Visitez une exposition invisible avec Prune Nourry
Au centre de Paris, l’artiste française Prune Nourry plonge la galerie Templon dans le noir pour faire vivre aux visiteurs voyants l’expérience de la cécité. En collaboration avec de jeunes personnes non et mal-voyantes, elle propose jusqu’au 23 octobre une visite appelant exclusivement l’ouïe et le toucher, qui ne laissera personne indifférent.
Par Mathilde Cassan.
Peut-on apprécier une œuvre d’art sans la voir ? Telle est la question que pose la Française Prune Nourry à la galerie Templon, nichée dans le centre de Paris à deux pas du Centre Pompidou. À peine franchi le pas de sa porte, un médiateur interpelle le visiteur pour lui dérouler un protocole strict qui, cette fois-ci, ne sera pas dû au Covid-19, avant de l’avertir : “si vous vous sentez mal, criez et j’arrive !”. Soulevant un rideau en velours noir, on pénètre dans la galerie sans discerner la moindre œuvre, plongé dans une obscurité opaque où seule une corde judicieusement placée, permet de se repérer dans l’espace et de conserver un peu d’assurance. Avançant à tâtons grâce aux bandes podotactiles, on découvre huit bustes de même hauteur qu’il n’a d’autre choix que de toucher pour en appréhender les contours, pendant que des conversations se font entendre : pendant qu’il tente d’écouter ces échanges en duo, le visiteur tente de saisir les particularités de chaque visage des sculptures, distinguant aléatoirement un front étroit, un angle de la mâchoire ou bien une natte nouée sur la nuque… La plasticienne transforme ici l’espace en expérience immersive insolite où le public, rendu aveugle, perd complètement ses repères. La scénographie, conçue par Prune Nourry en collaboration avec des membres de l’INJA (Institut national des Jeunes Aveugles) et entièrement accessible aux personnes non et mal-voyantes, met tous les visiteurs sur un pied d’égalité, à l’instar des cartels sous-titrés en braille pour l’occasion. Car l’artiste, également réalisatrice depuisSerendipity (2019), a l’habitude de mêler questionnements biologiques et éthiques sur les défaillances physiques.Récemment guérie d’un cancer du sein, elle révélait il y a quelques mois à Numéro : “ma maladie m’a permis de comprendre que toutes les thématiques qui animaient mon travail depuis des années avaient un lien avec ce par quoi je suis passée ensuite : la guérison, l’équilibre et le déséquilibre.” L’an passé, à l’hiver 2021, elle avait déjà métamorphosé l’espace du Bon Marché, en déployant une sculpture, composée de milliers de flèches, à l’image d’une Amazone des temps modernes – ces combattantes au sein coupé –, symbole de puissance et de résilience qu’elle affectionne.
Une rencontre dans l’intimité de l’atelier
À travers la pénombre, le visiteur atteint une petite salle lumineuse qui offre une respiration dans ce parcours troublant. Diffusé sur un écran en argile, un court-métrage d’une dizaine de minutes éclaire sur la démarche de Prune Nourry, qui a demandé à huit personnes non et mal voyantes d’être ses modèles… sans les voir. Dans la lumière de son atelier, l’artiste – les yeux bandés et les mains pleines d’argile – part à la découverte, à l’aveugle, de leurs traits. En visualisant la démarche de Prune Nourry, le visiteur découvre son visage tandis que ceux des modèles restent dissimulés à l’écran par les cadrages, conservant leur part de mystère : avec des gestes doux et sensibles, elle mesure la hauteur d’un front, l’écartement des yeux ou l’enflure des lèvres, tout en discutant tranquillement avec ses interlocuteurs. “D’habitude je sculpte à 70 % avec les yeux et à 30 % avec les mains. Cette fois-ci, j’étais à 70 % avec les mains et à 30 % avec l’oreille.”, confiait-elle dans un récent entretien au magazine Mouvement. Les séances à l’atelier deviennent alors un moment d’intimité où les modèles osent se confier à l’artiste comme dans une psychothérapie, racontant leurs envies, leur parcours professionnel souvent semé d’embûches et leurs traumatismes personnels. Sélectionnées intuitivement au fil des rencontres, ces huit personnes ont en commun d’avoir surmonté leur handicap afin d’en faire une force. Comme lorsqu’elle faisait poser en 2013 des fillettes chinoises pour composer une armée féminine en argile rouge, Prune Nourry accorde une importance fondamentale aux rencontres au sein de son processus de création. En hommage à ces nouveaux combattants hors-norme, Phénix, le titre de son exposition à la galerie Templon, fait métaphoriquement référence à cet oiseau de feu qui renait de ses cendres. La métaphore conduit même l’artiste à employer la technique ancestrale du Raku, un procédé de cuisson de l’argile japonais consistant à plonger la sculpture incandescente dans la cendre.
