Clôture des Jeux Paralympiques : interview d’Anetha, la productrice qui construit ses morceaux comme on dessine une ville
La productrice électronique Anetha défend depuis plusieurs mois son nouvel album Mothearth et répond sans détour aux questions de Numéro, évoquant tour à tour sa formation d’architecte, son rapport à la techno et le sexisme qui gangrène l’industrie musicale. Elle s’est produite, ce dimanche 8 septembre, au Stade de France aux côtés de 24 ambassadeurs de la scène électronique française, à l’occasion de la cérémonie de clôture des Jeux Paralympiques de Paris 2024.
propos recueillis par Alexis Thibault.
La productrice Anetha débarque au Stade de France pour la cérémonie de clôture des Jeux Paralympiques de Paris 2024
Le compositeur Victor Le Masne, directeur musical des Jeux de Paris 2024, a réuni 24 ambassadeurs de la scène électronique française au Stade de France pour la cérémonie de clôture des Jeux Paralympiques. Parmi eux : Irène Drésel, Kavinsky, Kiddy Smile, Martin Solveig, Étienne de Crécy, Jean-Michel Jarre ou encore Anetha, DJ et productrice adulée par la Gen Z.
Lorsqu’elle était petite, Anna Moreau apercevait une horde de cèdres magnifiques par la fenêtre de sa chambre. Les soirs de tempête, tandis que le vent hurlait à sa fenêtre, elle craignait que ces géants ne se déracinent pour se jeter brutalement sur elle. C’était près de Bordeaux, dans un quartier résidentiel de banlieue “pas très joli.” Avec le temps, les cèdres ont laissé place à une terreur adolescente : la crainte d’être comme tous les autres. Donc l’architecte de formation est devenue Anetha. C’est d’ailleurs sous ce pseudonyme qu’elle deviendra l’une des DJ les plus en vogue du moment. Et même plus que cela : une femme brillante et indépendante.
De We Love Green au Sónar de Barcelone
Quelques mois se se sont écoulés depuis notre première rencontre avec Anetha. Depuis, elle a eu le temps de présenter son album lors d’une soirée spéciale au Terminal 7, de se produire au festival We Love Green sur la scène de La La Land, ainsi qu’au festival Sónar de Barcelone. Elle y défendait Mothearth, un album de dix titres qui célébrait au passage le cinquième anniversaire de son propre label Mama Told Ya.
Post-club, techno, nu-wave, rave ou drum and bass… la productrice transforme la féminité et la masculinité toxique en textures électroniques et nous propulse dans un univers de science-fiction tantôt sensuel, tantôt apocalyptique. En tout cas résolument politique. La trentenaire qui cite aussi bien la plasticienne Niki de Saint Phalle, que l’architecte Le Corbusier ou les héroïnes énigmatiques de David Lynch a accepté de se confier à Numéro. Rencontre.
L’interview de la productrice Anetha
Numéro : Vous allez jouer au festival de Sónar de Barcelone cette année…
Anetha : C’était un de mes rêves ! Franchement, c’est un des festivals les plus importants d’Europe et son éclectisme me touche beaucoup. D’autant que l’événement fait rayonner toute la ville. Il y a les concerts en journée et tout ce qui se déroule la nuit, en off, un peu partout dans Barcelone. L’idéal pour la scène électronique. Lorsqu’ils ont contacté mon agent, j’étais comme une folle.
Parlez-moi de votre jeunesse. Vous-êtes vous lancée dans la musique électronique simplement pour provoquer vos parents ?
Absolument pas. Mes parents ont toujours écouté de la musique électronique. On pourrait même dire qu’ils étaient des précurseurs. Mon père est cameraman et professeur de tennis. Ma mère est assistante opératoire en médecine. Et ça les amusait de fouiner un peu partout à la recherche des sons que personne ne connaissait. Ils écoutaient Nova Bordeaux qui, tard le soir, proposait d’incroyables émissions sur la musique électronique. Parallèlement à cela, j’ai découvert puis adoré la new wave. Je crois qu’on ne voulait rien faire comme tout le monde dans la famille.
