Portrait intime de Gaspard Ulliel, à l’affiche du film de Xavier Dolan sélectionné au Festival de Cannes
Après avoir magistralement interprété Saint Laurent dans le film de Bertrand Bonnello, Gaspard Ulliel est à l’affiche du nouveau film de Xavier Dolan, “Juste la fin du monde”. Portrait d’un acteur sensible. Photos par Jean-Baptiste Mondino.
Photos par Jean-Baptiste Mondino.
Texte par Olivier Joyard.
Il y a quelques années, imaginer Gaspard Ulliel dans le premier rôle d’un film important demandait un certain effort, voire une petite dose d’inconscience. Ce n’était pas à cause de son talent, réel et palpable, mais plutôt le résultat d’une froide analyse de ses choix. L’univers cinématographique de cet acteur prometteur semblait parfois défier la logique. Que cherchait-il vraiment ? En 2007, on le croisait aux confins de Hollywood, dans le mauvais “prequel” du Silence des agneaux qui racontait la jeunesse sanglante d’un célèbre cannibale de fiction (Hannibal Lecter – Les origines du mal, de Peter Webber). La même année, il enfilait les costumes salis et kitsch de Jacquou le Croquant, un ratage signé Laurent Boutonnat. Deux ans plus tard, il faisait face à Jean Reno dans un thriller familial boursouflé de Laurent Tuel, Le Premier Cercle. D’autres ne s’en seraient pas remis. Sa transformation a été radicale. Il a crevé l’écran dans la peau d’un homme fulgurant et fragile, auquel il a consacré les trois dernières années de sa vie, un défi palpitant à sa masculinité comme à son travail de comédien. Dans Saint Laurent, de Bertrand Bonello (à ne pas confondre avec Yves Saint Laurentde Jalil Lespert), Gaspard Ulliel incarne le génial couturier comme s’il l’avait toujours secrètement espéré. Il se dégage de son jeu une forme d’évidence, une fièvre qui impose le respect. Nos souvenirs troubles sont effacés, Gaspard Ulliel est bien vivant.
Une telle évidence survient rarement dans la facilité. Avant de le voir revenir sous les spotlights de la manière la plus stylée qui soit, le doute a pris une place importante dans la vie de ce garçon timide et réfléchi, au visage captivant. L’introspection est un luxe que les acteurs ne peuvent pas se permettre d’éviter. Chez Gaspard Ulliel, le processus a duré plus longtemps que chez d’autres. Nous sommes au début des années 2010 quand il décide d’éteindre momentanément les lumières. “À cette période, je me suis mis de mon propre gré en attente prolongée, raconte-t‑il. Grâce au confort que m’offrait mon contrat avec Chanel [il est l’égérie du parfum Bleu depuis 2010], j’ai pu prendre un peu de distance pour essayer de redresser mon parcours vers des choix qui me correspondent plus. Cela voulait dire refuser certaines propositions. Ce n’était pas vraiment un risque. Au contraire, j’avais l’impression d’aller vers quelque chose qui me rendrait plus heureux et plus intègre. Mais c’était un pari, oui.” Que fait un acteur quand il ne travaille pas ? Il attend que le désir des autres se manifeste et espère catalyser le sien, le transformer positivement, en faire une matière fructueuse. Mais le quotidien n’est pas toujours poétique ni gracieux. “Pendant cette période de recentrage, j’ai connu beaucoup de moments de solitude, de doute et même d’ennui. Mais j’ai eu aussi cette capacité à me voiler la face, à m’installer dans une certaine inactivité. C’est une réflexion que je me suis faite après l’aventure de mon dernier film, extrêmement intense et enrichissante : comment ai-je pu tenir aussi longtemps sans projets majeurs ? Aujourd’hui, il me semble inconcevable de ne pas retrouver très souvent une ambiance de travail ultra-créative, qui muscle la tête. J’ignore comment j’ai pu freiner mon activité à ce point, mais j’en suis peut-être sorti grandi. J’ai patienté avant de croiser le rôle capable de me redonner une autre dimension. Je suis conscient du fait que j’aurais pu attendre bien plus longtemps.”
