La peinture à l’ère de l’e-shop : Raphaela Simon à la galerie Max Hetzler
Stilettos, mannequins en tissu mais aussi saucisses et raquettes de tennis… la jeune peintre allemande représente des objets du quotidien (ou presque) en intégrant toutes les problématiques engendrées par leur omniprésence digitale : de la couleur à la composition de leurs images. Son exposition The Fashion Show se tient à la galerie Max Hetzler à Paris jusqu’au 30 janvier 2021.
Par Thibaut Wychowanok.
L’évolution vous a sans doute échappé : Instagram modifiait il y a quelques jours son interface. L’icône, en bas à droite, sur laquelle vous aviez l’habitude de poser votre doigt pour avoir accès aux likes décernés à vos publications (autant dire l’icône-reine de l’application) a été remplacée par une miniature de sac à main. Elle vous mène directement à la rubrique Shopping. Et ce simple changement d’onglet pourrait avoir plus de conséquence que n’importe quelle révolution cosmétique. Symptôme des “dark patterns“ définis par le chercheur britannique Harry Brignull comme des interfaces conçues pour manipuler ou tromper l’utilisateur, l’apparition de l’icône Shopping à l’endroit où vous aviez l’habitude d’appuyer – par réflexe – forme une manipulation grossière pour accélérer la notoriété de cette nouvelle option de vente sur l’application. Qu’y trouve-t-on ? Des vêtements, tee-shirts, chaussures, bijoux mis en scène sur fond neutre, telles des natures mortes “sublimées”. Quel rapport avec la première exposition d’une jeune peintre allemande à la galerie Max Hetzler de Paris ? On y vient.
Chaque pièce mise en vente par un particulier a été photographiée, détourée sur Photoshop, et placée sur un fond uni. “Sublimée” pour la vente. C’est la condition de l’objet dans notre monde contemporain
Raphaela Simon a 34 ans. Elle n’a pas de compte Instagram, à notre connaissance, mais elle a tout aussi bien pu faire l’expérience d’une autre application, Vestiaire Collective, qui propose à la vente accessoires et vêtements de luxe de seconde main. Chaque pièce mise en vente par un particulier a été photographiée, détourée sur Photoshop, et placée sur un fond uni. “Sublimée” pour la vente. C’est la condition de l’objet dans notre monde contemporain, dont l’exposition “The Fashion Show” de la peintre allemande prend acte, à travers une série de tableaux grand format (1,50 x 2 mètres) sur lesquels se déploient en majesté des objets du quotidien (ou presque) posés sur un fond uni coloré. Si la plupart représentent des escarpins – icônes des défilés de mode à l’ancienne –, Raphaela Simon s’intéresse en réalité à tous les objets. Raquette de tennis, armes à feu et saucisses font ironiquement face aux stilettos. Car leur devenir sera le même que celui des objets de luxe : être détourés, “sublimés” sur un fond neutre, c’est-à-dire neutralisés pour plaire au plus grand nombre, et se répandre sous forme d’images sur les réseaux.
Au sein de ses toiles, l’objet est grand, puissant. Simon fait ainsi preuve d’une ironie cinglante, à la fois face aux petites images numériques et à la vacuité des objets mis en scène.
Il y a plus d’un siècle, les natures mortes de Cézanne s’efforçaient de représenter la quintessence de la pomme. Un “être” (au monde) de la pomme que le peintre travaillait par la matière. Sa présence en était démultipliée. Quelle matière et quel être au monde reste-t-il aux objets de la société de consommation, numérisés, détourés et virtuels ? Raphaela Simon les sauve en peinture – c’est-à-dire par la matière picturale – de leur devenir artificiel et consommable. Au sein de ses toiles, l’objet est grand, puissant. Simon fait ainsi preuve d’une ironie cinglante, à la fois face aux petites images numériques et à la vacuité des objets mis en scène : saucisse, arme à feu, ou encore escarpins, raquettes de tennis et chaussures de ski propres à une classe aisée qui a fait de la consommation un art de vivre.
Le vert a tout du fond utilisé au cinéma pour incruster digitalement un décor. Le violet est vif, aussi lumineux que sur un écran d’ordinateur.
La jeune Allemande semble poursuivre une mécanique implacable de renversement des valeurs. La composition sous formes d’objets détourés et la palette de couleurs volontairement “contemporaine” se voient totalement renversées au service de la peinture, de la matière et de la présence physique de l’objet. Le vert a tout du fond utilisé au cinéma pour incruster digitalement un décor. Le violet est vif, aussi lumineux que sur un écran d’ordinateur. Le “sublimé”, visant à aveugler de sa beauté – et à manipuler – laisse place à un sublimé éclairant, dévoilant les “dark patterns” pour replacer au cœur de la représentation la matérialité de l’objet. Chez Raphaela Simon, la ligne est claire.
Les stilettos, armes et saucisses forment plus que des objets fétiches : des cristaux d’histoires culturelles.
La peinture n’est pas ici qu’un moyen, c’est un sujet. La couleur, et l’audace des choix. Les formes, qui se transforment lors d’un regard long en évocations abstraites ou pop rappelant Andy Warhol, Ed Ruscha et Ellsworth Kelly. Et la matière, sale, ces traces de peinture qui ne pourront jamais être laissées par Photoshop. Cette puissance rendue à l’objet raffermit sa puissance évocatrice. Objet neutre – sans contexte – mais pas neutralisé, les stilettos, armes et saucisses forment plus que des objets fétiches : des cristaux d’histoires culturelles dont le visiteur est appelé à se servir pour imaginer ses propres narrations. Il en va de même des silhouettes grandeur nature en tissu installées sous forme de défilé de mode au sein de l’exposition. Matières plastiques ou naturelles, formes des yeux ou de la bouche, et couleurs étonnantes forment autant de narrations et d’identités à imaginer. À la manière des “stalkers” (voyeurs) du Net et des films de Brian De Palma pour lesquels tout détail devient fétiche et source de fantasme.
The Fashion Show de Raphaela Simon à la galerie Max Hetzler, Paris, jusqu’au 30 janvier 2021.