Les confidences de Kittin : “Les DJ ont basculé dans le show-biz donc l’image a pris le dessus…”
Ce dimanche 8 septembre, 24 ambassadeurs de la scène électronique française se sont réunis au Stade de France pour la clôture des jeux paralympiques sous l’égide du compositeur Victor Le Masne, directeur musical des Jeux de Paris 2024. Kittin, la reine du genre electroclash, y a joué son emblématique morceau Franck Sinatra (2001). Numéro l’avait rencontrée il y a quelques mois à l’occasion de son passage au festival Sónar de Barcelone…
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Le set de Kittin b2B David Vunk au Sónar Village pendant le festival Sónar de Barcelone 2024.
Miss Kittin, la reine de l’électroclash en clôture des Jeux Paralympiques de Paris 2024
Ce set d’anthologie a mis fin à 11 jours de performances sportives… La productrice et DJ française Kittin était, elle aussi, sur la liste des 24 ambassadeurs de la scène électronique française invités par Victor Le Masne, directeur musical des Jeux de Paris 2024, à clôturer les Jeux Paralympiques. À ses côtés, Jean-Michel Jarre, Irène Drésel, Anetha, Kungs, Breakbot et Irfane, Busy P, Chloé Caillet, Étienne de Crecy, Kavinsky, Kiddy Smile, Kungs ou encore Martin Solveig.
Au mois de juin, nous nous étions entretenus avec Caroline Hervé (Kittin) quelques heures avant son passage au festival Sónar de Barcelone. La reine de l’electroclash (un genre musical mêlant new wave et synthpop à de la techno des années 1990) s’y était produite aux côtés du DJ Néerlandais David Vunk, en plein air. Malgré le trac et les maux de ventre, la musicienne a toujours gardé confiance en sa technique. Logique. Voilà trente ans que la Grenobloise passe des disques.
A priori, Kittin est donc capable de se sortir de n’importe quelle situation. D’autant qu’elle ne sait même encore par quel titre elle débutera son court set d’une heure. Ceux qui préparent… ce sont ceux qui flippent. Et la productrice ne craint pas grand chose, mis à part les films d’horreur et les sauts à l’élastique puisque “de petites fées veillent sur elle”. Il y a 26 ans, ses tubes 1982 et Frank Sinatra (1998) – deux classiques du genre electroclash concocté avec son ami The Hacker – ont vu le jour. À l’occasion des trente ans du festival catalan, elle a accepté de se confier à Numéro et prévient d’emblée : elle n’a aucun tabou.
Les confessions de Kittin, tête d’affiche du festival Sónar de Barcelone
Numéro: S’il s’agissait du début d’un roman, comment décririez-vous votre enfance ?
Kittin: La première phrase serait assez simple. “Elle rêvait de liberté.” C’est tout. Découvrir ce qu’il y a derrière les montagnes grenobloises, c’est symbolique. Encore aujourd’hui, je suis guidée par ce désir de liberté. C’est mon moteur. Un libre arbitre et une indépendance totale. C’est encore plus vrai actuellement, au regard de la situation politique en France…
À quel moment vous-êtes vous réellement sentie libre pour la première fois ? Lors de votre première rave en 1995 ?
La liberté ne sera jamais un sentiment figé. Lorsque je me balade en pleine forêt et que je ne pense plus à rien, là, c’est la liberté absolue. Je n’ai plus aucune contrainte. Quelques minutes plus tard, je rentre chez moi pour réparer une fuite d’eau et répondre à une tonne de mails. Lors de ma première rave party, en Angleterre, je n’ai pas compris immédiatement ce qu’il se passait. Dans notre petit bled, nous, on n’avait jamais vécu ça. Cette musique répétitive, cette danse dans l’obscurité, ça m’a fait un déclic. Une flamme venait de s’allumer en moi. Elle m’anime encore d’ailleurs.
“En tant que DJ, mon travail n’est pas de jouer ce que les gens veulent entendre…” Kittin
Pourquoi avoir accepté l’invitation du festival Sónar de Barcelone ? Un DJ ne prend-t-il pas davantage de plaisir à jouer en club, dans des formats plus intimistes ?
Le festival Sónar est une institution et cela fait maintenant 25 ans que j’y viens. On ne peut pas dire non à un festival comme celui-ci ! Et puis, c’est ma culture, tout simplement. Si je joue à 14h00, je ne vais pas passer les mêmes disques qu’à 4h00 du matin dans un hangar de 10 000 personnes…
Parce que ce n’est pas le même public ou parce que les gens ne sont pas dans le même état…
[Rires.] Parce que ce n’est pas la même configuration ! La nuit, c’est la grosse fête. La nuit, on se lâche. Cela n’a rien à voir avec un set en pleine journée sous le soleil. Avant une prestation, je me projette toujours en imaginant la foule. Qu’est-ce que les gens veulent écouter à cette heure-là ? Je ne prépare jamais vraiment mes sets de toute façon…
À ce propos, en 2023, le DJ et compositeur français Laurent Garnier a étrillé ses homologues lors d’une interview accordée au média Meet & Greet. Qu’en pensez-vous ? Est-ce vraiment scandaleux de préparer un set à l’avance ?