Ah ! C’était donc vous la fille avec un casque sur la tête qui écoute des trucs bizarres dans la cour de récréation ?
Il faut croire. [Rires.] Certaines de mes copines m’ont suivi dans mon délire électroclash, Le Tigre [groupe de punk rock américain] et Sexy Sushi [groupe d’électroclash français, composé de Rebeka Warrior et Mitch Silver]. Nous étions à fond là-dedans lorsque nous avons enfin commencé à sortir. Mon refus du mainstream était presque un acte politique. En tout cas, j’ai longtemps été dans une sorte de… confrontation. La musique, il faut aller la chercher soi-même. C’est une véritable démarche. Désormais, je me suis adoucie. Finalement, il y a du bon dans la musique pop. Je suis une grande fan de Rosalía, vous savez. Et cette musique pop a tranquillement infusé dans mon propre travail. Il y a davantage de phrases et de voix, mes compositions sont moins répétitives. On pourrait presque dire qu’elles sont plus accessibles.
“Je n’ai jamais prétendu sauver la planète. J’essaie simplement de mieux faire.” Anetha
Il faut beaucoup de courage ou énormément de folie pour tout abandonner et se lancer dans la musique. Étiez-vous très téméraire ?
Il n’y a pas vraiment eu de basculement à proprement parler. J’étais évidemment plus sereine à la fin de mes études d’architecture. J’avais un bagage intellectuel, culturel et créatif et, surtout, une porte de sortie. Les études d’architecture sont très portées sur la philosophie. Une discipline qui disparaît totalement lorsque vous intégrez le monde du travail. C’est très administratif, très procédurier, donc un peu lourd. Je mixais un peu à côté, mais je ne produisais pas. Je me suis accordée un an pour me lancer et commencer à composer. Et cela m’a plu immédiatement. Même si je faisais des petits boulots en parallèle, j’avais l’impression de gravir des échelons petit à petit sans savoir de quoi demain serait fait. C’était une sensation très agréable.
Vos compositions s’inspirent-elles directement de vos connaissances en matière d’architecture ?
Oui, mais de différentes façon. D’abord, je me suis rendu compte que j’étais très chanceuse : je jouais dans des lieux extraordinaires. Des bâtiments désaffectés en béton qui rappellent le brutalisme [entre 1950 et 1970]. En fan inconditionnelle de cette époque-là, je me sentais privilégiée. Puis, en tant que productrice, j’ai compris que je construisais mes morceaux comme on pourrait dessiner le plan d’une ville, avec des espaces et des silences. Dans la musique techno, le silence est plus intense, plus fort. Le break est une expiration. Il est donc très intéressant de jouer avec l’attente des gens. Pour autant, je ne cherche pas vraiment à trop intellectualiser la musique. C’est plutôt un défouloir, un sport, une sorte de décrassage. Je me suis rendu compte de la puissance de la techno la première fois que je suis allée au Berghain, à Berlin. Les gens sont arrivés devant les vestiaires et ont tout enlevé. Il ne leur restait plus qu’un petit short de boxe et une serviette. Et après ça, c’était parti pour cinq ou six heures de folie dans une salle aux rideaux fermés, sans aucune notion du temps. Je me souviens même du panneau : “Pensez à rentrer chez vous.” Les lieux influencent aussi les morceaux que je vais jouer. Au Berghain, par exemple, on sait comment certaines fréquences vont sonner. Il y aura une autre atmosphère. Les morceaux avec un gros kick métallique auront une autre résonance.
En quoi l’élaboration de Mothearth, votre nouvel album, relevait-elle du challenge ?
