Maurizio Cattelan s’attaque à la copie (dans l’art) à l’invitation de Gucci
Toujours plus engagé dans son soutien à l’art contemporain, Gucci et son directeur de la création Alessandro Michele ont invité Maurizio Cattelan à imaginer une exposition explosive à Shanghai. L’artiste provocateur et irrévérencieux y propose une réflexion sur la notion de copie et offre une œuvre inédite : une reproduction de la chapelle Sixtine.
Par Thibaut Wychowanok.
À Shanghai, les bonnes adresses se passent sous le manteau et déménagent aussi vite qu’elles fleurissent. Le marché des contrefaçons s’est ainsi relocalisé au niveau B1 de la station de métro du Science & Technology Museum, où une multitude de petites échoppes proposent – pour 10 % du prix original – de fausses sneakers Balenciaga ou valises Rimowa. À ce tarif, même la matrone de chez Jia Jia Tang Bao, un minuscule boui-boui qui sert de délicieux raviolis chinois (une institution), porte un tee-shirt siglé Gucci. Mais les faits sont là, où qu’on aille, des échoppes de Shanghai aux stands plus ou moins cachés des puces de Clignancourt, la copie est partout, et le phénomène est mondial.
Observateurs sans œillères du monde contemporain, Maurizio Cattelan et Alessandro Michele célèbrent moins la copie qu’ils ne cherchent à donner du sens à ce flux incessants de copies qui renvoient à des réalités multiples.
Le virus de la copie est si virulent qu’il s’immisce même dans le monde de l’art : le Yuz Museum de Shanghai – fondé par le méga collectionneur Budi Tek – lui fait d’ailleurs les honneurs d’une nouvelle exposition : The Artist is Present (jusqu’au 16 décembre). Dès son manifeste introductif, celle-ci prend acte de ce faux globalisé : “L’originalité est surfaite”, y lit-on. Alors… vive la copie ? L’événement imaginé par Maurizio Cattelan en collaboration avec le directeur de la création de Gucci, Alessandro Michele, pose la question, non sans ironie.
On résume trop souvent Maurizio Cattelan à ses bravades et à son sens de la dérision. Mais il en fallait une bonne dose pour oser célébrer la copie à Shanghai avec Gucci, l’une des principales maisons victimes de la contrefaçon. Pour autant, ni Maurizio Cattelan ni Alessandro Michele ne font dans la provocation bête et méchante. Aucun, d’ailleurs, n’appelle à se rendre au niveau B1 de la station de métro du Science & Technology Museum. Observateurs sans œillères du monde contemporain, Maurizio Cattelan et Alessandro Michele célèbrent moins la copie qu’ils ne cherchent à donner du sens à ce flux incessants de copies qui renvoient à des réalités multiples. Copier-coller des images sur Internet. Copie de la grotte de Lascaux pour accueillir les foules de touristes. Copies sur papier glacé de La Joconde. Copies pirates de films et d’albums.
En 16 salles, The Artist is Present réunit une trentaine d’artistes chinois et internationaux, soit le meilleur de la création actuelle. Le titre, et l’affiche qui l’accompagne, sont des fac-similés d’une célèbre exposition donnée par Marina Abramovic au MoMA en 2010. Un sosie de Marina Abramovic est sur l’affiche, et – contrairement à ce que promet le titre – l’artiste n’est pas présente. Elle ne réalisera aucune performance à Shanghai. La copie – l’appropriation d’un visuel et d’un titre en l’occurrence – vient d’abord souligner une absence. C’est un truisme : la copie est l’absence de l’original, étant entendu, dans l’art, que l’original serait indissociable de l’intervention singulière de l’artiste sur un objet. Toute l’exposition s’attelle précisément à déconstruire ce mythe et à démontrer que l’art n’a que faire de ces vieilles lunes. La valorisation du nouveau, du singulier et du personnel, née avec la modernité, n’était qu’un moment, déjà entré dans l’histoire pour laisser place à d’autres paradigmes.
À travers sa sélection d’œuvres, Cattelan fait la démonstration que les artistes copient moins qu’ils n’hybrident les formes et les inspirations, pour créer de nouveaux mondes transformant notre regard.
L’artiste est absent et cela n’a rien de grave, car ses idées, elles, sont bien présentes. Elaine Sturtevant (1924-2014) a ainsi recréé les œuvres des artistes iconiques du xxe siècle. Et, à une question qu’on lui posait sur la manière dont il avait réalisé l’une de ses toiles, Andy Warhol aurait lui-même répondu : “Demandez à Elaine.” Le Yuz Museum accueille notamment la reproduction qu’elle a réalisée d’un Martial Raysse, Peinture à haute tension. Sturtevant n’a jamais recherché l’identique. Au contraire, elle travaillait le plus souvent de mémoire, utilisant les mêmes techniques pour aboutir aux mêmes erreurs… et à certaines différences. À travers la copie, Sturtevant, comme Cattelan aujourd’hui, ne fait que reposer d’éternelles questions : qu’est-ce qu’une œuvre ? Où réside sa valeur ? Ni dans l’objet ni dans l’auteur, mais peut-être dans un geste puissant, aussi formel qu’intellectuel.
