La vie scandaleuse d’une reine du sadomasochisme
De ses souvenirs d’adolescente pendant la Seconde Guerre Mondiale à ses pratiques libertines, Catherine Robbe-Grillet revient, dans une interview fleuve, sur sa vie tumultueuse et évoque sans détour sa scolarité dans un couvent, le crash d’avion dont elle a réchappé et les cérémonies sadomasochistes qui ont fait sa légende.
Propos recueillis par Anna Prudhomme.
Veuve du cinéaste et icône du Nouveau Roman Alain Robbe-Grillet, maîtresse de cérémonie sadomasochiste, écrivaine érotique et voyageuse invétérée, Catherine Robbe-Grillet dédie sa vie à défier les normes et tabous de notre société. Petite dame d’un mètre quarante-cinq à la personnalité plus grande que nature, elle se passionne très tôt pour le théâtre et la mise en scène insufflant une dramaturgie certaine à tout ce qu’elle entreprend. Remariée à une femme, de 30 ans sa cadette, elle vit désormais son idylle dans un château perdu en pleine campagne normande. Scolarité dans un couvent, accident d’avion, dîner sulfureux à Istanbul ou mariage devant la tour Eiffel, la vie de Madame Robbe-Grillet est un véritable conte moderne. Numéro a rencontré cette femme aux mille et une histoires, qu’elle livre d’un ton rieur, parfois sévère, mais toujours franc.
Numéro: Commençons par le début de votre vie si vous le voulez bien.
Catherine Robbe-Grillet: Alors je suis née à Paris en 1930, vous voyez je n’ai que 90 ans… [Elle éclate de rire] Mon père était arménien, il est venu se réfugier très jeune en France après le génocide en Turquie. Il devait avoir 22 ans quand il a rencontré ma mère, et elle 19. Ils se sont mariés en 1929 et je suis née un an après, enfin vous voyez, rien de bien original.
“J’ai toujours pratiqué le sadomasochisme. Avec mon mari d’abord, et à ce moment-là j’étais soumise. Il avait décidé qu’étant donné qu’il manquait un peu de virilité, j’étais autorisée à avoir des amants et des amantes. Mais je lui racontais tout ! C’était notre accord, c’était comme ça.”
Quelle a été votre éducation ?
Avec mes 3 sœurs cadettes, nous avons été élevées dans une institution religieuse dont nous étions pensionnaires. Nous allions à la messe tous les matins, vous pouvez imaginer le genre d’éducation que j’ai eue. Autant vous dire que dans une institution catholique on est très surveillé, les religieuses sont hantées par tout ce qui peut ressembler à des amours particulières. Il était interdit de se promener dans le parc à deux, et ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’elles craignaient énormément les relations lesbiennes. Elles regardaient même dans nos pupitres pour vérifier qu’on n’échangeait pas de billets doux… quelle hantise ! Puis mon père a attrapé la tuberculose, il est parti en sanatorium et je suis restée à Paris avec ma mère, ma grand-mère et mes sœurs. Chez les religieuses, évidemment, il n’y avait pas d’hommes, à part le prêtre et un vieux médecin de l’infirmerie. Mon enfance s’est donc déroulée dans un univers exclusivement féminin et très sage …
Vous avez donc vécu la Seconde Guerre mondiale ?
En 1939, la guerre a éclaté et nous avons été évacuées, car les religieuses avaient peur que Paris soit bombardé. Nous nous sommes réfugiées au Grand Bourg, dans la banlieue, et nous sommes restées là-bas 1 an. C’était un bel endroit avec un grand parc, c’était assez agréable. Puis nous sommes rentrées à Paris dans le 6e arrondissement. Quand il y avait des bombardements, on se réfugiait à la cave. À chaque fois que j’entends des sirènes maintenant ça me rappelle mon jeune temps. Je conserve de mes études le souvenir que l’on avait froid et que l’on manquait de certaines vitamines. En hiver on avait des engelures, les doigts boudinés tout rouges et qui brûlaient. On avait des ravitaillements organisés, de la bouillie d’avoine à l’eau et de cela je garde un souvenir franchement mauvais. Évidemment, ce n’est pas bon pour la croissance, ce qui fait que je suis restée toujours un peu fragile. En 1944 au moment du débarquement, nous étions réfugiés dans un château de la Loire. C’était comme une toute petite colonie de vacances, on devait être une dizaine. À l’époque j’avais 12-13 ans et on avait un petit clan de 4 enfants du même âge dont Louis Bonduelle…des conserves Bonduelle vous connaissez ? Au fond du parc on avait construit une petite cabane et on s’y réunissait pour jouer. Un dimanche alors que nous allions à la messe, Louis ramasse une étrange boîte de conserve avec un manche. Après la messe je dis à mes amis d’aller à la cabane, et je pars ranger les missels de tout le monde au château. Tout d’un coup j’entends une explosion. J’ai couru vers la cabane, croisé une fille en sang qui hurlait et quand je suis arrivée les deux autres étaient morts. Ils avaient reçu des éclats de grenade dans le cœur. Cette grenade avait été certainement oubliée par des soldats qui occupaient le parc quelques jours auparavant. Cela m’a tellement frappée que je suis encore émue quand je raconte cette histoire.
