Takashi Murakami : “Pour dessiner ces pénis hypertrophiés, il faut être impuissant. L’imagination prend le relais.”
Rencontre et carte blanche à l’artiste star japonais qui prend possession de la salle de bal de la galerie Perrotin à Paris, jusqu’au 21 décembre, avec son célèbre personnage Mr DOB, de nouvelles sculptures hypersexualisées et d’étonnantes peintures en hommage à la tradition picturale asiatique.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Portrait Rayan Nohra.
Numéro art : À la galerie Perrotin, les deux longues peintures et les trois tondos [formats ronds] que vous présentez semblent très éloignés des réalisations pop qui ont fait votre succès. Comment les arts traditionnels chinois et japonais ont-ils influencé ces œuvres ?
Takashi Murakami : Le motif de poisson que j’ai utilisé dans ces nouvelles peintures trouve son origine dans des céramiques de la dynastie Yuan en Chine [XIIIe et XIVe siècles]. Au tout début de ma carrière, l’un de mes premiers collectionneurs m’a prodigué un conseil : “M. Murakami, si vous voulez vraiment devenir artiste, vous devez vous placer dans un état d’esprit bien particulier.” Nous nous sommes alors rendus dans un musée consacré à la céramique. Nous nous sommes arrêtés devant des moon jar, céramiques blanches d’origine coréenne. “Voyez-vous, M. Murakami, m’a-t-il dit, ces œuvres sont en réalité des emblèmes de la sexualité. L’art entretient une relation très puissante avec la sexualité – un attrait. Pourquoi, à votre avis, se met-on à s’intéresser à l’art en prenant de l’âge et à collectionner la céramique ? Parce que les gens se remémorent leur jeunesse et se mettent à éprouver une certaine nostalgie pour leur sexualité passée… À travers l’art, on rêve de sexualité.” Dans ce musée, j’avais été troublé par un vase en particulier, celui où figurait ce motif de poisson. J’avais déjà dessiné des poissons et j’ai toujours été intéressé par la nature, les poissons ou les fleurs, mais je ne me suis senti capable de représenter ce poisson qu’aujourd’hui, à l’âge de 57 ans, soit trente-huit ans plus tard.
“Tous ces pénis hypertrophiés, on ne peut les dessiner que lorsqu’on est impuissant. L’imagination prend le relais. Il ne s’agit pas à proprement parler de déformation, mais d’une représentation réaliste de l’imaginaire.”
S’agit-il de sexualité ou d’un élan vital incarné par la figure du poisson ?
À 57 ans, je m’approche de ma mort. Je n’appréhende donc plus l’art de la même manière. Être en vie est un miracle. Mais au moindre déséquilibre, la mort se profile. Mon travail consiste essentiellement à préserver, à l’aide de formes, l’instant miraculeux de la vie.
La sexualité n’est pas une thématique nouvelle chez vous. Vous présentez d’ailleurs à nouveau des sculptures hypersexualisées. Pourquoi les attributs sexuels sont-ils hypertrophiés ?
Il existe au Japon une tradition d’estampes érotiques, les makurae, où les organes sexuels sont représentés sous une forme hypertrophiée. Je m’en suis inspiré lorsque j’étais étudiant aux Beaux-Arts. Le professeur chargé du cours d’anatomie nous projetait des diapositives d’estampes de Hokusai. “J’ai 62 ans, nous expliquait-il, et je suis devenu impuissant en vieillissant. Mais l’imagination prend le relais et devient débordante.” Ce n’était pas une information bien utile pour un étudiant, mais aujourd’hui je comprends enfin ce qu’il voulait dire. Tous ces pénis hypertrophiés, on ne peut les dessiner que lorsqu’on est impuissant. L’imagination prend le relais. Il ne s’agit pas à proprement parler de déformation, mais d’une représentation réaliste de l’imaginaire. Plus on vieillit, plus l’expression devient exagérée et extrême.
“Dans les années 90, les artistes japonais se sont mis au language art… tout en ne maîtrisant pas l’anglais et en multipliant les fautes d’orthographe.”
On peut découvrir à Paris de nouvelles versions de Mr DOB, l’un de vos personnages iconiques qui fusionne différentes références pop. Pouvez-vous revenir sur son origine ?
