Maître de l’outrenoir, le peintre Pierre Soulages s’éteint à l’âge de 102 ans
Né en 1919, le peintre Pierre Soulages a traversé le siècle dernier par sa pratique radicale, explorant depuis les années 40 les limites de la toile jusqu’à l’envahir de sa couleur signature, le noir, pour y faire jaillir la lumière à travers un inlassable exercice de style. L’artiste français exposé aux quatre coins du monde par des institutions prestigieuses, telles que le Louvre ou le musée de l’Ermitage, vient de s’éteindre à l’âge de 102 ans.
Par Matthieu Jacquet.
Maître de l’outrenoir, géant de la peinture abstraite – au sens propre comme au figuré, l’homme mesurant près de 2 mètres –, artiste majeur de la deuxième moitié du 20e siècle, star des enchères dont les œuvres battent aujourd’hui des records de vente dans le monde entier, et ont intégré les collections des plus grands musées… Les qualificatifs ne manquent pas pour qualifier Pierre Soulages. Né en 1919 à Rodez (Aveyron), un an après la fin de la Première Guerre mondiale, l’homme a traversé le dernier siècle en poursuivant une quête picturale toujours plus radicale, jusqu’à l’exploitation unique sur ses toiles d’une couleur : le noir, qu’il déclinait à l’infini depuis les années 60, et dont l’utilisation exclusive a assuré la notoriété internationale autant qu’elle a façonné la signature artistique. Exposé aux quatre coins de la planète, de New York à Saint-Pétersbourg, le centenaire aura – comme le rappelle le journal Le Monde – rencontré tous les présidents français de la Ve République, de Charles de Gaulle à Emmanuel Macron, et connu une immense reconnaissance de son vivant. Il vient tout juste de s’éteindre à l’hôpital de Nîmes, seulement deux mois avant de fêter son cent-troisième anniversaire.
Tout au long de sa carrière, Pierre Soulages aura revendiqué une approche très intuitive de la peinture. Sa première émotion lui vient lorsqu’encore enfant, il visite l’abbatiale Sainte-Foy de Conques, chef-d’œuvre de l’architecture romane situé à quelques heures de sa ville natale. Sa pratique du dessin et de la peinture naît à ce moment-là, nourrie dès la fin de son adolescence par ses expériences auprès d’archéologues. Mais c’est véritablement à partir des années 40 que l’artiste affirme une pratique picturale plus radicale, s’approchant des grandes figures de l’expressionnisme abstrait aux États-Unis telles que Franz Kline et Mark Rothko ou encore de peintres comme Hans Hartung. Dès 1948, il accède à la notoriété lorsque son travail est présenté en Allemagne aux côtés de ce dernier ou encore de František Kupka. L’exposition tournera ensuite à New York, présentée au Guggenheim et au MoMA, offrant à Soulages les débuts d’une visibilité internationale.
À l’époque, ses peintures se caractérisent par la rencontre de gestes expressifs zébrant la toile à coup de brosse. Si on y discerne des tonalités bleues, rouges ou encore marron, le noir reste la couleur dominante qui vient recouvrir ses ensembles, comme l’irrémédiable couleur qui viendra finaliser l’œuvre. “Un jour, on m’a demandé́ : “Que dessines-tu là ?” confiait l’artiste au célèbre commissaire Hans Ulrich Obrist dans les pages de Numéro art il y a quelques années. Et j’ai répondu : “De la neige.” Elle était noire, ça a bien fait rire tout le monde. Personne n’a compris. On ne disait pas que j’étais “idiot”, mais “original”. Je n’étais pas comme les autres.” Dès la fin des années 60 toutefois, sa palette chromatique commence à se limiter aux contrastes entre le noir et le blanc. Il faudra attendre un plus de dix ans pour que naisse, en 1979, la technique qui inscrira le nom de Pierre Soulages à l’encre indélébile dans l’histoire de l’art : l’application et la superposition de couches de peinture noire jusqu’à envahir l’intégralité de la toile, faisant jaillir la lumière à travers les rayures, textures et reliefs de la matière accumulée. “J’ai compris que je ne travaillais plus avec du noir, mais avec le reflet de la lumière sur les surfaces noires, se rémémorait ensuite le plasticien. Quand la peinture était striée, elle vibrait d’une certaine manière, quand elle était plate, tout était calme.” Née d’un échec de l’artiste devant l’une de ses œuvres, cette technique particulière donnera même lieu à un nom, l’outrenoir, aujourd’hui définitivement gravé comme l’emblème pictural de l’artiste.
À partir des années 80, Pierre Soulages continue inlassablement à peaufiner sa technique caractéristique en jouant notamment sur les répétitions de motifs et le croisement des lignes verticales horizontales et obliques sur des formats monumentaux mêlant souvent plusieurs panneaux. Les débuts de sa pratique artistique se voient d’ailleurs couronnés lorsqu’en 1987, il sera invité à réaliser les vitraux de l’abbatiale de Conques, le lieu qui lui a donné sa première impulsion créative. La boucle est bouclée. Récompensé du Praemium Imperiale en 1992, l’une des plus grandes distinctions pour les beaux-arts au Japon, l’homme connaît suite à cela de nombreuses expositions personnelles, les plus mémorables restant sûrement celle au Centre Pompidou en 2009, qui attira 500 000 visiteurs – preuve indéniable de sa popularité –, celle présentée au musée des Beaux-arts de Lyon en 2012-2013, et bien sûr, l’exposition que lui consacre en 2019 le musée du Louvre, d’ordinaire peu enclin à accueillir des artistes contemporain en son sein, à l’occasion du centième anniversaire du peintre. Outre ces expositions temporaires, Pierre Soulages gagne la reconnaissance de sa région occitane par la création au musée Fabre à Montpellier d’un espace permanent dédié à son travail, ainsi que l’inauguration en 2014 d’un musée Soulages, écrin pour célébrer son œuvre dans toute sa splendeur. Sise dans sa ville natale de Rodez, l’institution, qui a présenté en son sein des expositions d’Yves Klein, Jesús-Rafael Soto, ou encore Fernand Léger actuellement, consacre – à la demande du peintre français – une partie de son bâtiment à l’accueil des œuvres d’autres artistes.
Reflet de sa reconnaissance institutionnelle, le succès de Pierre Soulages s’est également étendu au marché. Représenté depuis une dizaine d’années par la galerie Perrotin, l’un des leaders de l’art contemporain en France comme à l’international, l’artiste est devenu en 2018 le peintre vivant le plus cher du monde pendant quelques temps, après la vente aux enchères de l’un de ses Outrenoirs par Christie’s New York pour 10,6 millions de dollars. À cette occasion, il est également devenu le premier peintre français vivant à avoir dépassé la barre des 10 millions pour l’une de ses œuvres, record généralement atteint par des peintres britanniques ou américains. Des records majeurs qui ne l’ont pourtant, d’après ses mots, jamais beaucoup ému. Toute sa vie durant, l’artiste semble être resté humble et terre à terre, qualités précieuses chez des personnalités de son envergure. Préférant livrer ses œuvres à l’expérience sensorielle du spectateur plutôt que les encombrer d’un discours conceptuel, il a d’ailleurs maintenu une certaine opacité sur leurs inspirations et son propre imaginaire, intitulant systématiquement ses toiles par le sobre mot “Peinture” suivi de leurs dimensions et de leur date de réalisation. S’il a poursuivi pendant plus de cinquante ans la quête du noir, Pierre Soulages a toujours reconnu les limites de son entreprise : pour lui, le noir absolu n’existe pas et ne pourra donc jamais être atteint par les artistes. Preuve ultime de son indéfectible lucidité.