Avez-vous continué vos études après cela ?
Oui après j’ai fait HEC, des études commerciales, mais je n’avais pas très envie de travailler je dois dire. Je voulais aller au théâtre, au cinéma, lire… avoir une vie finalement oisive. Je me suis donc arrangée pour me faire entretenir, et puis j’ai rencontré Alain Robbe-Grillet lors d’un voyage de classe en train à Istanbul. Il se trouve qu’Alain était dans ce train pour se rendre à un congrès de géographie à Smyrne. En réalité, il n’y est jamais allé et a fini par être logé au même endroit que moi.
Et vous avez tout de suite décidé de vous marier ?
Non pas tout de suite, car j’étais courtisée par un diplomate, chef du cabinet du ministre des Affaires étrangères. Et je trouvais à l’époque que quand même le chef du cabinet d’un ministre c’était mieux que d’être la maîtresse d’Alain Robbe-Grillet dont je disais à l’époque qu’il ressemblait à un étudiant pauvre. [Elle éclate de rire.] J’ai beaucoup hésité. J’ai mis six ans à me décider ! Et puis je me suis rendu compte que ce chef de cabinet, avec sa position très honorifique, n’avait pas du tout l’intention de m’épouser. Il voulait épouser quelqu’un de beaucoup plus riche que moi. Finalement, j’ai basculé du côté de Robbe-Grillet et quand on s’est marié en 1957 je lui ai dit : “Écoute, je ne ferai rien”, et il a répondu “Non, tu ne feras rien”. Moyennant quoi, comme j’étais autorisée à ne rien faire, j’ai quand même fait des tas de choses… Et tout ce qui était embêtant, les impôts, les déclarations, c’était Alain qui le faisait. C’était un mari vraiment génial !
Comment vous êtes-vous tournée vers le sadomasochisme ?
J’ai toujours pratiqué le sadomasochisme. Avec mon mari d’abord, et à ce moment-là j’étais soumise. Je parle de cela dans mon livre Jeune Mariée. J’étais soumise, mais Alain me laissait extrêmement libre, je faisais ce que je voulais, car il avait des défaillances comme on dit. Il avait décidé qu’étant donné qu’il manquait un peu de virilité, j’étais autorisée à avoir des amants et des amantes. Mais je lui racontais tout ! C’était notre accord, c’était comme ça. À un moment j’avais même un amant quasiment officiel, Vincent, un grand admirateur du travail d’Alain, qui est finalement devenu un ami de la famille. De ce point de vue-là j’ai eu une vie tout à fait hors norme.
“Alain et moi devions prendre un avion en direction de Tokyo. Quand l’avion a essayé de décoller, il n’a pas réussi. On a perdu le train d’atterrissage, un réacteur a pris feu et on a percuté le taillis des bandes de l’aéroport. J’ai entendu quelqu’un crier : “Courez, courez l’avion va exploser !”
Lui était fidèle ?
Ce sujet ne l’intéressait pas, ce qu’il aimait c’était la littérature, le cinéma. La seule relation parallèle qu’il ait eue, c’était avec une de ses actrices, Catherine Jourdan. Mais j’étais au courant de tout, il me racontait ce qu’il se passait.
Et comment en êtes-vous arrivée à ces cérémonies sadomasochistes ?
