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Marina Abramović
Marina Abramović est une artiste performeuse serbe aujourd’hui considérée comme la grand-mère de la performance artistique. Ayant débuté sa carrière dans les années 1970, elle se singularise dès ses premières œuvres par son degré d’engagement, mettant parfois même sa vie en danger pour expérimenter ses propres limites. Au début de sa carrière, elle évoque le passé communiste traumatique de la Serbie, et tente de le conjurer, dans une dimension rituelle mystique. Dans sa performance emblématique Rhythm 5 (1974), elle met donc le feu à une étoile à cinq branches, symbole du communisme, et se place en son centre, tel le Christ crucifié. Marina Abramović est renommée pour sa capacité à explorer ses limites mais aussi celles de son audience. Car c’est le public qui l’intéresse. Elle souhaite le confronter à l’urgence et au danger, en se mettant elle-même dans des situations périlleuses.
En 1975, elle rencontre l’artiste allemand Ulay, avec qui elle vit pendant douze ans une passion et une collaboration artistique intense. Travaillant tous deux la performance, ils dépeignent dans leur Relation Works la complexité de la rencontre entre deux individualités à l’œuvre dans une relation. Dans les années 1980, ils développent un mode de vie nomade et une méthode méditative visant à une reconnexion à l’Univers. Après avoir mis fin à leur histoire et à leur collaboration en 1988, Marina Abramović connaît une renommée croissante.
En 1997, c’est la consécration. Elle gagne la prestigieuse récompense du Lion d’or de la Biennale de Venise pour sa performance qu’elle présente au pavillon de la Yougoslavie : Balkan Baroque (1997), peinture critique de la guerre de Yougoslavie et de la violence, où elle nettoie pendant plusieurs jours dans une installation des os de bovins ensanglantés. Par la suite, elle présente plusieurs expositions, jusqu’à sa rétrospective au MoMA en 2010 où sa notoriété explose. Intitulée The Artist is Present, elle y développe la performance éponyme consistant à rester, pendant les trois mois de sa présentation au MoMA, assise, immobile, sans manger ni parler. Chaque jour, elle invite les visiteurs à plonger leurs yeux dans les siens, le temps qu’ils souhaitent. Le monde entier se presse pour croiser son regard. À rebours d’une société ultraconnectée et individualisée, elle souhaite faire vivre un moment de dilatation et une réelle connexion spirituelle. C’est en fait le point culminant de sa méthode, la méthode Abramović, de reconnexion à soi et aux autres.
Icône de mode, elle est aussi une grande amie de Riccardo Tisci, ancien directeur artistique de la maison Givenchy (2005 à 2017) et aujourd’hui celui de Burberry, depuis 2018. Elle joue son propre rôle dans la pièce The Life and Death of Marina Abramović (2011) du metteur en scène et plasticien américain Robert Wilson, est aussi scénographe pour une adaptation du Boléro de Maurice Ravel en 2020 en collaboration avec le danseur et chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui et le danseur franco-belge Damien Jalet. En 2021, elle joue le rôle de la chanteuse d’opéra Maria Callas dans The Seven Death of Maria Callas, présenté à l’Opéra Garnier. Icône de l’art contemporain, Marina Abramović fascine par sa présence scénique, sa théâtralité et son parcours.
Publié le 23 août 2022. Modifié le 30 mai 2025.
Marina Abramović, de la rigueur à la révolte
L’artiste naît à Belgrade, en Serbie, le 30 novembre 1946. Dès l’enfance, elle grandit dans un environnement autoritaire et rigide. En effet, ses deux parents, engagés dans la vie politique du pays, lui imposent une éducation militaire stricte. D’une part, son père, Vojin Abramović, proche du général Tito, appartient à l’élite communiste. D’autre part, sa mère, Danica, dirige le musée de l’Art et de la Révolution, tout en supervisant la gestion des monuments historiques. Malgré cela, Marina passe ses premières années auprès de sa grand-mère orthodoxe, très pieuse, avec qui elle vit jusqu’à l’âge de six ans. Ainsi, cette figure spirituelle lui transmet une forme de rituel quotidien, opposée à la rigidité familiale. Par ailleurs, en 1952, Marina devient sœur aînée avec la naissance de son petit frère, Velimir.
