29
Martin Margiela
Né en 1957 à Louvain en Belgique, Martin Margiela grandit entre traditions textiles et gestes silencieux.

Les débuts de Martin Margiela
Dès l’enfance, le futur créateur s’amuse à transformer les vêtements de ses poupées. Non pas pour jouer, mais déjà pour interroger la forme. Influencé par sa grand-mère couturière, il perçoit le vêtement comme un langage, une énigme, un support de réinvention.
Les origines du mystère
En 1974, le jeune homme entre à l’Académie Royale des Beaux-Arts d’Anvers, où il se distingue rapidement. Tandis que plusieurs de ses camarades formeront le collectif des « Six d’Anvers », Margiela suit un chemin parallèle. Plus discret, plus conceptuel, il préfère l’ombre à la scène. Son regard, néanmoins, capte déjà l’invisible.
L’assistant de Gaultier

À partir de 1984, le créateur travaille pendant trois ans auprès de Jean Paul Gaultier. Plutôt que de s’imprégner du spectaculaire, il observe en silence. Grâce à cette expérience fondatrice, Margiela perfectionne sa technique, tout en aiguisant une vision critique de l’industrie. L’envie d’échapper aux codes devient manifeste.
En 1988, avec la galeriste Jenny Meirens, le designer fonde la Maison Martin Margiela à Paris. Très vite, le ton est donné. Aucune interview, aucune apparition publique, aucune photographie. L’étiquette de la marque est blanche, cousue à quatre points visibles. Le vêtement, seul, doit parler. Ce refus du culte de la personnalité s’impose alors comme un geste radical, à rebours des usages médiatiques.
Déconstruction et disparition
Dès les premières collections, le langage de Margiela se précise. Les vêtements sont retournés, coupés, déstructurés. Les coutures sont apparentes, les doublures devenues extérieures, les matières recyclées. Chaque pièce semble née d’un effondrement contrôlé. Le créateur transforme des gants en hauts, des housses de siège en robes, des perruques en jupes. Grâce à cette esthétique de la ruine, il questionne la mémoire des objets et l’histoire du vêtement.
Les défilés participent eux aussi à ce brouillage. Un podium est installé dans une cour d’immeuble de banlieue, un autre dans un parking. Le public n’est jamais averti, les mannequins marchent parfois dans l’ombre, la bande-son grésille. Ainsi, chaque show devient un manifeste. Le regard, déstabilisé, se voit contraint de recomposer du sens.
L’expérience Hermès : rigueur et radicalité
En 1997, à la surprise générale, Martin Margiela est nommé directeur artistique du prêt-à-porter féminin chez Hermès. Pourtant, loin d’abandonner ses convictions, le créateur impose une vision singulière de l’élégance. Exit les logos, les fioritures, la démonstration. Au contraire, les coupes sont épurées, les matières nobles mais discrètes, les couleurs volontairement sobres. À travers cette collaboration, Margiela explore une forme de luxe silencieux, pensé pour durer.
Ce double registre – conceptualité marginale pour sa propre maison, rigueur minimaliste pour Hermès – révèle la richesse de sa démarche. Le directeur artistique ne cherche pas à plaire ; il interroge. Il ne copie jamais ; il reformule. À chaque instant, il déconstruit les attentes.
Un retrait sans bruit

Après le rachat partiel de la Maison par le groupe OTB en 2003, la présence de Margiela se fait de plus en plus discrète. En 2009, son retrait est confirmé. Aucun communiqué officiel, aucun adieu public. Le silence demeure. La marque, pourtant, continue d’exister sous la forme d’un collectif anonyme, fidèle à l’esprit originel.
En 2014, John Galliano prend la relève à la direction artistique. Cette transition, bien que radicale, conserve certains fondements de la maison : goût du concept, sens du geste, théâtralité subtile. Plus tard, en 2025, Glenn Martens est nommé à son tour, renouant avec l’esprit avant-gardiste de la marque tout en y injectant une lecture contemporaine.
Du vêtement à l’œuvre d’art
Depuis son retrait de la mode, Martin Margiela se consacre à l’art contemporain. Installations, objets, sculptures : le créateur poursuit son exploration de la forme, du temps, de la disparition. Une exposition majeure lui est consacrée en 2021, révélant des œuvres composées de matériaux organiques, de fragments, de figures anonymes.
Comme dans ses vêtements, l’artiste ne cherche ni à séduire ni à expliquer. Il crée un trouble. Chaque œuvre évoque l’inachevé, le mouvant, le non-dit. Le corps est suggéré, jamais représenté. Le spectateur, placé face au vide, doit recomposer du sens.
Un héritage intact

Aujourd’hui encore, l’influence de Margiela traverse les générations. De nombreux créateurs citent son travail comme fondateur. Plus largement, sa posture inspire : celle d’un artiste qui refuse la mise en scène de soi, qui fait du silence un acte politique.
En refusant le système médiatique, en valorisant l’anonymat, le créateur belge a ouvert une voie. Grâce à lui, la mode a pu redevenir un territoire d’expérimentation, libéré des impératifs de performance. Mieux encore, il a démontré qu’un vêtement pouvait être porteur d’idée, d’histoire, de critique. Loin d’être un simple objet de consommation, le vêtement devient, entre ses mains, une œuvre plastique, un texte à déchiffrer.
L’art de disparaître pour mieux créer
Martin Margiela n’a jamais voulu être vu. Pourtant, rarement un créateur aura autant marqué son époque. Grâce à une œuvre cohérente, libre et secrète, il a redéfini les contours du geste créatif. Son effacement, loin d’être une fuite, constitue une forme d’éthique : laisser parler le vêtement, faire taire l’ego, créer sans se montrer.
Aujourd’hui encore, son nom continue de hanter la mode contemporaine. Et pour cause : l’absence est devenue présence, le silence est devenu langage. En choisissant la marge, Margiela a touché le centre.