Un parti pris inhabituel pour une galerie d’art
Ni l’artiste, ni les modèles, ni les visiteurs, ni même les futurs collectionneurs ne verront les bustes réalisés par Prune Nourry. Avec cette exposition, la galerie Templon prend un risque. Si certains visitent l’exposition sans trop d’encombres, d’autres paniquent, rebroussent chemin ou refusent même catégoriquement d’entrer, contraints d’affronter leur peur du noir. Au-delà de l’expérience de visite, la plasticienne fait le choix radical de vendre ses bustes à l’aveugle, bouleversant entièrement l’acte d’achat auprès des collectionneurs. Ce n’est qu’une fois en possession de l’œuvre que ces derniers pourront, s’ils le souhaitent, décagouler le buste est de découvrir enfin son visage. À travers ce parti pris, la galerie parisienne semble avant tout viser des collectionneurs familiers de la pratique de l’artiste mais attire également un public inhabituel des galeries, curieux de cette initiative encore rare qui montre l’exemple en matière d’accessibilité aux galeries privées. Parmi les institutions publiques, certaines d’entre elles comme le Musée du Prado à Madrid ou le Louvre, commencent à rendre leurs collections accessibles au public non et mal-voyant en finançant des tableaux tactiles. En parallèle de ces initiatives muséales, certains artistes le prennent également en considération avec des œuvres destinées aux cinq sens, comme les sculptures olfactives d’Antoine Renard, jeune plasticien français qui présentait au Palais de Tokyo en 2019 une série de figurines féminines inspirée d’une œuvre d’Edgar Degas.
Une expérience inédite… au risque de sembler artificielle
Au delà de la dimension spectaculaire de l’exposition, le projet Phénix aborde la délicate question de la représentation de la cécité dans l’art. On connaît aujourd’hui peu de peintres non-voyants, mais davantage de grands musiciens, à l’instar du jazzman Ray Charles, ou de sculpteurs tels que Louis Vidal, décédé en 1892. En s’emparant ainsi de la galerie Templon, Prune Nourry provoque une expérience esthétique dérangeante qui ne laisse aucun visiteur indifférent. Mais si la plasticienne réussit son entreprise de déstabilisation, elle ne parvient pas à véritablement décentrer le regard de son visiteur voyant : peu habitué à perdre ce sens si aiguisé qu’est la vue, ce dernier vit une certaine frustration avec la forte impression de passer à coté du projet. En empêchant de garder tout souvenir visuel de la visite, la trentenaire pointe la défaillance de la mémoire liée au toucher et prive doublement les visiteurs de leurs souvenirs. Malgré les témoignages récoltés par l’artiste et ses multiples rencontres avec ses modèles, elle traite de ce handicap avec le regard extérieur de personne voyante, soulevant plusieurs interrogations : quelle tournure aurait pris un tel projet s’il avait entièrement été conçu par des personnes non et mal-voyantes vivant la cécité au quotidien ? Quelles formes auraient-elles présenté ? Auraient-elles éprouvé le besoin de priver le visiteur voyant de sa vue, ou auraient-elles exploité d’autres sens comme le goût ou l’odorat ? Le dispositif original de l’exposition repose sur l’envie impossible de communiquer un vécu qui n’est ni propre à l’artiste, ni à la majorité des visiteurs, donnant lieu à une expérience esthétique marquante bien qu’un peu artificielle. Quoi qu’il en soit, en sortant de la galerie Templon, difficile pour ce public de contenir son soulagement en voyant à nouveau Paris se déployer sous ses yeux.
Prune Nourry, Phénix, du 4 septembre au 23 octobre, Galerie Templon, Paris 4e.