Une formation traditionnelle
Entre 1965 et 1970, elle suit une formation classique à l’Académie des beaux-arts de Belgrade. Toutefois, elle se détourne rapidement de l’art académique pour explorer l’art corporel, une pratique radicale où l’artiste engage son propre corps comme médium. À ce moment-là, elle s’inscrit à la croisée de plusieurs influences. Notamment, elle puise son inspiration dans les performances avant-gardistes du collectif japonais Gutaï, fondé dans les années 1950. En parallèle, elle découvre les happenings de l’Américain Allan Kaprow, figure emblématique de l’art action. Peu à peu, elle forge une œuvre intense, provocante et profondément subversive.
En opposition directe avec l’éducation autoritaire qu’elle a reçue, elle fait le choix de l’expérimentation et de la transgression. Ainsi, son art devient un terrain de libération personnelle autant qu’une remise en cause des normes sociales.
En 1971, elle épouse l’artiste conceptuel serbe Neša Paripović, avec lequel elle partage alors certaines aspirations artistiques. Puis, à partir de 1973, elle commence à enseigner à l’Académie des arts de Novi Sad. Dès lors, elle transmet déjà, à ses étudiants, les prémices de sa vision performative, qu’elle développera plus largement par la suite. Elle y enseigne jusqu’en 1975, période charnière où son travail commence à s’imposer sur la scène artistique européenne.
1973-1975 : La série Rhythm de Marina Abramović
La série Rhythm marque les premières performances publiques de Marina Abramović. Dès 1974, elle inaugure ce cycle radical avec Rhythm 10. Elle y reprend le jeu slave du “five finger fillet” : il s’agit de planter rapidement la lame d’un couteau entre ses doigts, sans se blesser. Devant elle, vingt couteaux différents. À chaque entaille, elle change d’outil. Elle répète ainsi l’opération deux fois avec chaque couteau, tout en enregistrant le rythme des coups sur cassette. Dès ce moment, elle place son corps au centre du processus artistique.
Un malaise
Quelques mois plus tard, avec Rhythm 5, elle se met au cœur d’une étoile à cinq branches, symbole du communisme. Elle se couche au centre, les bras écartés. Poussée à l’extrême, elle perd connaissance avant la fin. Malgré cela, elle poursuit ses expérimentations. Pour Rhythm 2, à Zagreb, elle ingère deux médicaments psychiatriques — l’un utilisé pour la catatonie, l’autre pour la schizophrénie. Cette fois, elle laisse la caméra enregistrer son corps en perte de contrôle.
Avec Rhythm 4, elle explore une autre frontière : celle de la respiration. À Milan, elle inspire de l’air glacé de manière répétée. L’objectif : déclencher volontairement une perte de conscience. À chaque nouvelle performance, Marina Abramović repousse un peu plus loin les limites de l’endurance.
Offrir son corps en héritage : le manifeste Rhythm
Mais c’est avec Rhythm 0, à Naples, qu’elle atteint une tension inédite. Elle reste immobile, livrée au public. Devant elle, une table avec 72 objets. Une note précise : “Je suis l’objet. Pendant cette performance, je prends l’entière responsabilité. Utilisez ces objets comme vous le souhaitez.”
Au début, les gestes sont timides. Certains lui offrent une rose, d’autres lui caressent les cheveux. Puis, peu à peu, l’ambiance bascule. Des spectateurs lui coupent ses vêtements. Elle reste nue, offerte. L’un d’eux la blesse avec les épines d’une rose. Un autre lui trace une entaille à la gorge avec une lame de rasoir. Il goûte son sang. Pourtant, Marina ne réagit pas. Elle reste impassible, déterminée à aller jusqu’au bout.
Ce moment devient un tournant. Il met à nu les pulsions enfouies, révèle la violence latente chez les spectateurs. Et consacre Abramović comme une figure centrale — et incontournable — de l’art corporel.
