3 avr 2018

Qui est Junya Ishigami, le premier architecte célébré par la Fondation Cartier ?

Constructions vaporeuses comme des nuages, bâtiments flottant sur l’eau, façades reflétant les cerisiers en fleur… sachant exalter la nature comme nul autre, Junya Ishigami est le premier architecte auquel la Fondation Cartier ouvre l’ensemble de son espace, à Paris, pour présenter son travail. 

Trois vues juxtaposées de la chapelle de la vallée de Rizhao (Chine).

Atsugi, petite ville à l’ouest de Yokohama, Japon. Parallélépipède de verre aux contours improbables, le Kanagawa Institute of Technology ressemble à un nuage. À une forêt aussi, avec sa palanquée de graciles poteaux – plus de trois cents –, disposés, croit-on à tort, de manière aléatoire. Ce bâtiment datant de 2008 est le premier construit par Junya Ishigami, 43 ans, Lion d’or du meilleur projet à la Biennale d’architecture de Venise 2010 et coqueluche des maîtres d’œuvre nippons. Ses façades disparaissent à l’envi derrière
les reflets des cerisiers alentour. Sans doute s’éclipsent-elles entièrement au printemps. 

 

Retour à Tokyo, dans le quartier de Roppongi. L’atelier de Junya Ishigami se déploie en sous-sol, dans un vaste espace. Grossièrement repeint en blanc, et éclairé par une batterie de néons, le lieu est truffé de maquettes qui s’amoncellent sur les multiples tables. Une vingtaine de collaborateurs se consacrent à leur conception. Paradoxalement, l’endroit est aussi “brut de décoffrage” que l’architecture d’Ishigami est évanescente. Il n’empêche, c’est dans cet antre que l’homme a pris pour habitude de ciseler ses projets à nuls autres pareils. “L’architecture est le reflet de son époque. Au xxe siècle, elle a produit un confort standard pour le plus grand nombre. Aujourd’hui, c’est différent, chacun a ses propres besoins, explique Junya Ishigami. L’architecture doit être plus vivante, capable de s’adapter aux désirs de chacun. La liberté est dans la diversité des réponses et nous, architectes, devons accepter cette diversité.” 

 

 

À Rizhao, il flirte avec le panorama, livrant un centre commercial long d’un kilomètre, qui s’étire tel un serpent. Puis il le trouble, érigeant au cœur d’une vallée une ahurissante chapelle constituée d’un unique mur en béton brut de 45 mètres de haut se repliant sur lui-même comme une épingle à cheveux.

 

 

Le futur qu’il cherche ainsi à dessiner ne peut se concevoir que sous les auspices de Dame Nature. Elle est, pour lui, le plus grand architecte. Montagnes, rochers, lacs et autres forêts l’inspirent, et, dans chaque projet, il cherche, d’une manière ou d’une autre, à intégrer le paysage pour mieux le sublimer. L’été passé, à Tytsjerk, dans le nord des Pays-Bas, il plante une salle de conférences dans un parc du XVIIIe siècle en prenant soin de ne couper aucun arbre et de ne dévier aucun sentier. L’édifice suit scrupuleusement trois chemins existants : “Ils sont eux-mêmes devenus architecture, observe Ishigami. J’ai fait entrer l’environnement à l’intérieur du bâtiment. Par moments, le sol est rabaissé d’un mètre, si bien que les yeux du visiteur se retrouvent quasiment au ras de l’herbe, comme si on s’apprêtait à pique-niquer. On a l’impression d’être littéralement absorbé par le paysage.” 

Image de la future maison de la Paix de Copenhague, conçue par Junya Ishigami, en forme de cumulonimbus.

L’une des grandes chances d’Ishigami est d’avoir des clients prêts à le suivre dans ses rêves les plus fous, comme actuellement en Chine, où il conçoit plusieurs grands projets. Ainsi, à Rizhao, dans la province de Shandong, il déride allègrement le panorama. D’un côté, il flirte avec, livrant un centre commercial long d’un kilomètre, qui s’étire tel un serpent. De l’autre, il le trouble, érigeant au cœur d’une vallée une ahurissante chapelle constituée d’un unique mur en béton brut de 45 mètres de haut se repliant sur lui-même comme une épingle à cheveux. La lumière pénètre par le sommet et la pluie perle directement sur les murs. “Je voulais rendre l’intérieur de cette chapelle plus vallée que la vallée elle-même, souligne Ishigami. Habituellement, les architectes cherchent à créer un espace dans le bâtiment, moi, je veux créer un nouveau paysage à l’intérieur.” Idem au Danemark, à Copenhague, avec la maison de la Paix, édifice en forme de cumulonimbus dans lequel la mer s’insinue. On peut d’ailleurs y accéder en bateau. “J’ai souhaité faire flotter le bâtiment en le posant sur l’eau, explique l’architecte. Certaines parois de verre s’immergent dans les flots, la lumière va ainsi surgir du fond de la mer pour se refléter à l’intérieur du bâtiment.” 

 

 

Pour le projet Art Biofarm, l’architecte a carrément créé une nouvelle forêt, une sorte de “puzzle d’arbres”, en transférant, d’un bois alentour, 320 spécimens destinés à être abattus.

 

 

À Yamaguchi, dans le sud du Japon, Ishigami conçoit, d’une manière quasi archéologique, une maison-restaurant pour un chef. “Nous n’aurions pas pu la créer avec les méthodes traditionnelles, souligne-t-il. Cela a davantage à voir avec la géologie, les grottes…” Après avoir creusé un vaste trou dans la parcelle, puis coulé du béton à l’intérieur, il fait retirer la terre en totalité pour générer une forme complexe qui fera office de poteaux et de toiture. “Dans mon architecture, je ne reproduis jamais la même chose, je suis sans cesse en quête d’un nouveau monde, insiste Ishigami. Je demande donc aux ingénieurs d’être sur la même longueur d’ondes, de ne jamais répéter à l’identique un projet, mais au contraire d’explorer de nouvelles directions.” 

 

À Nasu, dans la préfecture de Tochigi, toujours au Japon, il réalise, pour l’automne 2019, le projet Art Biofarm : un aménagement paysager en regard d’un hôtel-spa. Pour l’occasion, l’architecte a carrément créé une nouvelle forêt, une sorte de “puzzle d’arbres”, en transférant, d’un bois alentour, 320 spécimens destinés à être abattus. “Nous avons assez détruit la nature, il convient aujourd’hui de la protéger, estime l’architecte. L’être humain et la nature doivent coexister et s’entraider.” Au pied des troncs, il a dessiné une multitude de petits étangs et tient, cette année, à venir y tracer lui-même les sentiers, histoire de percevoir “sa” forêt sous les meilleurs angles. Chassez le “naturel”, il revient au galop ! 

 

Freeing Architecture, Junya Ishigami, jusqu’au 10 juin, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris XIVe.