Donc sous le nom de Jeanne de Berg, mon pseudonyme, j’ai commencé à organiser des cérémonies érotiques basées sur le sadomasochisme. Mais très mises en scène, très théâtralisées, avec des scénarios, des costumes et des décors. C’était quelque chose de très particulier, je crois qu’il n’y a pas vraiment d’équivalent de ce genre de chose. J’organisais toujours cela avec des femmes comme complices, car je pense que l’érotisme féminin n’est pas le même que le masculin. Et le sadomasochisme chez les hommes est tout de suite lié à la génitalité alors que chez les femmes, la théâtralisation et le symbolisme dominent. Alain ne participait jamais aux cérémonies érotiques, donc c’était moi, mes amies femmes, et puis vous savez, les hommes ça fait partie de leur fantasme. Il y avait plein d’hommes qui avaient envie d’être soumis, beaucoup plus de demandes que de places. On faisait donc passer des épreuves avant d’organiser une cérémonie pour quelqu’un. On n’était pas élu comme ça du premier coup.
Vous avez aimé être dominatrice ?
En tant que dominatrice, j’ai rencontré des gens très différents que je n’aurais jamais pu rencontrer autrement. Aussi bien un grand professeur d’Harvard, qu’un épicier de la Goutte-d’Or. Je tiens à dire que moi et mon petit clan, ce qu’on a fait a toujours été tout à fait gratuit. Il n’y a jamais eu échange d’un euro. Les gens se demandent toujours pourquoi une femme fait cela. Ils n’arrivent pas à comprendre qu’on peut le faire par plaisir. C’est pour cela que j’ai toujours été très stricte, absolument pas un sou ! Car si par hasard il y a échange d’argent, alors les gens ne croient plus que c’est pour votre plaisir et je voulais absolument que tout le monde comprenne que c’était mon plaisir, celui de mes amies et celui du candidat éventuel.
Cela vous a ensuite inspiré vos écrits ?
Alors j’ai d’abord écrit l’Image, mais sous un pseudonyme, car à l’époque on n’avait pas le droit d’écrire ce genre de texte sadomasochiste. Ça a fait l’objet d’une poursuite par le ministère de l’Intérieur. Mon livre était interdit à l’affichage, à la vente, enfin il a subi toutes sortes de censures. Mais l’éditeur en avait quand même gardé et il se vendait sous le manteau. Peu à peu les mentalités ont évolué, au cours des années 60 et surtout 70 et il s’est finalement vendu en livre de poche. Maintenant ça ne pose plus aucun problème évidemment. Puis en 1985, pour mon deuxième livre Cérémonies De Femmes j’ai été invitée sur le plateau de cette émission littéraire Apostrophes dirigé par Bernard Pivot. Comme je souhaitais rester anonyme, j’y suis allée, cachée sous une voilette, cependant à la fin de l’émission, Pivot a récité un petit quatrain avec les mots « robe » et « grillé ». Moi je n’ai même pas fait attention que ça révélait mon identité, mais certains ont compris, d’autre pas. A suivi un grand article dans Paris Match, intitulé « La dominatrice à la voilette est Catherine Robbe-Grillet » et après cela on peut dire que tout le monde savait. Il y avait déjà des rumeurs, mais là c’était vraiment officialisé. J’ai plutôt ri.
Comment avez-vous géré le fait que tout le monde sache qui vous êtes ?
Ça n’a pas changé beaucoup de choses. Mon visage, on ne le connaissait toujours pas, ce qui fait que quand je donnais rendez-vous à des candidats, presque toujours des hommes, dans un café ou à l’entrée d’un théâtre, je pouvais voir les candidats sans qu’ils me voient. Et juger s’il me plaisait. Je donnais toujours des instructions précises : “Vous serez à tel endroit à telle heure, vous porterez un journal à la main et un foulard rouge autour du cou.” C’était un genre de premier choix et après on passait à une seconde épreuve dans l’intimité pour voir les gens de près et voir si on avait vraiment envie de poursuivre.
Et votre vie au côté d’Alain, comment se déroulait-elle ?
Avec Alain j’ai eu une vie extrêmement amusante et enrichissante. J’ai beaucoup voyagé on a rencontré des tas de gens intéressants. Le nouveau roman est devenu à la mode assez vite et Alain a eu une ascension très rapide. J’ai joué des petits rôles dans ses films, mais j’étais aussi ce qu’on appelle photographe de plateau. Ensemble, on cherchait des décors, alors nous sommes allés au Cambodge, en Tchécoslovaquie, en Afrique du Nord, aux Seychelles, à la Réunion ou dans les îles grecques de la mer Égée.