Les gens me disent souvent, à tort, que Mr DOB est une sorte de réinvention de Mickey Mouse. Mickey Mouse est proprement américain. Je l’ai compris lorsque j’habitais à New York. Les villes américaines sont infestées de souris. Mais vous ne trouverez pas cet animal au Japon. Les personnages japonais prennent plutôt les traits d’animaux domestiques : de chats ou de chiens. En ce qui me concerne, je me suis inspiré de Doraemon, un personnage de manga qui était très célèbre après la guerre – un chat sans oreilles – et de Sonic, le personnage de jeux vidéo de Sega.
Pourquoi ce nom, Mr DOB ?
Dans les années 90, le monde entier était fasciné par le language art [utilisation, dans l’art, du langage et de la typographie] de Jenny Holzer, Barbara Kruger ou Joseph Kosuth. Tous ces artistes se sont bien sûr très bien importés au Japon. Et les artistes japonais se sont mis au language art… tout en ne maîtrisant pas l’anglais et en multipliant les fautes d’orthographe. Cette situation était ridicule. Je me suis dit que si je devais faire du language art, je devrais le faire en japonais. Il existe un mot en japonais qui signifie “Pourquoi”, doushite, et une variante avec une prononciation plus provinciale, dobojite. J’ai réinterprété ce terme à la manière du language art en le synthétisant en “DOB”. Ensuite l’idée m’est venue de donner à ce mot la forme d’un personnage. Le “O” formait son visage, et le “D” et le “B”, ses deux oreilles. Pendant sept ou huit ans, je n’ai eu aucun succès avec Mr DOB. Et tout à coup, cela a explosé. Mr DOB était partout. Et plus je le réalisais de manière approximative et hasardeuse, plus il avait du succès !
“En Occident, des voix s’élèvent : ‘Si vous vendez des objets aussi bon marché, la valeur de vos œuvres va s’effondrer.’ En Asie, la mentalité est tout autre : ‘Si vos œuvres sont trop chères, on ne pourra pas les acheter.’”
À l’époque, le Japon offrait-il un contexte favorable à l’art contemporain ?
Je pensais sincèrement que les probabilités pour que se développe un art contemporain au Japon étaient très faibles. Après la Seconde Guerre mondiale, les vainqueurs ont pris le leadership dans tous les domaines, y compris artistiques. Nous avions le manga par exemple, mais il suivait des règles spécifiquement japonaises. L’art contemporain – c’est-à-dire l’art des vainqueurs – suivait des règles américaines, anglaises ou françaises. Les vaincus ne pouvaient que rêver de cet art des vainqueurs. Alors comment faire de l’art contemporain avec des règles japonaises ? Cela me semblait impossible. Le complexe d’infériorité inculqué aux Japonais par la défaite avait créé une trop grande distorsion. Certains artistes s’y sont essayés, mais ils n’ont pas réussi à percer sur la scène internationale. J’ai choisi une autre approche en étudiant les règles de l’art contemporain aux États-Unis et j’ai été accepté par les scènes artistiques occidentales. Mais les Japonais détestaient. À leurs yeux, j’étais un traître. Cette distorsion subsiste encore.
La place des objets en édition limitée ou des collaborations avec des maisons de mode est de plus en plus importante dans le monde de l’art contemporain. Considérez-vous ces objets comme des œuvres d’art ? Représentent-ils un revenu important pour vous ?
Ce marché a explosé, particulièrement à Hong Kong et en Chine. Mais on est là hors des règles du marché de l’art occidental. En Occident, des voix s’élèvent : “Si vous vendez des objets aussi bon marché, la valeur de vos œuvres va s’effondrer.” En Asie, la mentalité est tout autre : “Si vos œuvres sont trop chères, on ne pourra pas les acheter.” Nous sommes dans une situation où deux univers aux règles totalement opposées coexistent. Car les clients asiatiques sont aussi présents sur les foires d’art contemporain occidentales comme la FIAC ou Frieze. Mais ce public regarde les œuvres qui y sont présentées de la même manière que les objets considérés comme des jouets en Occident. Je suis en pleine réflexion sur le sujet. Moi aussi, je réalise toutes sortes de petites figurines. Mais jusqu’à quelle quantité ? Quel est le seuil critique au-delà duquel le marché risque de s’effondrer ? Actuellement, je fais des expérimentations. Je ne souhaite pas que le marché s’effondre, mais j’essaie d’aller jusqu’au point de rupture.
Exposition Baka, de Takashi Murakami, chez Perrotin Paris, jusqu’au 21 décembre.