1976–1988 : Abramović & Ulay, l’amour en performance
Lors de sa performance Lips of Thomas, à Amsterdam en 1975, Marina Abramović se mutile le bas-ventre à l’aide d’une lame de rasoir. Avec détermination, elle y trace une étoile à cinq branches, symbole du communisme. Ce soir-là, un événement marquant survient : elle croise le chemin de Frank Uwe Laysiepen, dit Ulay, un jeune artiste allemand. Immédiatement, c’est le coup de foudre. Peu après, elle quitte son mari. Animés par un même élan, ils décident de se retrouver à mi-chemin entre leurs villes d’origine, à Prague. Ainsi, débute une relation amoureuse intense, mais aussi une collaboration artistique féconde qui durera douze ans.
Un laboratoire créatif
Leur œuvre commune, Relation Works, rassemble plus de soixante performances. Ils y explorent les liens entre hommes et femmes, et la tension entre deux individus dans l’amour. En 1976, à la Biennale de Venise, ils présentent Relation in Space : ils courent l’un vers l’autre, nus, et se percutent violemment, jusqu’à épuisement. En 1977, dans Breathing in – Breathing out, ils échangent leur souffle, narines bouchées, jusqu’à l’asphyxie. Chaque geste devient un défi, chaque performance un terrain d’expérimentation.
Des performances impressionnantes
Cette même année, ils poursuivent avec Relation in Time, où ils restent immobiles, les cheveux noués ensemble, pendant seize heures. Le public assiste à la dernière heure. Dans Imponderabilia, ils forcent les visiteurs à passer entre leurs deux corps nus. En 1978, avec AAA AAA, ils crient l’un sur l’autre, front contre front. Puis, en 1980, dans The Other: Rest Energy, Ulay tend un arc, dont la flèche est pointée vers le cœur de Marina. Ils ne tiennent l’arme que par la tension de leurs corps. Ce face-à-face incarne la confiance absolue.
La méditation, une place importante
Dans les années 1980, l’art de Marina Abramović et Ulay prend une tournure plus spirituelle. Progressivement, ils se tournent vers la méditation, influencés par la philosophie tibétaine. En 1981, ils entament un voyage initiatique dans le désert australien, où ils s’immergent profondément dans la culture aborigène. De cette expérience naît Nightsea Crossing, une série de vingt-deux performances. Dans chacune, ils restent assis, face à face, immobiles et silencieux, sans boire ni manger. Entre 1981 et 1987, ils rejouent ce rituel dans dix-neuf lieux à travers le monde. Notamment, en 1982, à la Documenta 7 de Cassel, ils tiennent la pose pendant vingt et un jours.
En 1983, ils enrichissent leur démarche avec Nightsea Crossing / Conjunction. Cette fois, ils invitent un lama tibétain et un Aborigène à les rejoindre. Tous quatre, pendant quatre jours, partagent un état méditatif intense, sept heures par jour. Cependant, au fil du temps, leur relation s’essouffle. Finalement, en 1988, après cinq années de préparation, ils concluent leur collaboration par The Great Wall Walk. Chacun part d’un bout opposé de la Grande Muraille de Chine. Après 2 500 kilomètres, ils se retrouvent à Shenmu. C’est là, au terme de cette marche symbolique, qu’ils se disent adieu — pour toujours.
1989–1995 : Abramović, l’art du corps en solo
Après sa séparation avec Ulay, elle ouvre un nouveau chapitre de sa carrière. Elle initie entre 1990 et 1994 le cycle de performances Dragon Heads, où elle revisite deux figures mythiques : Méduse, créature pétrifiante à la chevelure de serpents, et la charmeuse de serpents, icône fantasmatique orientalisée. Comme toujours, elle engage son corps de manière radicale. Immobile, elle laisse un serpent s’enrouler lentement autour d’elle. Le mouvement de l’animal entre en résonance avec ses propres vibrations internes, reflétant son énergie et celle de la Terre. Grâce à ce dispositif, Abramović explore une relation intense entre le corps, le vivant et les forces telluriques.
Des installations vidéos
Par la suite, elle transpose ces performances dans une installation vidéo. Elle y juxtapose sept écrans, chacun dévoilant un moment distinct de la captation. En parallèle, une voix off susurre : « Follow my skin, follow my energies, follow the earth’s skin… ». Ce chuchotement mystérieux, à la fois intime et incantatoire, tisse un lien poétique entre le corps, les éléments naturels et la conscience humaine. Ainsi, Marina Abramović poursuit sa quête d’un art total, ancré dans l’énergie vitale.