Laurent Garnier a toujours été mon héros, mon professeur. Personne ne sait mieux lire un dancefloor que lui. C’est une sorte de sorcier. Je suis plutôt d’accord avec lui… Certains préparent tout à l’avance, chez eux, et n’ont plus qu’à enchaîner les morceaux. Parfois, ils ont même préenregistré leur set à l’avance pour ne prendre aucun risque et satisfaire le public. En d’autres termes : jouer ce que les gens veulent entendre. Moi, je suis incapable de faire ça parce que, justement, mon travail n’est pas de jouer ce que les gens veulent entendre. Je suis pas ce genre de DJ. Je suis payée pour faire danser les gens et leur jouer des choses qu’ils n’imaginent pas avoir envie d’écouter. Qu’on se comprenne, cela n’a rien à voir avec une quelconque éducation du public. Il s’agit plutôt de le lire émotionnellement. De savoir, avant lui, ce qu’il va ressentir, pour mieux le faire exploser de joie.
“On a basculé dans le show-biz ! Avec le succès, notre culture est devenue un produit. Inévitablement, l’image a pris le dessus.” Kittin
Choquer le public est donc quelque chose qui vous galvanise…
Je veux surtout montrer aux gens que rien n’est interdit. Ce sont ces prises de risques qui pimentent les relations entre le public et les DJ. Si vous prenez un vent, pas d’inquiétude, vous pourrez toujours vous rattraper. En rentrant chez eux, les gens parleront du titre-gag que vous avez proposé. Lorsque j’avais 20 ans, je me suis retrouvée dans une soirée vraiment roots. C’est Jeff Mills qui était derrière les platines. En plein milieu de son set techno, il a passé The Bomb! (These Sounds Fall into My Mind) (1995) un morceau house de Kenny Dope sous l’alias The Bucketheads. Les gens étaient outrés… Moi, au contraire, j’ai trouvé ça tellement génial que je m’en rappelle encore…
Et vous, quels sont vos titres joker ? Ceux qui vous permettent de vous sortir in extremis d’une situation délicate ?
J’ai un petit dossier “bottes secrètes” et un autre “bottes secrètes ultra dures à passer”. Le second tient plutôt du challenge façon : “Rien à foutre, je veux mettre ce disque !”
Et que contiennent donc ces dossiers ?
Dans une configuration dancefloor, n’importe quel titre de Mark Broome tient de la botte secrète. Je lui ai déjà dit d’ailleurs. C’est hyper bien produit et le groove est irrésistible. Bref, on peut l’enchaîner avec n’importe quel morceau. Si vous êtes perdu, mettez un Mark Broome et c’est bon, vous pourrez rebondir ! En ce qui concerne les morceaux plus compliqués à passer, je pense plutôt au disque Out of Place Artefacts de Rødhåd et .Vril. De l’ambient avec, en plein milieu, un morceau breakbeat improbable. J’adorerais passer ça en plein milieu d’un set et guetter les : “Mais, qu’est-ce qu’il se passe ?” Le genre de titre qui peut vider une piste entière comme un truc un peu honteux que l’on passe pour montrer qu’on a des couilles !
J’ai l’impression que vos compositions sont intrinsèquement liées aux images ? Comment cette association est-elle née ?
J’ai fait les Beaux-Arts et mon grand-père était dessinateur. Comme pour une chanson, on ne sait jamais au préalable ce que l’on va produire. Lorsque je dessine, je laisse donc mon poignet décider. Comme si j’étais le témoin de ma propre main. Ces dernières années, je dessinais surtout des lignes. Elles représentaient le mouvement, l’énergie, les ondes invisibles autour de nous. C’est très abstrait mais ça me fait beaucoup de bien car cela demande du calme et de la concentration. Comme une sorte de méditation. Mais si mon travail est autant liée aux images, c’est surtout à cause de l’évolution de la musique électronique…
“Quand j’entends un jeune me dire : “Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, c’est difficile de se démarquer !” Je lui réponds : “Mais mon pauvre chou, tu crois quoi ? On en a chié nous aussi !” Kittin
Que voulez-vous dire par là ?
