricault à Sigmar Polke en passant par David Hammons et Sturtevant, découvrez six de ces œuvres intégrées à cette mise en scène d’une grande ambition.
Par Matthieu Jacquet.
1. Sigmar Polke : une chapelle de peintures sacrées
Durant les dernières années de sa vie, l’Allemand Sigmar Polke s’attaque à d’immenses toiles où il étale pigments, résine, et colle également quelques gravures de corps imprimées en grand. Grand alchimiste de la peinture, le plasticien s’est fait connaître cinquante ans auparavant pour son approche expérimentale du médium, repoussant ses limites jusqu’à suggérer sur la toile de véritables hallucinations. Fascinée par son travail et notamment cette série Axial Age qu’elle découvre en 2016, Anne Imhof présente de façon magistrale neuf de ces toiles, qui surgissent aux yeux du visiteur telle une véritable chapelle de lumière, baignée par la lumière naturelle des deux fenêtres en surplomb. Fournis exceptionnellement par la Collection Pinault et exposés pour la première fois en France, les tonalités ocres, dorées et pourpres étalées sur les toiles semblent littéralement refléter le verre teinté érigé par l’Allemande dans le palais de Tokyo. Contribuant à l’atmosphère surnaturelle de ce lieu, grâce aux procédés chimiques employés par Sigmar Polke, les châssis transparaissent derrière la résine qui couvre la toile, révélant l’espace environnant, et en accentuant l’effet mystique.
2. Alvin Baltrop : l’émergence de la ville et de ses marges
Les œuvres les plus fortes ne sont pas toujours les plus grandes. La preuve avec les clichés d’Alvin Baltrop, disposés par Anne Imhof derrière les toiles de Polke. Encadrées et alignées sur un mur, ces images en noir et blanc résonnent avec le labyrinthe aménagé par la plasticienne dans le Palais de Tokyo. Pendant onze ans, entre les années 70 et 80, le photographe afro-américain a exploré et photographié les nombreux entrepôts bordant le fleuve Hudson, à New York. Abandonnés par leurs occupants, ces espaces sont alors devenus des lieux de rencontre, de vie, de fête et de sexe pour les populations marginalisées, des sans-abri aux personnes homosexuelles en quête d’espace dérobés aux regards. Le photographe souligne l’architecture de ces lieux peu connus, accentue le graphisme de leurs lignes contrastées et sublime leur délabrement. Cette esthétique de la ruine moderne rejoint alors dans l’exposition la passion d’Anne Imhof pour la ville, à laquelle l’artiste fait écho tout au long de son parcours : verres teintés parsemés de tags, grillages et lames de plancher en tôle sont autant de motifs urbains qui installent le musée dans la rue, et simultanément la rue dans le musée.
3. Théodore Géricault : l’apparition du corps par esquisses
Si Anne Imhof prouve dans l’exposition sa grande maîtrise de la peinture abstraite, l’artiste n’en a pas moins développé une importante pratique du dessin, tant pour imaginer les structures qu’elle déploie que les mises en scène de ses performances. Rien de surprenant, donc, à découvrir dans sa sélection, sous les escaliers du Palais de Tokyo (dans l’ancien espace de la Cinémathèque française), une série de croquis d’Eugène Delacroix et de Théodore Géricault, artistes majeurs du XIXe siècle et figures de la peinture romantique en France. Du second, la plasticienne allemande expose une étude préparatoire au célèbre Le Radeau de la Méduse, peint en 1818, ainsi que plusieurs esquisses de corps fragmentés. Parmi eux, on découvre le détail d’un crâne et d’un membre antérieur de cheval avec son sabot, en vue découpée, dont Géricault a révélé l’ossature et la musculature à la pierre noire et à la sanguine. Bien que légèrement macabres, ces dessins rappellent également l’importance des corps dans l’œuvre d’Anne Imhof et de Théodore Géricault, incarnations mouvantes du passage du temps et du spectre de la mort. Plus loin, l’artiste allemande présente tel un miroir ses propres études de silhouettes, esquissées au crayon sur papier blanc.
