Rencontre avec Joanna : « Les révolutions commencent par l’art »
Influencée par des artistes aventureuses comme Björk et FKA Twigs, la Française Joanna invente une musique hybride oscillant entre pop, électro et trap, qui puise autant dans la poésie et la mode que dans les théories féministes. Rencontre avec une artiste qui, sous ses airs de nymphe au timbre de sirène, est bien ancrée dans les combats de son temps.
Par Violaine Schütz.
Une jeune femme aux cheveux Orange mécanique, drapée dans de sublimes robes noires à plumes ou à découpes sculpturales, trône, impériale, au milieu du désert telle une vision fantasmagorique ou une héroïne de Tim Burton. En guise d’accessoires, cette créature fatale porte un cache-œil de pirate, d’imposantes boucles d’oreilles en forme de visage cubique ou des ongles longs comme des griffes. Déesse, vestale, sirène, guerrière, sorcière, nymphe… les évocations poétiques se bousculaient lorsque Charles de Vilmorin dévoilait sa collection de haute couture automne-hiver 2021-2022, onirique et gothique. Pour révéler toute la magie de ses créations baroques, le prodige de la mode avait choisi Joanna, jeune sensation de la pop française à l’univers chimérique et envoûtant. Qui, mieux que cette auteure-compositrice- interprète de 23 ans mêlant électro, chanson, trap et R’n’B, pouvait exalter l’esprit de ses créations ?
Originaire de la campagne, près de Rennes, la jeune femme aux origines martiniquaises (par sa mère) a littéralement fasciné le public, le 5 mars 2022, lorsqu’il l’a découverte en robe de vestale immaculée et crinière de feu, au milieu d’une dizaine de finalistes lors de la soirée Eurovision France c’est vous qui décidez !, diffusée par France 2. Si c’est finalement le groupe breton Alvan & Ahez qui a remporté la finale pour représenter la France lors du fameux concours international, Joanna a captivé l’assistance avec sa chanson Navigateure. Un hymne électronique qui parle d’émancipation, de détermination et de gratitude. “J’ai écrit le morceau comme un geste de remerciement par rapport à tout ce qui m’arrive ces dernières années, nous confie l’artiste.Il s’agit aussi d’une chanson qui dit à chacun que, quelle que soit sa place dans la société, qu’il soit dominé, oppressé ou qu’il subisse des violences, il peut arriver à bon port, à force de volonté. Même si la période que l’on traverse est difficile et qu’on a du mal à entrevoir un futur lumineux, je voulais faire passer un message d’espoir inclusif. L’idée était d’expliquer, à travers la métaphore de l’océan : si tu crois en toi et que tu te crées ton équipage de personnes ‘safe’, tu vas pouvoir conquérir une nouvelle terre, celle que tu désires, et avancer. Enfin, ce titre possède un autre niveau de lecture : l’image d’une femme qui trace sa route.”
Ce rôle de “navigateure” va comme un gant à une chanteuse qui mène sa carrière et son existence de main de maître, contre vents et marées. Sa mère, militaire, l’a inscrite tôt à des cours de piano, et la fillette écrivait des chansons pour réconforter son père, très malade. Mais c’est en 2018 que Joanna s’est fait un prénom, avec une chanson, Séduction, dont elle a réalisé elle-même le clip lascif. De tempérament indépendant, elle a également fondé son propre label, Joanna Club. La Rennaise exigeante, qui a suivi des études de cinéma et d’histoire de l’art, peaufine chacun de ses projets dans le moindre détail. Son premier album, Sérotonine (comme l’hormone du bonheur), sorti l’an dernier, raconte une histoire d’amour de A à Z, des débuts passionnés à la rupture, en passant par la jalousie, la solitude et un retour vers la figure maternelle. Pour mieux nous plonger dans les vertiges (et vestiges) du sentiment amoureux, l’artiste accompagnait cet objet musical d’un fanzine regroupant des textes, parmi lesquels ceux de la poétesse contemporaine Rim Battal, et d’illustrations. “Je crois que je suis une esthète,avoue Joanna. J’essaie toujours de proposer plus que de la musique. Je pense constamment au visuel. Au départ, je voulais d’ailleurs être réalisatrice ou styliste. Je puise beaucoup de mon inspiration dans des moodboards de shootings de mode et de défilés de créateur. J’adore Vivienne Westwood pour son attitude punk et le Margiela radical de la fin des années 80 et des années 90.”
Inspirée par des artistes audacieuses comme Mylène Farmer, Björk ou encore FKA Twigs, Joanna défend un univers fort où la sensualité côtoie le romantisme, la mélancolie et une certaine cruauté (souvent, dans les textes de l’artiste, les histoires d’amour, dévorantes, finissent mal). En regardant les photos et les vidéos de Joanna, on pense autant à la Britney Spears des années 2000 qu’à Wong Kar-wai ou aux tableaux des peintres préraphaélites. Se décrivant comme un mélange “de Vénus et de Lucifer”, la chanteuse envoûte les auditeurs par son timbre cristallin de sirène R’n’B à l’aura dangereuse. Dans ses clips, parée d’une coupe de cheveux courte orange fluo et d’un corset, on la croise chevauchant une moto tel un personnage de manga frondeur, twerkant, flirtant, tenant un homme en joue avec une arme, ou même marchant dans les bois suivie par une armée de chiens. Plus sulfureuse encore, Joanna est allée jusqu’à filmer les ébats du célèbre couple LeoLulu (duo vedette de l’univers des films X amateurs) pour illustrer son titre le plus osé et frontal : Sur ton corps.
Un parti pris aux allures féministes puisque, jusqu’ici, le monde de la pornographie a souvent été celui de la toute-puissance des hommes. Joanna confesse avoir lu Simone de Beauvoir sur le tard, mais, parmi ses influences, elle cite volontiers Virginie Despentes ou l’ouvrage Histoire de la virilité. Elle voit d’ailleurs ses chansons comme des réflexions sur les schémas amoureux impactés par le patriarcat : “Les révolutions commencent par l’art, revendique la jeune artiste. Les œuvres sont souvent à l’avant-garde des combats. Quelques années avant que des idées ou des engagements prennent forme dans la société, on en trouve les germes dans des chansons ou d’autres créations. Ma façon de contribuer au monde, c’est de parler de choses qui me préoccupent à travers mes morceaux. J’ai l’impression que je suis sans arrêt dans la révolte. Il y a toujours quelque chose dans le monde qui me met en colère, et ce sont les choses négatives, comme les tabous, qui m’inspirent davantage que ce qui est positif.” Ironie du sort, par la force cathartique de ses ritournelles addictives, Joanna parvient à faire monter en flèche la production de sérotonine dans les corps (toujours plus nombreux) de ses admirateurs…
Sérotonine (2021) de Joanna, disponible sur toutes les plateformes.