En même temps, elle amorce un nouveau tournant : la transmission de sa pratique. Dès 1990, elle rejoint l’Académie des beaux-arts de Paris comme professeure, puis s’installe à Berlin. Dans ces deux institutions, elle enseigne la méthode Abramović, un ensemble rigoureux d’exercices physiques et mentaux destiné à purifier le corps, affûter la concentration et éveiller la conscience. Par ce biais, elle prépare les artistes à la performance, les reconnectant à eux-mêmes et à leur environnement sensoriel.
En 1992, elle participe à la Documenta 9 de Cassel, un événement majeur de l’art contemporain qui confirme sa stature internationale. Dans la foulée, elle obtient une chaire à l’Académie des beaux-arts de Hambourg, qu’elle occupe jusqu’en 1995. Ce nouveau rôle marque une étape décisive : Marina Abramović ancre désormais son œuvre dans la pédagogie, faisant de la transmission un pilier central de son engagement artistique.
1997 : Balkan Baroque, le Lion d’or pour Abramović
Pour la Biennale de Venise en 1997, Marina Abramović représente le pavillon yougoslave. Cette année-là, elle présente Balkan Baroque, une œuvre radicale qui lui vaut le prestigieux Lion d’or. Dans une salle plongée dans la pénombre, un triptyque vidéo occupe l’espace. On y voit des images de sa famille, mais aussi l’artiste elle-même, déguisée en scientifique. Elle y décrit une espèce animale dont la particularité serait de s’entretuer. D’autres vidéos montrent des scènes de folklore serbe.
Professeure et Artiste
Au centre de cette installation, Abramović agit avec une lenteur volontaire. Plusieurs heures par jour, elle nettoie à la main un amas d’os de bovins encore ensanglantés. Ce geste, à la fois liturgique et viscéral, frappe par sa violence sourde. Ainsi, Balkan Baroque prend une dimension éminemment politique : l’œuvre dénonce la guerre de Yougoslavie, en cours depuis 1991, tout en convoquant l’idée d’un rituel expiatoire. Par ce biais, Abramović transforme la douleur collective en matière artistique.
En parallèle, elle approfondit son rôle de pédagogue. La même année, elle devient professeure à l’École supérieure des beaux-arts de Brunswick, où elle enseigne jusqu’en 2004. Puis, en 1999, elle épouse l’artiste contemporain italien Paolo Canevari, mêlant vie personnelle et univers artistique. Enfin, en 2000, le réalisateur français Pierre Coulibeuf consacre un film à sa performance Balkan Baroque, prolongeant ainsi la portée de cette œuvre emblématique dans le champ cinématographique et muséal.
2002 : Marina Abramović, de la galerie au Guggenheim
En 2002, l’artiste présente un solo show marquant à la Sean Kelly Gallery de New York. Intitulée The House With The Ocean View, la performance consiste à passer douze jours dans trois unités d’habitation suspendues, spécialement construites dans la galerie. Durant cette période, l’artiste s’impose un protocole strict : absence totale de parole, alimentation minimale, gestes codifiés. Ainsi, chaque action du quotidien devient un acte sacré. Par ce biais, l’œuvre incarne l’idée de la ritualisation du quotidien, concept central et récurrent dans l’ensemble de sa démarche artistique. De fait, Abramović poursuit ici sa quête d’un art où le corps, l’espace et le temps se fondent dans une expérience spirituelle et performative.
L’exploration de la mémoire par l’art
Par ailleurs, le public n’est pas qu’un simple spectateur. Bien au contraire, il est invité à interagir avec l’installation, notamment en activant la sculpture Dream Bed. À ce titre, chacun peut choisir d’y dormir une heure ou simplement de simuler un sommeil profond, devenant ainsi, à son tour, un élément actif de la performance. De cette manière, Abramović renforce son idée d’un art participatif, où les frontières entre artiste et spectateur s’estompent.
Trois ans plus tard, en novembre 2005, Marina Abramović poursuit cette exploration du corps et de la mémoire performative. Cette fois-ci, elle présente Seven Easy Pieces au musée Guggenheim de New York. Pour la première fois, elle rejoue, avec l’accord des artistes ou de leurs ayants droit, sept performances historiques qui l’ont profondément marquée. À travers cette démarche, elle questionne la notion d’archive vivante, tout en rendant hommage aux figures majeures de la performance qui l’ont inspirée.