“Mes cérémonies se déroulaient en général à l’intérieur d’une maison. Mais j’ai organisé un jour une chasse à la femme dans un parc à Neuilly…”
Quelle fût votre aventure la plus marquante ?
Pour discuter un projet de film avec le réalisateur japonais Kon Ichikawa en 1961, Alain et moi devions prendre un avion en direction de Tokyo. Il y avait du retard au départ et quand l’avion a essayé de décoller, il n’a pas réussi. On a roulé, roulé puis on a quitté la piste, l’avion a continué sur le ventre, on a perdu le train d’atterrissage, un réacteur a pris feu et on a percuté le taillis des bandes de l’aéroport. L’hôtesse de l’air a ouvert la porte, Alain s’y est engouffré. J’ai entendu quelqu’un crier : “Courez, courez l’avion va exploser !” alors j’ai couru et j’ai perdu mes chaussures en traversant la piste d’atterrissage. Les pompiers sont arrivés, ont éteint l’incendie et nous ont distribué de l’alcool. Le seul gravement blessé était le pilote. On nous a ensuite amenés dans le plus grand hôtel de la ville, ils nous ont proposé de rentrer à Paris, mais comme Alain voulait absolument aller au Japon, le lendemain on a repris un vol. J’ai pris une drogue pour m’endormir, mais j’avais horriblement peur. Au retour on a dû reprendre l’avion. On s’est arrêté à Hong Kong pour faire faire une tenue de soirée à Alain avant d’aller au festival de Venise. J’avais tellement peur à cause des nombreuses escales qu’à l’arrivée, les joues creuses et une mine épouvantable, j’ai annoncé que je ne reprendrai plus jamais l’avion. Une décision qui a duré jusqu’à 1975. Pendant ce temps, on a donc fait des voyages en bateau.
Comment étaient ces traversées en bateau ?
Il se trouve qu’Alain était professeur aux États-Unis alors on devait régulièrement s’y rendre. J’ai une histoire étonnante qui s’est déroulée en 1972 alors que nous rentrions en France en paquebot. On était en plein océan sur le Queen Elizabeth qui faisait 12 étages. Tout d’un coup une communication du commandant résonne dans tout le bateau annonçant qu’à bord étaient cachées plusieurs bombes et qu’une demande de rançon d’un million de dollars venait d’être faite par un appel anonyme. La Royal Air Force allait donc survoler le bateau pour laisser tomber des parachutistes afin qu’ils empêchent les bombes d’exploser. Tout le monde est vite allé chercher leurs appareils photo pour capturer l’arrivée des parachutistes. Il faisait gris, mais le temps était bon et on est tous restés sur le pont. Les démineurs sont arrivés en fin de matinée et pendant plusieurs heures on n’a plus rien entendu. En fin de journée le commandant a annoncé que l’équipe de la Royal Air Force avait scruté tous les organes essentiels et n’avait rien trouvé. Mais elle n’avait pas visité les cabines. Les démineurs sont alors montés sur le pont et tous les voyageurs ont chanté ensemble You’re a good fellow. On les a applaudis très fort. À cette occasion le commandant a fait distribuer à tous les passagers une petite bouteille de champagne que j’ai gardée et que j’ai encore ici. Quand on est arrivé à Cherbourg, toutes les télévisions étaient là. Ils nous ont interviewés, on a annoncé que l’on n’avait pas eu peur, qu’il n’y avait pas eu de vraie panique à bord alors les journalistes étaient tous très déçus. [Elle éclate de rire] Trois ans plus tard en 1975, alors que je n’avais pas pris l’avion depuis presque 15 ans, Alain a été nommé membre du jury au festival de Téhéran. J’avais bu tellement de whisky que je me suis endormie tout de suite sur l’épaule de mon voisin. Arrivés au festival, le premier film qu’on voit s’appelle Terreur sur le Brittanic de Richard Lester. On s’est regardé avec Alain et on s’est dit : “Mais c’est notre histoire ça”. Cependant ils avaient tout changé, l’aventure s’était déroulée par temps calme, mais dans le film il y a une tempête épouvantable. Alors on voit les démineurs tomber en mer, un se noie, ils remontent par une échelle de corde. Enfin c’était une version très dramatique.
Et comment avez-vous rencontré votre femme, Beverly ?
