Armory Show 2020 : quels grands enjeux pour une foire d’art?
Sur la jetée de Manhattan, l’Armory Show, la célèbre foire d’art moderne et contemporain, vient tout juste d’ouvrir les portes de sa 26e édition. Jusqu’au dimanche 8 mars, elle présente un total de 183 galeries ainsi que trois sections mettant en œuvre des projets curatoriaux. À travers le regard de sa directrice et de ses trois commissaires, retour sur les grands enjeux de cette nouvelle édition.
Par Matthieu Jacquet.
Depuis 1994, le monde de l’art s’est considérablement transformé. Sur un marché en expansion continue (particulièrement aux États-Unis) où les œuvres atteignent des prix colossaux, les foires se multiplient, les méga galeries prospèrent et des musées titanesques ouvrent un peu partout dans le monde. Portés par cette frénésie, certains artistes longtemps absents de son histoire gagnent en visibilité, tandis que les réseaux sociaux propagent comme une traînée de poudre les scandales inhérents à l’art à l’ère d’Internet, ou que l’onde du mouvement #MeToo produit ses conséquences en chaîne. Un contexte profondément nouveau auquel doivent s’adapter artistes, commissaires d’exposition, galeristes, directeurs de musée et organisateurs de foire.
C’est en 1994 que naquit l’Armory Show, incontournable rendez-vous de l’art à l’orée du printemps. Répartie entre deux jetées, le Pier 90 et le Pier 94, cette foire new-yorkaise permet chaque année de découvrir ou de redécouvrir pendant quelques jours, sur les quais de Manhattan au bord du fleuve Hudson, des chefs-d’œuvre des XXe et XXIe siècles. En vingt-six ans, son tour d’horizon de la création moderne et contemporaine est parvenu à attirer près de 60 000 visiteurs par an. Mais à l’aube d’une nouvelle décennie, comment penser la nouvelle édition de cette foire internationale?
Une foire ancrée dans son époque
Alors que leur nombre ne cesse de croître, les foires d’art s’apparentent de plus en plus à des échiquiers où les visiteurs, tels des pions, sont contraints de se déplacer de case en case. Afin de contourner cette disposition orthogonale, l’Armory Show a, pour sa nouvelle édition, résolu d’intégrer des projets hors des strictes cloisons des stands. Commissaire de la section “Platform”, Anne Ellegood a ainsi choisi d’émailler la totalité de la foire avec les œuvres de sept artistes, suivant un fil rouge : l’emploi de la satire, de la caricature et de la parodie dans l’art pour aborder des problématiques sociales et politiques. Thème d’actualité alors que les États-Unis entament une nouvelle année électorale. “Que cela soit aux États-Unis ou dans le monde, tant de choses importantes sont débattues et affectent notre existence au quotidien. Plutôt que les foires d’art soient coupées du monde, j’ai souhaité réfléchir à la manière dont celles-ci pouvaient s’engager sur ces sujets actuels”, explique la curatrice.
Si l’on peut citer Charlie Billingham, Marnie Weber, Nathalie Djurberg et Hans Berg, Summer Wheat ou encore Christine Wang parmi les artistes exposés dans sa section “Platform”, une installation fera sans doute particulièrement parler d’elle : une longue Cadillac blanche coupée en deux. Entre la partie avant et la partie arrière est insérée une étrange cabine noire, munie de rideaux que le visiteur est invité à écarter pour contempler ce qu'elle renferme. Il découvre alors des cerfs, des boucs et des ours empaillés, disposés autour d’une table en bois et vêtus des robes noires revêtues par les juges de la Cour suprême des États-Unis. Réalisée en 1987 par le couple américain Edward et Nancy Kienholz, cette œuvre délibérément provocatrice et engagée – intitulée The Caddy Court – trouve ici un saisissant écho à l’actualité lugubre de la Cour suprême, telle que la récente nomination par Donald Trump du juge conservateur Brett Kavanaugh, accusé d’agression sexuelle par deux femmes. Pour lui donner tout l’impact qu’elle mérite, la foire réserve une place de choix à cette installation, en plein cœur du Pier 94 – un espace qui avait précédemment accueilli des œuvres monumentales de Pascale Marthine Tayou et de Yayoi Kusama.
