25 oct 2017

Pulsions, violence, sexe… Le génie Brian De Palma décrypté

Brian De Palma est l’un des cinéastes les plus palpitants encore de ce monde. Derrière ses multiples chefs-d’œuvre tels que Scarface, Furie, Body Double, Carrie, Phantom of the Paradise ou encore Blow Out, se cachent souvent des éléments biographiques constitutifs et même des morceaux de la grande histoire. Retour sur la vie et l’œuvre de cet immense réalisateur à l’occasion de la sortie d’un superbe coffret livre et DVD chez Carlotta Films.

Passion (2012) de Brian De Palma.

1. SES OBSESSIONS : VIOLENCE, SEXE, VOYEURISME, SOIF DE POUVOIR…

 

Regarder les films de Brian De Palma ressemble à un voyage dans la psyché humaine, ses pulsions les plus inavouables et ses nombreux tourments. Ses thrillers psychologiques racontent nos vices avec une bonne dose d’hémoglobine, de couleurs héritées du polar à l’italienne et d’humour. Carrie au Bal du Diable (1976) adapté de Stephen King parle de la difficulté d’être une adolescente et de l’épreuve horrifique de la « prom night » pour en faire une fable aussi gore que féministe. Puisant dans ce qu’il observe, le réalisateur a l’idée de son moins connu mais tout aussi brillant Pulsions (1980) en voyant des talk-shows sur les transsexuels. Quant au virtuose Blow Out (1981) inspiré d’Antonioni, il s’attache au cynisme d’une époque où l’on se bat pour défendre ses idées quitte à mettre en danger ses proches. Le personnage de Travolta y sert même de double au cinéaste, habillé d’une veste proche de celles que porte De Palma. Enfin Scarface (1983) et Les Incorruptibles (1987) dévoilent les aspects les plus sombres de l’homme capable du pire. Serait-ce ce qui motive le désir de se couper de ce monde de fous ? L’isolement reste en effet un thème majeur de l’œuvre de De Palma (ses personnages se créent leur propre monde, à l’image de Sherman dans Le Bûcher des vanités). Le cinéaste est en effet fasciné, dans la vie réelle, par les hommes qui se repliaient dans leur bulle comme Howard Hughes, Hugh Hefner ou Walt Disney. La raison de sa légendaire discrétion ?

 

Carrie au Bal du Diable (1976) adapté de Stephen King parle de la difficulté d’être une adolescente et de l’épreuve horrifique de la « prom night » pour en faire une fable aussi gore que féministe. 

Pulsions (1980) de Brian De Palma. CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES © 1980 WARNICK ASSOCIATES. Tous droits réservés. © 2012 METRO-GOLDWYN-MAYER STUDIOS Inc. Tous droits réservés.

2. SA FAMILLE PSYCHOTIQUE 

 

Dans les films de De Palma, les relations interpersonnelles sont souvent tendues, parfois même angoissantes. Il semblerait que cela remonte à son enfance. Le jeune homme né en 1940 à Newark dans l’État du New Jersey est le fils d’un chirurgien orthopédiste d’origine italienne, au tempérament assez froid, et d’une femme au foyer frustrée, rêvant de devenir de cantatrice, qui se disputaient violemment. Ces deux catholiques eurent la mauvaise idée de confier un rôle clé à leur fils dans le mauvais film difficile de leur divorce, en 1958. Après avoir essayé de mettre fin à sa vie à l’aide de somnifères, la mère avoua à son rejeton que son père la trompait. Folle de rage et de tristesse, elle manipula l’enfant pour qu’il se transforme en détective privé à sa solde, afin de trouver des preuves de l’infidélité du père. Dans une recherche d’indices digne de son futur film Blow Out (1981), le petit garçon tenta d’enregistrer les conversations téléphoniques de son géniteur, puis le suivit, appareil photo en main. Il finit par entrer à l’improviste dans son bureau pour le surprendre en flagrant délit. Un traumatisme. De Palma souffrira longtemps de cette instrumentalisation et du divorce qui le séparera de ses deux frères. Le concept de la famille, si cher aux Italiens, représente à ses yeux « une structure où s’exerce manipulation et destruction de l’individu ». Une vraie mafia.

 

 

Folle de rage et de tristesse, sa mère manipula Brian De Palma enfant pour qu’il se transforme en détective privé à sa solde, afin de trouver des preuves de l’infidélité du père.

Obsession (1976) de Brian De Palma. CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES © 1975 Yellowbird Films, LTD. Tous droits réservés.

3. SA PASSION POUR LA SCIENCE

 

Brian De Palma a d’abord commencé à s’intéresser à la science, la physique et l’électronique, démontant ado des appareils pour voir de quoi ils étaient faits. En 1958, il suit des études de sciences physiques à l’Université Columbia (Manhattan). Il devait y rester deux ans avant de suivre l’exemple de son brillant frère aîné, entré au MIT. Mais très vite, il se rend compte que les humanités et l’histoire de l’art l’intéressent bien plus. À Columbia, beaucoup d’étudiants parlent de de cinéma à longueur de journée. C’est là qu’il découvre la finesse de la Nouvelle Vague (Godard, Truffaut), mais aussi Fellini et Visconti qui auront une grande influence stylistique sur ses films. Il voit aussi à ce moment-là Sueurs froides d’Hitchcock : un choc visuel qui va le marquer à vie, au point de presque le copier-coller dans Obsession en 1976, et de se spécialiser en grande partie dans le suspense. Sa formation scientifique le pousse également à s’intéresser à la fabrication technique des films qui l’obsèdent. Il se réoriente alors vers un diplôme de Bachelor of Arts en 1962 (sans l’appui financier de son père qui déplore ce changement de carrière) et se met à réaliser ses premiers courts-métrages. La vision parfois intransigeante à l’œuvre dans ses films vient aussi de l’ADN scientifique de sa famille (père et frère) : l’humain y était souvent oublié au profit de données beaucoup plus tangibles. 