Un jour avec Alain, nous étions invités à la foire du livre au Mexique à Guadalajara, et le directeur de l’Alliance française se croyait obligé de nous recevoir. Il était marié avec sa jeune femme Beverly Charpentier, il était entendu que Beverly devait faire la maîtresse de maison, mais ça l’embêtait énormément de recevoir les gens de passage. Elle râlait, mais il a dit: “Écoute, quand même, Alain Robbe-Grillet, il faut faire un effort.” Elle lui a répondu : “Tu ne me demanderas pas de sourire”. C’était le 21 novembre 1991, je m’en souviens, car j’ai gardé la carte d’invitation. Et puis, tout d’un coup, Beverly a eu le coup de foudre pour Alain et moi. Alors après le dîner, on est allé se promener dans sa voiture à Tequila, la ville où est produit le spiritueux. Je ne peux pas vraiment dire qu’on ne s’est plus quittées, mais enfin c’était l’amour fou. Quand son mari a été obligé de partir à Mexico, elle nous a même invités à coucher chez elle. Après on ne s’est plus vu, car on est rentré en France. Elle a continué à vivre à Guadalajara, puis est retournée en Afrique du Sud d’où elle est originaire. Mais à chaque fois qu’elle venait à Paris, elle passait nous voir. Puis un jour son mari a été muté à St-Germain en Laye et à ce moment-là je l’ai intégrée à notre petit groupe de cérémonies érotiques. Peu à peu elle y a pris part en tant que dominatrice. Et un jour en voyant ces femmes et ces hommes qui m’étaient soumis, elle s’est dit que ce qu’elle désirait, au fond, c’était de m’être soumise… à moi. Alors en 2004 elle m’a écrit une jolie lettre sur papier rose. Ensuite la vie courante n’a pas vraiment changé, mais nos relations érotiques oui. Un an après, devant notre petit groupe de dominatrices, elle m’a proposé un serment d’allégeance. Même si Beverly était toujours mariée et s’occupait de ses enfants, on se voyait constamment. Moi aussi j’étais toujours mariée avec Alain, mais il l’aimait vraiment beaucoup. Elle venait à la campagne nous voir et son mari me disait même “Je vous suis reconnaissant Catherine, car Beverly a l’air heureuse” c’est formidable quand même nan ? [Elle rit]. Tout cela était serein et très heureux, sans la moindre jalousie. Je me suis toujours arrangée pour que les gens ne soient pas jaloux et qu’il n’y ait pas de drame.
Quand vous êtes-vous mariée ?
En 2008 mon mari est mort, il était cardiaque et assez rapidement elle est venue s’installer avec moi. En 2013 le mari de Beverly est décédé alors on s’est dit “Tu es veuve, je suis veuve” et pour fêter le 5e anniversaire du serment d’allégeance de Beverly, on s’est marié. J’ai épousé un homme puis une femme et c’était que du bonheur. J’ai été très heureuse, j’ai eu vraiment beaucoup de chance. On s’est marié à la campagne dans une toute petite mairie, il n’y avait que nos témoins et il faisait très beau alors on a fait un grand déjeuner dehors. Mais après on a organisé une grande fête de plus de 100 invités dans un bateau sur la Seine. Un ami a fait des claquettes, un de mes fidèles, un jeune noir dont je parle dans Cérémonie de femme. Et on a dansé, dansé. Il se trouve que ce bateau était amarré presque en face de la tour Eiffel, alors toutes les heures, elle s’allumait et ça faisait presque partie du spectacle.
Et avec Beverly vous avez organisé des évènements, disons plus publics ?
