David Lynch photographie les corps nus féminins, entre fantasme et réalité
Cinéaste américain à la renommée internationale, David Lynch publie en novembre dernier, avec la Fondation Cartier pour l’art contemporain un ouvrage de nus féminins, Digital Nudes.
Par Chloé Bergeret.
David Lynch a décidément tous les talents. Si la réputation de l’Américain au cinéma n’est plus à faire, portée par ses nombreux chefs-d’œuvre salués par la critique comme Blue Velvet (1987) ou Mulholland Drive (2001), il s’est aussi illustré au fil des années dans d’autres domaines artistiques. Peintre inspiré par l’esthétique de Francis Bacon, chanteur sur ses trois albums solo, en 2001, 2011 et 2013, ou encore réalisateur de clips, comme pour le musicien britannique Donovan en mai 2021, ainsi que le Moby en 2009. David Lynch a su prouver qu’il était un artiste total, à l’origine d’une esthétique propre qu’on a même qualifiée de “lynchénne”. Diplômé des Beaux-Arts de Philadelphie, l’homme âgé de 76 ans est aussi un photographe de talent. Son sujet de prédilection ? La sensualité du corps féminin, qui se confirme dans son nouveau recueil Digital Nudes, publié par la Fondation Cartier en novembre dernier. En 2007, déjà, l’institution parisienne faisait découvrir au public, à travers une grande exposition, tout l’univers du cinéaste, (peinture, installations, dessins, court-métrages, productions sonores). Une collaboration renouvelée en 2017 avec la publication du livre Nudes regroupant une centaine de nus féminins entièrement photographiés à l’argentique. Digital Nudes prolonge cette exploration photographique du corps, mais cette fois, avec la liberté offerte par le numérique. Tantôt en noir et blanc, tantôt en couleurs ou même sépias, les 125 photographies de corps nus voluptueux, prises entre 2017 et 2021, semblent s’alanguir entre les mains du lecteur ou de la lectrice qui feuillette le recueil.
Au fil des pages, on retrouve la passion du cinéaste de Blue Velvet pour le corps et la nudité envisagée sous toutes les coutures. Si dans tous ses films, les femmes se distinguent par leur personnalité fascinante et leur visage expressif, ici, ils disparaissent presque totalement au profit de fragments de corps et de peau anonymes. Ses cadrages rapprochés installent une grande intimité entre le spectateur et la modèle, comme lors d’une étreinte passionnée, comme il y en a si souvent dans les films de David Lynch– songeons aux ébats de Dorothy et Jeffrey dans Blue Velvet. Les couleurs sont chaudes, les lumières sont tamisées comme dans une alcôve éclairée à la bougie. Parfois à la limite de l’abstraction, ces silhouettes frôlent l’irréalité, visions envoûtantes de jambes, de bras et de courbes indéfinies, de bouches en clair-obscur et autres gros plans aux contours brumeux. On retrouve l’amour du cinéaste pour le flou et l’imprécis, porteurs d’une certaine forme de magie, comme les taches brumeuses au début de Mulholland Drive, ombres mystérieuse et inquiétantes. Ces personnages énigmatiques que l’on croirait avoir entrevus dans un demi-sommeil peuplent l’ouvrage de l’artiste, qui avouait en 2018, dans ses mémoires, son obsession pour les rêves éveillés et les distorsions de la perception. Obsession palpable aussi dans son cinéma, du film Lost Highway (1997) à la série Twin Peaks, (1990), dans lesquels la frontière entre l’existant et le fantasmé n’est jamais simple à délimiter – et c’est là tout le plaisir du réalisateur.
Tout n’est que correspondances dans l’œuvre de David Lynch : sa peinture, sa musique, ses films et sa photographie dialoguent, et son travail forme un tout cohérent qui s’auto-alimente. Les médiums changent, mais les thématiques restent les mêmes. Sensualité mais aussi sexualité, car ces clichés portent évidemment une lourde charge érotique, que l’on sent poindre également dans son cinéma. S’amusant des frontières entre réalité et fantasme, David Lynch nous plonge dans son univers hypnotisant, comme dans Mulholland Drive : les repères du spectateur disparaissent peu à peu, et il ne sait plus vraiment ce qu’il a sous les yeux, de le peau ou un paysage désertique, des corps ou de la fumée. En reprenant l’un des plus grands topos de la photographie, le nu, David Lynch réussit finalement ce qu’il fait si bien dans tout son art. Il bouleverse nos perceptions de la réalité et crée l’ambiguïté, il force le regard du spectateur à chercher un sens au cœur de l’énigme et l’invite à composer lui-même sa propre histoire. Lieu de tous les fantasmes, ce voyage en images au plus près de la chair est une invitation à la rêverie érotique.
Digital Nudes, (2022), recueil de photographies de David Lynch. Éditions Fondation Cartier pour l’art contemporain