 

 

Il voit aussi à ce moment-là Sueurs froides d’Hitchcock : un choc visuel qui va le marquer à vie, au point de presque le copier-coller dans Obsession en 1976.

Scarlett Johansson dans le Dahlia Noir (2006).

4. LA GRANDE HISTOIRE DES ETATS-UNIS

 

Pendant ses études dans années 60, Brian De Palma est perturbé par deux faits importants de l’histoire américaine : la Guerre du Viêt Nam et l’assassinat de Kennedy. Comme pour de nombreux Américains, notamment ceux du mouvement hippie, la guerre du Viêt Nam est absurde. De Palma ne croit pas la théorie géopolitique des dominos – selon laquelle le communisme serait contagieux – vendue par les dirigeants. Pour lui, le Viêt Nam est la preuve que de simples idées peuvent causer des millions de morts. Il essaiera de se faire réformer pour échapper au front, prétendant être gay (une des techniques douteuses employées à l’époque), avalant des substances toxiques allergènes, fumant trop pour tousser et déclamant être communiste. Ses manœuvres paieront : l’artiste n’ira pas se battre pour une cause condamnable. L’autre événement tragique qui le forgea, c’est le meurtre de Kennedy en 1963. La longue enquête, le déballage médiatique ainsi que les théories du complot entourant cet assassinat ont joué un rôle fondamental dans son esthétique. La multiplication des points de vue autour d’un événement sera l’un des traitements visuels les plus employés dans ses longs-métrages (comme dans Snake Eyes en 1998). L’enquête sur la mort Kennedy et le Viêt Nam sont même directement  évoqués frontalement dans la satire Greetings (1968) avec De Niro. La conscience sociale de De Palma lui permettra d’être vu comme un grand commentateur des séismes de son temps, sachant capter l’angoisse engendrée par les conflits injustes et le meurtre comme peu surent le faire.

 

 

Le meurtre de Kennedy en 1963, La longue enquête, le déballage médiatique ainsi que les théories du complot entourant cet assassinat ont joué un rôle fondamental dans son esthétique.

PHANTOM OF THE PARADISE © 1974 HARBOR PRODUCTIONS, INC. RENOUVELÉ © 2002 HARBOR PRODUCTIONS, INC. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

5. LE GÉNIAL PHANTOM OF THE PARADISE 

 

Tout au long de sa carrière, De Palma connut les succès publics ou critiques, notamment dans les années 80 avec Scarface (massacré par les journalistes à sa sortie, mais encensé par la plèbe) et Les Incorruptibles. Mais sa carrière subit aussi de grands passages à vide, le plongeant souvent dans des périodes de dépression. En 1974, il connaît la consécration avec l’un de ses plus beaux films, la comédie musicale dantesque, émouvante, métaphysique et rock’n’roll Phantom of the Paradise, auréolée du Grand Prix au Festival du film fantastique d’Avoriaz de 1975 et adulée par Daft Punk. Son histoire n’est pas seulement adaptée du Fantôme de l’Opéra, mais aussi du sentiment d’être dépossédé de son œuvre ressenti quelques années plus tôt. De Palma a en effet très mal vécu d’être viré du montage de son film anticapitaliste Get to Know Your Rabbit (1972) par un grand studio : la Warner. Dans Phantom of the Paradise, le héros, un songwriter génial mais sans charisme appelé Winslow, est dépouillé de ses chansons par une figure maléfique et doit se tapir dans l’ombre. De Palma n’aura pas à porter de masque ni à vendre son âme, mais se vengera en proposant un film cathartique mettant en scène Hollywood comme le diable dans le personnage terrifiant de Swan, producteur nain grotesque et véreux.

 

 

De Palma a en effet très mal vécu d’être viré du montage de son film anticapitaliste Get to Know Your Rabbit (1972) par un grand studio : la Warner. 

6. LE CHEF-D’ŒUVRE SCARFACE

 

En 1983, le réalisateur sort Scarface, remake d’un film d’Howard Hawks de 1932 remis au goût du jour (l’alcool de la prohibition est devenu de la cocaïne, et l’immigré italien, un Cubain). Écrit par Oliver Stone et porté par un impressionnant Al Pacino dans le rôle de Tony Montana, il deviendra le film culte de plusieurs générations. Le gangster Tony a inspiré la culture hip-hop (les rappeurs de PNL multiplient les références au film) et une partie de la jeunesse des no go zones, voyant en lui une icône virile, stylée et gonflée d’honneur ainsi qu’un self-made-man accompli. Cet immigré latino est parti de rien pour devenir de puissant et de respecté dans le milieu de la drogue. Mais De Palma n’a jamais cherché à faire l’apologie de la violence à travers des scènes de massacre dures à oublier. C’est plutôt une critique acerbe du rêve américain, addiction dont on peut mourir quand elle est consommée à trop forte dose, qui se joue en fait ici. « C’est le rêve capitaliste qui perd la tête », disait De Palma. Bercé par la musique synthétique et électrisante de Moroder, on assiste à la chute d’un personnage shakespearien qui symbolise notre soif de pouvoir et de fric. Scarface, c’est une balafre à la gueule de la superpuissance américaine. Trump ne devrait pas liker.
 

Coffret De Palma (livre et  6 DVD) chez Carlotta Films, sortie le 11 novembre 2017.