On a basculé dans le show-biz ! Et les femmes ont été les premières jetées en pâture. Sans doute parce que notre image un peu kawaii [mignon, adorable en japonais], était plus vendeuse que celle d’un golgoth de deux mètres de haut. Les gens nous approchaient plus facilement. Ils nous demandaient des photos et des autographes. Maintenant, ce sont des agences énormes qui ont pris le dessus en gérant les carrières d’acteurs et de DJ célèbres. Mais nous, d’où venons-nous ? Lorsque nous avons commencé, nous n’avions personne pour nous accompagner. On voyageait seuls, sans technicien, sans manager et sans avocat. On n’avait rien. Et on n’aurait jamais osé demander un autographe à notre héros. Avec le succès, notre culture est devenue un produit. Donc inévitablement, l’image a pris le dessus.
Avez-vous personnellement souffert de ce basculement ?
Oui… Parce qu’à l’époque, je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Il faut des années avant de réaliser qu’on est en plein dedans. En fait, vous avez deux solutions. Vous rebeller complètement en refusant le changement pour rester dans le passé ou vous adapter en continuant de véhiculer votre message. Je ne pense pas que cela soit incompatible avec des valeurs solides et profondes. Pourquoi faites-vous ce métier ? Quelle est votre intention ? Si vous êtes musicien pour des raisons futiles… le résultat de votre musique le sera tout autant.
J’en conclue donc que la nostalgie ne vous effraie absolument pas ?
Vous savez, lorsque je regarde en arrière, je vois surtout que ce n’était pas mieux avant… Votre mémoire sélectionnera toujours les moments les plus heureux. C’est drôle, j’en parle souvent avec Michel Amato [The Hacker]. Avant la belle époque de l’électroclash, on jouait en Allemagne de l’Est, dans des hangars. Sur le moment, c’était une sorte de rêve. Mais en y repensant… c’était terriblement difficile. Techniquement, c’était un enfer. Personne ne nous assistait, on se retrouvait perdus dans des bleds pommés à discuter avec des promoteurs défoncés qui payaient en cash.
Plutôt complexe cette affaire…
C’était Koh-Lanta ! Avec du recul, je me dis que nous n’avons pas vraiment pu profiter de ce que nous vivions. C’est seulement après coup que je me suis rendue compte de ce que c’était que de jouer à la Love Parade de Berlin. Sur le moment, moi, je me pissais dessus… On n’avait que trente minutes de set, il ne fallait surtout pas se planter. Je ne sais pas ce que vous diront les autres artistes mais, concrètement, à l’époque, c’était une belle galère !
Beaucoup évoquent un changement radical à l’arrivée des réseaux sociaux.
Ah ça… La musique est alors devenue une compétition. Et puis, aujourd’hui, avec un ordinateur, vous pouvez composer dans l’espace lounge d’un aéroport. C’est un confort extraordinaire dont je profite aussi. Un luxe. Quand j’entends un jeune me dire : “Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, c’est difficile de se démarquer !” Je lui réponds : “Mais mon pauvre chou, tu crois quoi ? On en a chié nous aussi !”
Vous évoquez un certain confort voire un luxe. Les nouvelles technologies ont-elles, paradoxalement, restreint votre créativité musicale ?
Oh, il ne me faut pas grand-chose pour écrire une chanson. Quand j’ai une idée, en une heure, la structure est posée. En revanche, les sons ne sont pas bons. Autrefois, on enregistrait tout en live et puis on envoyait directement en mastering. Aujourd’hui, il faut des heures et des heures de production pour qu’un morceau sonne correctement. Et, malheureusement, je n’ai pas ce savoir. Je le confesse. J’en ai longtemps souffert pour ne rien vous cacher. Donc j’ai demandé de l’aide : quel plugin utiliser pour obtenir telle ou telle texture, reverb ou delay. Tout cela est très technique et, même si je ne sais pas comment cela fonctionne, je sais très bien ce que je recherche. On m’avait prévenue depuis longtemps : ne lis aucun manuel car de trop bonnes compétences techniques pourraient peut-être tuer ta spontanéité. Avec le temps, j’ai appris à m’entourer des bonnes personnes…
Êtes-vous inquiète à l’idée de ne pas être capable de vous renouveler ?
Oui, cette peur, nous l’avons tous. Tous… Dans n’importe quel métier créatif, on a peur de ne pas avoir la bonne idée. C’est l’angoisse de l’artiste. Mais certains vivent bien avec. Et puis, on ne peut pas refaire ce qu’on a déjà fait super bien. Je ne pourrais pas refaire mes titres cultes. Et si je les refaisais à l’identique, ou même mieux, on me dirait: “Ça y est, c’est encore un Frank Sinatra.” Dans tous les cas, je suis perdante. Il faut donc que je j’aille précisément là où je ne suis pas encore allée, vous ne croyez pas ?