4. Cy Twombly : quand la violence sonne dans l’abstraction
Au fil de son cabinet de curiosités, Anne Imhof nous fait aussi découvrir, ici, des clichés de Wolfgang Tillmans, là, une céramique écarlate de Rosemarie Trockel, et encore une grande toile du peintre Cy Twombly. Sur son fond blanc s’invitent des taches de peinture rouge sang, imitant aussi bien la forme de nuages mouvants dans le ciel que de plaies vives sur une peau immaculée. Héritier de l’expressionnisme abstrait, son auteur a étalé la matière avec les mains pour appuyer l’intensité de son sujet : le meurtre de Patrocle, fidèle compagnon et ami d’Achille lors de la guerre de Troie, racontée par Homère dans L’Iliade. Conjuguant l’expression picturale mais silencieuse de la violence et l’utilisation du rouge au service du paysage abstrait, la toile de ce grand artiste américain disparu en 2011 se fait l’écho des propres peintures d’Anne Imhof, qui expose plus tôt dans l’exposition l’un de ses clichés méconnus : l’image en noir et blanc d’un lit défait et vide, signalant une fois de plus la présence du corps par son absence.
5. David Hammons : une promenade existentielle dans les rues de New York
Alors que l’exploration du bâtiment conduit le spectateur au sous-sol, un son retentit dans l’espace bétonné. On comprend rapidement d’où provient ce bruit tonitruant, qui révèle l’écho caractéristique du métal. Sur l’un des murs, une vidéo projette en grand un vagabond qui, du bout de son pied, fait rouler un seau dans des rues éclairées par les réverbères, avant de le jeter dans les airs et le rattraper du premier coup. Avec ses images très floues, la scène nocturne ne permet pas de reconnaître l’homme qui se cache sous la casquette et le grand manteau. Il s’agit pourtant de l’artiste David Hammons, dont la pratique plurielle s’empare depuis cinquante ans avec férocité de questions politiques et sociales, tout particulièrement reliées aux expériences de la communauté afro-américaine aux États-Unis dont il fait partie. En 1995, l’homme réalise cette performance dans les rues de New York, afin d’incarner, par ce mouvement nonchalant, l’expérience d’une existence vaine et mélancolique. Telle une méditation nihiliste sur sa vie, cette œuvre filmée (puis montée quatre ans plus tard) fait également référence à l’expression anglaise “kick the bucket” (“donner un coup de pied dans le seau”), qui signifie mourir. Elle est ici présentée aux côtés d’une peinture rougeoyante d’Anne Imhof, qui illustre là aussi avec poésie une vision puissante de la finitude.
6. Sturtevant : le cycle de la vie par le corps décuplé
Tandis que nous montons les escaliers menant à la sortie de l’exposition, une vidéo nous arrête : en noir et blanc, une femme nue est décuplée, ses dix corps placés comme sur les marches d’un escalier en courbe. Pendant que celle-ci opère un mouvement vers le bas, comme pour s’aventurer dans les profondeurs d’une maison, nous nous approchons de la lumière émanant de l’extérieur du bâtiment et la vidéo semble nous renvoyer le miroir inversé de notre mouvement. Dès les années 60, l’artiste Elaine Sturtevant – dite simplement Sturtevant – choisit d’imiter et de reproduire des œuvres d’artistes majeurs du XXe siècle tels qu’Andy Warhol, Jasper Johns ou encore Joseph Beuys. Ici, sa vidéo explore le sujet représenté par Marcel Duchamp en 1912 dans sa peinture cubiste Nu descendant l’escalier, icône de l’art moderne où apparaissent les esquisses géométriques d’une silhouette en mouvement. Alors que la mise en scène de Sturtevant, mêlée à d’autres de ses vidéos, clôt l’exposition, on repense à son autre film présenté par Anne Imhof à l’entrée du bâtiment : un chien noir courant sans s’arrêter – expression continue d’un mouvement vers l’avant –, mais piégé par le cadrage et le montage, dans un éternel recommencement.
Anne Imhof, “Natures mortes”, jusqu’au 24 octobre au Palais de Tokyo, Paris 16e.