Écrire une nouvelle histoire de l’art
Pendant des années, l’Armory Show avait séparé les artistes du XXe (réunis dans l’espace du Pier 92, actuellement en travaux) et du XXIe siècle (dans le Pier 94). Mais au fil des éditions, la partie moderne – trop statique – ne séduisait plus autant les visiteurs. Cette année, les deux périodes artistiques sont donc décloisonnées, comme le justifie la directrice de la foire Nicole Berry : “Pour cette édition, nous avons choisi une approche plus institutionnelle. Désormais, nous intégrons dans les deux espaces de l’art moderne et de l’art contemporain, afin d’inciter les visiteurs à tout visiter.” L’espace du Pier 90 se voit entièrement consacré aux trois sections conçues par les commissaires. Parmi elles, la section “Perspectives” propose pour la première fois une relecture de l’histoire de l’art en croisant des œuvres du XXe siècle et des œuvres d’artistes contemporains. Comme l’explique sa commissaire, Nora Burnett Abrams :“J’envisage l’histoire comme un continuum, c’est pourquoi je pense que ce qui s’est passé il y a plusieurs décennies est toujours pertinent aujourd’hui.” Les dix-huit galeries figurant dans la section “Perspectives” présentent des artistes dont le travail évoque justement ces va-et-vient dans le temps, à l’instar de l’Américain Tim Youd, qui, sur une période de dix ans, s’est engagé à retaper à la machine à écrire 100 nouvelles du XIXe et du XXe siècle.
Récemment, une nouvelle vague féministe mondiale concomitante au séisme #MeToo a également incité le monde de l’art à réexaminer son histoire, en dénonçant la proportion écrasante d’hommes blancs hétérosexuels parmi les artistes qui sont les plus chers du marché et qui connaissent la postérité la plus importante. En vue de contribuer à un renversement de cette réalité très ancrée, l’Armory Show s’allie cette année à l’association française AWARE qui vise à mettre en avant les artistes femmes mises de côté dans le passé : sa fondatrice, Camille Morineau, a ainsi proposé un parcours entre les galeries axé sur plusieurs plasticiennes. En outre, l’association décernera un prix à une artiste femme pendant la foire. Faire connaître des artistes oubliées ou peu exposées est également au cœur de la démarche des trois femmes commissaires invitées par l’Armory Show : dans “Platform”, Anne Ellegood a choisi de montrer pour la première fois à New York le travail de l’Américaine Trulee Hall, tandis que la section “Perspectives” remet en lumière les œuvres de Corinne Michelle West, peintre de l’expressionnisme abstrait qui s'est longtemps dissimulée derrière un pseudonyme masculin (Michael West) afin d’asseoir sa crédibilité.
Dans l’ombre de la banane
Il y a quelques mois à peine, le monde de l’art se voyait secoué par une polémique insolite, partie d'Art Basel Miami et causée par un objet on ne peut plus trivial : une banane scotchée au mur du stand de la galerie Perrotin par l’artiste Maurizio Cattelan, qui trouva acheteur au prix de 120 000 dollars. Trustant les gros titres des médias généralistes du monde entier, l’événement a lancé un nouveau débat pointant les excès du marché de l’art, tout un chacun y allant de son petit commentaire pour dénoncer l’absurdité d’un milieu déconnecté du réel. Pour autant, ce bad buzz a aussi permis à la foire américaine d’accéder à une visibilité rare, suscitant nombre de questions sur le devenir du marché de l’art à l’heure où une information fait le tour du globe en quelques minutes et où les réseaux sociaux semblent tout-puissants. Impossible pour les commissaires et directeurs de foires de rester insensibles à cet événement symptomatique de notre époque. Si la commissaire Anne Ellegood regrette que la perception de l’art contemporain par le grand public se fasse seulement à travers le prisme du scandale, son homologue Nora Burnett Abrams salue, de son côté, le geste provocateur de l'artiste italien : “Le marché de l’art est une entité impressionnante, qui ne cesse de grossir, avec une demande croissante. Sa puissance et sa rapidité fascinent, et Maurizio Cattelan a pointé cela du doigt d’une manière extrêmement prosaïque.”
Poursuivant cette réflexion sur le rapport de l'art au grand public, l’Armory Show voit grand : afin d'aller à sa rencontre, quoi de mieux que de faire littéralement sortir la foire de ses propres murs ? C’est donc dans le très touristique quartier new yorkais de Times Square que l'exposition se prolongera. Pendant un mois, les célèbres écrans des buildings diffuseront tous les soirs, juste avant minuit, une vidéo de l’artiste Jeffrey Gibson, connu pour rendre hommage à ses origines amérindiennes à travers ses peintures, sculptures et textiles qui mobilisent un savoir-faire traditionnel. Baptisé She Never Dances Alone, son nouveau film s’inscrit dans cette lignée en mettant en scène la “jingle dress dance”, une danse originaire de la tribu des Ojibewés. Samedi 7 mars au soir, la danseuse filmée dans la vidéo sera elle-même présente dans les rues de Times Square pour interpréter sa chorégraphie avant que son image ne s’affiche en grand sur les écrans. L’occasion de clore en beauté cette 26e édition de la foire américaine.
The Armory Show, du 5 au 8 mars sur les Piers 90 et 94, New York.