Il a fallu un reboot pour que la machine reparte avant ce que Gaspard Ulliel appelle la “période charnière” de sa vie – ses 30 ans. Celle de “la fin de l’indulgence”, comme il l’a définie lui-même. Ce moment où les erreurs sont moins bien acceptées, où la fraîcheur et l’intuition ne suffisent plus. “J’ai mis du temps à le comprendre. Peut-être parce que je suis d’un naturel très lent. On m’a toujours reproché ce défaut, depuis l’enfance. J’ai besoin de prendre mon temps, d’aborder les choses à mon rythme.”
À l’âge de 6 ans, un doberman lui laisse une cicatrice indélébile sur le visage. Avant ses 12 ans, une femme en passe de monter sa propre agence artistique lui propose de passer des castings. Il n’a aucun lien avec le milieu du cinéma. Ses parents travaillent dans la mode comme stylistes – son père dessine beaucoup pour le sportswear et a été à l’origine de marques comme Dorothée Bis. Les réalisateurs voient en lui une promesse. “Entre 11 et 17 ans, j’ai connu un apprentissage par paliers, de la télévision au cinéma.” Juste après l’adolescence, André Téchiné offre à Gaspard Ulliel son premier rôle important sur grand écran dans le drame historique Les Égarés. “C’est là que j’ai vraiment commencé à apprendre”, estime le jeune homme. Lors du Festival de Cannes, en 2003, les cinéphiles découvrent un acteur spontané et radieux, capable de renverser le cœur et le corps d’Emmanuelle Béart. “Je me souviens d’être arrivé sur le plateau sans trop savoir ce que j’allais apporter au personnage. André Téchiné réitère souvent cette expérience avec de jeunes acteurs car il aime jouer avec un côté vierge qui permet de modeler le comédien. Quand j’y repense, c’est un de mes premiers rôles au cinéma, mais aussi, peut-être, l’un des meilleurs. J’avais cette fraîcheur mutique. Au début, le tournage a été assez douloureux, car André n’était pas satisfait. Un jour, j’ai fait quelque chose dans une scène, et il a estimé qu’on avait une piste. Il a employé le mot ‘benêt’ et m’a parlé de L’Idiot de Dostoïevski. À l’époque, je ne l’avais pas lu… mais nous nous sommes lancés dans cette direction. Entre chaque prise, il se déplaçait et venait me parler.”
Pour un acteur qui débute jeune et cherche à durer, se débarrasser de sa première peau représente un défi majeur ; apprendre le métier et en approfondir les bases en est un autre. Au fil des années, Gaspard Ulliel a dû accepter d’improviser et de se tromper. “Parce qu’être acteur a fait partie de ma vie très tôt, j’ai peut-être accepté certaines choses sans prendre le recul que d’autres auraient pu avoir en commençant plus tard. En grandissant, je me suis rendu compte des pièges, des travers et surtout des directions que j’avais réellement envie de prendre. J’ai compris que plus j’allais avancer, moins il y aurait de sympathie envers le ‘jeune espoir’, y compris dans le travail concret. J’ai fini par m’apercevoir qu’un rôle mérite un travail de préparation important.” Jusqu’à son expérience sur Saint Laurent qui le révèle à lui-même en travailleur acharné, Ulliel s’est dessiné un personnage familier dans le cinéma français et international, mais aussi un peu à l’écart. “Je n’ai jamais été associé à une bande. À un moment, j’ai volontairement essayé de brouiller les pistes. Je pensais que c’était terrible d’enfermer les gens dans des boîtes. Mais aujourd’hui, je me dis que c’est un milieu qui fonctionne par familles, et qu’on ne peut pas être nulle part. Il faut s’insérer dans un univers, quitte parfois à s’en éloigner. Il faut entrer dans les considérations plus subjectives de l’art, sans oublier de s’inscrire dans une industrie. C’est un dilemme sans fin.”