Un hommage à Nauman
Elle rend ainsi hommage à Bruce Nauman, sculpteur et vidéaste américain, à la performeuse française Gina Pane, à l’artiste allemand Joseph Beuys, ou encore au performeur américain Vito Acconci. En parallèle, elle reprend également Lips of Thomas (1975), l’une de ses performances les plus radicales, et crée une nouvelle pièce : Entering the Other Side(2005).
2010-2011 : The Artist is Present, l’apogée Abramović
En 2010, à la suite de son divorce avec Paolo Canevari, Marina Abramović entame une collaboration majeure avec le curateur Klaus Biesenbach. Ensemble, ils conçoivent une rétrospective monumentale au MoMA de New York, consacrée à l’ensemble de son œuvre. Dans ce cadre, plusieurs de ses performances emblématiques sont rejouées quotidiennement par une équipe de jeunes artistes, qu’elle forme personnellement selon sa méthode : la méthode Abramović, fruit de longues années d’enseignement et d’expérimentation.
Un évènement sans précédent
En amont de l’exposition, elle leur fait suivre les Cleaning the House Workshops — de véritables stages de purification corporelle et mentale — afin de “réinitialiser” leur corps, et ainsi atteindre un état de concentration optimal et de pleine maîtrise de soi.
Intitulée The Artist is Present, l’exposition devient rapidement un événement sans précédent. Abramović y propose un nouveau défi radical : chaque jour, pendant trois mois, elle reste assise, immobile, durant sept heures consécutives. Face à elle, une chaise vide invite les visiteurs à s’asseoir et à soutenir son regard, aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Peu à peu, l’expérience prend une ampleur inattendue. Les files d’attente s’allongent, et certains passionnés vont jusqu’à camper devant le musée pour vivre ce face-à-face hypnotique et silencieux.
La consécration ultime
Parmi les visiteurs, Lou Reed, James Franco, Orlando Bloom, ou encore Björk prennent part à cette performance. Mais c’est surtout le moment où Ulay, son ancien compagnon et collaborateur, vient s’asseoir face à elle qui bouleverse le public. Après des années de silence — et même un conflit juridique au sujet de droits d’auteur — Marina Abramović lève les yeux vers lui, les larmes aux yeux, et rompt son protocole pour saisir ses mains. Ce geste poignant marque l’un des sommets émotionnels de l’exposition.
Consécration ultime, The Artist is Present remporte un succès retentissant. Marina Abramović est désormais surnommée « la grand-mère de la performance ». En 2012, le film documentaire éponyme réalisé par Matthew Akers retrace les coulisses de cette rétrospective hors norme, de sa conception à l’épreuve physique et mentale que représente cette performance. Le film est présenté au Sundance Film Festival. L’année suivante, une rétrospective de son œuvre est également présentée au Garage Center for Contemporary Culture de Moscou.
2011-2018 : Entre art et théâtre
En 2011, elle franchit une nouvelle étape en jouant son propre rôle — ainsi que celui de sa mère — dans une pièce du metteur en scène et plasticien américain Robert Wilson. Intitulée The Life and Death of Marina Abramović, cette création hybride mêle théâtre, arts visuels et opéra. Elle retrace la biographie de l’artiste, depuis son enfance en Yougoslavie jusqu’à sa consécration internationale comme figure incontournable de la performance. Dès ses premières représentations, la pièce rencontre un vif succès et est jouée dans de nombreuses villes : Madrid, Bâle, Anvers, Amsterdam, Toronto et New York.
Marina Abramović Institute
Deux ans plus tard, en 2013, à compter de cette date, Marina Abramović initie un projet d’envergure : la création du Marina Abramović Institute, un musée entièrement dédié à l’art immatériel et participatif. Afin de concrétiser cette ambition, elle lance une cagnotte sur Kickstarter. Grâce à une vidéo virale — dans laquelle Lady Gaga la suit dans sa méthode et se promène nue dans les bois — elle atteint effectivement, et assez rapidement, son objectif de 600 000 dollars. Ainsi donc, situé à Hudson, aux États-Unis, l’institut se veut dès lors un véritable laboratoire vivant, où l’artiste organise chaque année, notamment, des workshops destinés à explorer, de façon immersive, les frontières de l’art, de la perception et de la conscience corporelle.