Mes cérémonies se déroulaient en général à l’intérieur d’une maison. Mais j’ai organisé un jour une chasse à la femme dans un parc à Neuilly. Ce parc est public la journée et fermé la nuit. Ça serait trop long à expliquer, mais Beverly avait la clef, donc la nuit nous avons mis en scène cette chasse. On était 7, je crois, 6 chasseresses et la proie. Vous me direz : « comment aviez-vous trouvé la proie ? » Je savais qu’une jeune femme qui m’avait été soumise avait dans la tête l’idée d’être la proie d’une chasse. Donc ce n’était pas un hasard évidemment. On s’est inspiré d’un tableau très célèbre de Botticelli qui raconte une chasse sauvage illustrant un des comptes du Décaméron de Bocasse. On a même répété, car il fallait que tout ça soit très précis à l’intérieur du parc. C’était à la nuit tombée, mais on y voyait quand même, car il y avait des immeubles et la nuit était claire. Après la chasse qui a duré 20-25 minutes, on s’est réuni dans l’appartement de Beverly et j’ai demandé au participant et à la proie d’écrire une lettre décrivant ce qu’elles avaient vécu pendant la chasse. Car j’avais beau être la maîtresse de cérémonie, je ne pouvais pas tout voir surtout dans la nuit tombante. Il y a eu donc six lettres et on m’a proposé au centre Pompidou, où j’avais une carte blanche, de faire quelque chose alors j’ai décidé de les lire. J’étais en fauteuil roulant ce jour-là, car quelques jours auparavant dans un bar alors que j’étais assise sur un de ces grands tabourets où il y a une barre, le talon aiguille de ma chaussure s’y est pris et je suis tombée sur le sol en ciment. J’ai été ramassée par le Samu, je m’étais cassé le cotyle [os de la hanche] et je suis donc allé au centre Pompidou en fauteuil. Nous avons aussi organisé à Istanbul en 2014 un dîner noir dans un grand hôtel. Inspiré par le roman de Joris-Karl Huysmans, À Rebours, c’était un dîner où tous les convives habillés de noir mangeaient des mets noirs. Il se passait des quantités de choses pendant le dîner. J’étais la maîtresse de cérémonie, en tête de table, et lorsque j’agitais ma petite cloche il fallait que tout le monde arrête de manger et il se passait quelque chose. Une lecture de texte, où on leur bandait les yeux, les caressants avec de la fourrure ou de plumes d’autruche. Il y avait 11 couples assis à une grande table de 11 mètres sur laquelle était placé un mannequin de femme taille réelle portant un sarouel, un corset, des pierres et une chaussure à la main. Le but était de transformer une des convives qui ne savait pas ce qui allait se passer en double du mannequin dans son prolongement. C’était vraiment très élaboré, mais les convives ont été parfaits, tous très obéissants…
En 2017, pour l’anniversaire de la construction du centre Pompidou, vous avez également fait une autre performance ?
Oui alors on a organisé un évènement Les Impénitentes où il y avait sur scène un confessionnal. Moi j’étais la prêtresse, les gens pouvaient venir se confesser et je leur donnais des pénitences. J’avais demandé qu’uniquement des femmes masquées viennent se confesser. J’en ai confessé 14, et des micros rediffusaient en direct ce qui se passait dans le confessionnal dans une salle de 300 personnes. Il y’avait également une scène avec des sofas, 6 femmes en caftan rouge masquées par des mantilles et une petite table avec du thé à la menthe. J’avoue que j’avais rajouté du whisky pour celle qui préféraient. Ces femmes lisaient des textes parlant de confessions comme Le Petit Ruban de Rousseau ou Confessions d’un masque de Mishima. Donc la soirée était une alternance entre mes confessions et des lectures de textes. C’était très amusant, car certaines confessions étaient vraiment cocasses, une d’entre elles par exemple racontait qu’elle ne pouvait jouir qu’en se masturbant en lisant Télérama. Une autre confessait vouloir avoir un harem d’hommes, mais malheureusement son amant était dans la salle et à la fin de la soirée ils ont rompu. [Elle rit]
Et aujourd’hui à quoi ressemble votre vie ?
Je continue à avoir mon appartement à Paris et Beverly a le sien sur le même palier, car je trouve que pour garder les meilleurs rapports du monde il faut avoir une certaine autonomie et ne pas être l’un sur l’autre du matin au soir. Avec mon mari c’était comme cela, on avait chacun sa chambre. Nous dormons et déjeunons donc chacune chez nous, mais à partir de l’après-midi on se retrouve et on passe la soirée ensemble. À la campagne c’est pareil, j’habite dans un petit château, à ma taille, car je suis toute petite. Il y a un très joli parc de 5 hectares et une autre maison dans laquelle habite maintenant Beverly. Nous menons la même vie qu’à Paris, on se retrouve l’après-midi on lit ensemble, car je vois très mal. La propriété a de très jolies pièces d’eau donc cet été Beverly me lisait des livres et j’étais dans un hamac. Maintenant avec le réchauffement climatique on est mieux en Normandie que dans le Midi. Et le soir on regarde un film sur grand écran. Beverly fait les courses, car c’est une jeune femme, elle a quand même 33 ans de moins que moi. On peut dire que j’ai épousé ma fille ou ma petite fille carrément.