La célébration de la copie se révèle le prétexte idéal pour ouvrir la boîte de Pandore des grandes questions qui traversent l’art et la société. Copier, c’est voler ?…
L’entité artistique Reena Spaulings, apparue au milieu des années 2000, a déconstruit un peu plus ce culte de l’auteur. Personnage de roman, Reena Spaulings se met à signer des œuvres bien réelles alors qu’une galerie à son nom s’ouvre à New York. Pied de nez au culte de la célébrité, le projet permet une expérimentation collective qui appartient à tout le monde et à personne. À Shanghai, ses planches de surf sont mises en regard des Speech Bubbles du Français Philippe Parreno, un ensemble de ballons gonflables dorés en forme de bulles de bandes dessinées. C’est que Parreno incarne, pour le milieu de l’art, le symbole absolu de l’artiste collaboratif. Ses projets forment des dialogues : avec Douglas Gordon pour le chef-d’œuvre vidéo Zidane – Un portrait du 21e siècle, avec Tino Sehgal, etc. L’artiste singulier est mort ! Vive l’artiste en tant que communauté mouvante et étendue ! Mais Parreno incarne un autre emblème : celui de l’artiste pour lequel l’œuvre est moins dans l’objet (la sculpture, la vidéo, etc.) que dans l’exposition, dans l’interaction entre les éléments qui la composent, l’écosystème ainsi créé.
Idée-force de l’exposition : la copie est une puissance vitale et positive. La reproduction permet la circulation.
Qu’on se rassure, à Shanghai, le deuil de l’artiste et de l’objet reste festif. La célébration de la copie se révèle le prétexte idéal pour ouvrir la boîte de Pandore des grandes questions qui traversent l’art et la société. Copier, c’est voler ?… C’est aussi rendre accessible au plus grand nombre. Le collectif Superflex a reproduit, à partir de photos prises à la sauvette, les toilettes du Conseil de l’Union européenne à Bruxelles. Soit l’un des lieux les plus protégés et secrets de la capitale belge, et symbole grotesque d’une Union européenne bunkérisée et éloignée de ses citoyens. Copier, c’est désirer ? Ce désir est-il plus légitime envers un objet de luxe, signe de statut social, ou envers une œuvre d’art ? Et qu’est-ce qui les distingue l’un de l’autre aujourd’hui ? La question de l’œuvre d’art comme ornementation n’a pas échappé à John Armleder, lui aussi présent dans l’exposition. Sa série des Furniture Sculptures de 1979 se faisait déjà le reflet de la “trivialisation” de l’art en mêlant design et peinture. À proximité de ses œuvres a été reproduite une vitrine du grand magasin Barneys à New York réalisée par l’artiste Margaret Lee… Trivialisation de l’art d’un côté, mais aussi extension de son territoire de l’autre. Design, mode… l’art fait aujourd’hui feu de tout bois et vampirise tous les aspects de la vie.
On ne pourra embrasser tous les volets ouverts par l’exposition. On conclura seulement sur son versant postmoderne éblouissant. À travers sa sélectiion d’œuvres, Cattelan fait la démonstration que les artistes copient moins qu’ils n’hybrident les formes et les inspirations, pour créer de nouveaux mondes transformant notre regard. Xu Zhen déconstruit les hiérarchies culturelles et géographiques en attachant des figures religieuses chinoises à des statues du Parthénon. Anne Collier reconfigure des visuels piochés dans les médias de masse, pour créer des associations psychologiques mettant en tension les notions de pouvoir et de genre. Ragnar Kjartansson fait chanter à une interprète locale une chanson populaire islandaise, créant ainsi un décalage spatio-temporel savoureux à l’heure des débats fous sur l’appropriation culturelle. On aurait d’ailleurs aimé savoir ce qu’en pense Maurizio Cattelan… Idée-force de l’exposition : la copie est une puissance vitale et positive. La reproduction permet la circulation. Reconfigurant les idées mêmes de frontières et de catégories, ce flux si contemporain permet l’évolution et l’hybridation. L’art se présente alors tel un organisme mutant passionnant. Dans ce nouveau monde où le créateur singulier ne serait plus aussi valorisé, les nouveaux maîtres s’appellent désormais curateurs ou directeurs artistiques. Des DJ culturels dont le génie tient plus à leur capacité à sampler et à mettre en scène des idées, des formes et des concepts inventés par d’autres. Reste une question : pourquoi tous ces sampleurs professionnels rêvent-ils encore et toujours d’être nommés artistes ?