Pour tout vous dire, je ne me sentais pas capable de produire un album. J’optais plutôt pour un nouvel EP. Mais en cherchant un angle d’attaque, je me suis vite rendue compte que le format court était trop réducteur. Il y a une certaine dichotomie entre notre manière de jouer en tournée, aussi rapide que la consommation musicale, et le format album, plus reposé, plus ralenti. Mais il me fallait bel et bien un album pour pouvoir exprimer tout ce que j’avais à dire. Je voulais aborder la masculinité toxique en utilisant ma propre voix, par exemple. Miss Kittin était d’ailleurs une véritable référence en la matière car elle évoque souvent le sort de la femme avec une pointe d’ironie. Mes nouveaux morceaux abordaient aussi la relation entre l’Homme et la nature. Je me soucie beaucoup de la planète que je vais léguer à ma fille et, parfois, des gens m’apostrophent sur les réseaux sociaux pour critiquer mon rapport à l’écologie. Quand ils voient ce mot dans mes interviews, ils s’affolent. Je n’ai jamais prétendu sauver la planète. J’essaie simplement de mieux faire. Évidemment que je ne serai jamais parfaite. Mais que voulez-vous ? Que je parte vivre toute nue dans la forêt ? Ça ne réglerait pas grand chose.
“À mes débuts en tant que DJ, j’entendais certains hommes dire : ‘Faut faire attention, il commence à y avoir trop de nanas aux platines, là.’” Anetha
Quelle question insupportable vous aurait poussée à mettre fin à cet entretien ?
J’ai longtemps été très agacée lorsque l’on me posait des questions sur “la place de la femme dans la musique électronique”. J’avais l’impression qu’on ne m’interrogeait que pour cela. Parce que j’étais une femme. Insupportable… Étonnamment, je me sens plus légitime d’évoquer ce sujet maintenant que je suis mère. En fait, c’est même un sujet très important. Si vous saviez le nombre de remarques misogynes que je me prends chaque jour… J’essaie souvent de regarder le public lors de mes prestations. J’y vois de plus en plus de femmes. C’est l’unes de mes fiertés. On a pu me dire que ma musique était “féminine” parce qu’elle était minutieuse. Je ne voyais vraiment pas le rapport ! La “féminité musicale” dépend plutôt des sujets abordés…
En 2023, la DJ française Paloma Colombe dénonçait déjà sur Instagram les agressions sexistes et sexuelles qu’elle subissait au quotidien. Faut-il déclencher un #MeToo de la musique plus important selon vous ?
À mes débuts en tant que DJ, j’entendais certains hommes dire : “Faut faire attention, il commence à y avoir trop de nanas aux platines, là.” Les filles commencent à être beaucoup plus solidaires les unes envers les autres. Le plus souvent, ces attaques proviennent directement des gens qui travaillent dans ce milieu et se sentent privilégiés. Ils vous donneront les bons et les mauvais points, vous diront si ce que vous venez de faire était bien ou pas dans des endroits inappropriés, et à des moments inappropriés. C’est tellement soudain et improbable que vous restez bouche bée et ne savez jamais quoi répondre. Vous sortez de votre set, il est sept heures du matin et vous êtes exténuée. Vous êtes à deux doigts de vous endormir dans le taxi et, soudain, le chauffeur vous sort : “J’ai écouté ce que tu as fait hier, il y avait des petites fautes de mix, c’était pas très technique.” Deux semaines plus tard, vous finissez votre set et le mec qui reprend après vous se penche à votre oreille et vous glisse : “Prends en de la graine !” À quel moment en fait ? Ah pardon, c’était une petite blague, c’est ça ? Ah mais qu’il est drôle celui-là ! C’est comme ça tous les soirs, quatre fois par soir.
Vos sets en festival et en club sont-ils radicalement différents ?
En club, je cherche à raconter une histoire sur deux ou trois heures. Je vais donc pouvoir explorer différents styles. Dans un festival, sur une heure de prestation, il va falloir être beaucoup plus directe, en distribuant des bangers si vous me pardonnez l’expression. We Love Green est un festival à la programmation très éclectique. Pourtant, je me suis mise à la place d’un public connaisseur en termes de techno. En général, j’ai toujours cinq ou six options d’introduction et je m’adapte ensuite en fonction de l’énergie du public. Là, j’avais vraiment envie de débuter avec The Chemical Brothers. C’est facile, c’est une bonne approche. En club, je joue plutôt à l’aveugle, c’est ça qui est excitant.
Mothearth (2024) d’Anetha, disponible.