Par ailleurs, dans le même temps, elle fait une apparition remarquée dans le clip Picasso Baby du rappeur américain Jay-Z, inspiré de la scénographie de The Artist is Present au MoMA. En cela, cette collaboration montre que son influence dépasse désormais le cercle de l’art contemporain pour irriguer également la culture populaire. C’est pourquoi, en définitive, ce moment marque un tournant dans la reconnaissance publique et médiatique de son œuvre.
Des dîners performatifs
Cependant, en 2015, une controverse éclate : ses célèbres dîners performatifs, appelés Spirit Cookings, dans lesquels elle mêle rituels culinaires et actions artistiques, lui valent des accusations de satanisme. Bien que totalement infondées, ces allégations, en l’occurrence, sont largement relayées dans certaines sphères, notamment complotistes, à tel point quela polémique prend rapidement de l’ampleur.
Malgré cela, et deux ans plus tard, en 2018, une reconnaissance institutionnelle majeure vient cependant asseoir sa place dans l’histoire de l’art contemporain. En effet, une grande rétrospective, intitulée The Cleaner, lui est consacrée au Palazzo Strozzi, à Florence. De fait, cet événement confirme que Marina Abramović est désormais une icône artistique à part entière, capable de transcender les formats, les contextes ainsi que les époques. Autrement dit, malgré les controverses, son œuvre continue d’être saluée à juste titre par les institutions artistiques internationales.
2020-2022 : Grandeur lyrique et retour new-yorkais
Le 6 mai 2020, Marina Abramović traverse une nouvelle épreuve intime : son ancien amant et partenaire artistique, Ulay, décède des suites d’un cancer. Elle lui rend alors hommage dans un texte bouleversant, marquant ainsi la fin d’un chapitre profondément marquant de sa vie personnelle et créative. Peu de temps après, elle collabore avec les danseurs et chorégraphes belges Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet à l’Opéra de Paris, où elle assure la scénographie du Boléro de Maurice Ravel. Pour ce projet, elle confie la création des costumes à Riccardo Tisci, directeur artistique de la maison Burberry et ami très proche, avec qui elle a partagé un temps de vie à New York.
Un regard, une légende : Abramović au MoMA
Dans la foulée, pendant la pandémie de Covid-19, Marina Abramović choisit de rester connectée à son public malgré l’isolement généralisé. Dans ce contexte inédit, elle publie ainsi une série de vidéos explicatives autour de The Abramović Method, une méthode de respiration et de méditation qu’elle a développée au fil des années afin d’approfondir l’état de conscience dans la performance. Ce geste, à la fois intime et pédagogique, lui permet de maintenir un lien vivant avec ses spectateurs, même à distance.
Un nouveau cap artististique
L’année suivante, en 2021, elle franchit un nouveau cap artistique en créant l’opéra 7 Deaths of Maria Callas. À travers cette œuvre, elle retrace sept mises à mort emblématiques issues des rôles tragiques de la célèbre cantatrice — amante d’Aristote Onassis, et non d’Albert Camus — et reflète, en miroir, l’intensité émotionnelle qu’Abramović associe à son propre vécu. Comme souvent, elle collabore de nouveau avec Riccardo Tisci pour les costumes, renforçant ainsi la continuité esthétique et symbolique de ses créations. Enfin, la première de cet opéra se tient au Palais Garnier, en septembre 2021, scellant une rencontre inédite entre art contemporain et scène lyrique.
Mémoire des silences : Abramović face à l’Histoire
Peu après, en octobre 2021, elle s’implique dans un projet commémoratif fort : elle inaugure le Mur des Larmes à Babi Yar, en Ukraine, lieu du massacre de près de 33 000 Juifs par les nazis.
Enfin, en mars 2022, elle revient à la Sean Kelly Gallery de New York pour sa neuvième exposition personnelle. Elle y rejoue The Artist Is Present, symbole absolu de sa carrière. Cette fois, seules deux places sont disponibles, mises aux enchères pour financer l’aide à l’Ukraine, en guerre contre la Russie. Par ce geste, elle confirme son engagement humaniste et sa capacité à relier art, mémoire et actualité.






