The body-conscious art of William Forsythe
Après avoir repoussé la danse classique dans ses extrêmes, le mythique chorégraphe américain s’attaque aux arts plastiques : bras robotisés monumentaux, forêt de pendules dansants s'invitent à Paris cette automne. Numéro art l'a rencontré à New York avant ses expositions chez Gagosian au Bourget et à la Villette.
Par Rachel Small.
Dans une petite salle privative de la Gagosian Gallery – celle de Chelsea, à New York –, le célèbre chorégraphe William Forsythe s’est assis face à un mur entièrement couvert de livres d’art. De temps à autre, il scrute avec curiosité les titres méticuleusement agencés sur les étagères, tout en poursuivant la conversation. L’envers du décor dans une galerie d’art contemporain ayant pignon sur rue ne doit cependant pas avoir grand-chose de comparable avec les coulisses d’un spectacle de danse. Après avoir passé les deux dernières années en immersion dans le milieu de l’art contemporain, Forsythe a quantité d’observations pertinentes à livrer.
“Au théâtre, les gens considèrent que si un spectacle n’est pas facilement accessible, c’est qu’il fait tout pour ne pas l’être. On aurait ainsi fait exprès d’être abscons, ou incompréhensibles, regrette Forsythe. Alors que le public de l’art contemporain semble partir du principe qu’il va quand même devoir faire quelques efforts. Je trouve ça très intéressant.”
En octobre, Forsythe présentera chez Gagosian la première manifestation “solo” que lui consacre la galerie – lui qui a passé l’essentiel de sa carrière à travailler de façon collective avec des danseurs professionnels. En 1997, lorsque l’enregistrement filmé de l’une de ses performances a été sélectionné pour la Biennale du Whitney, il bénéficiait déjà d’une immense reconnaissance internationale à la tête du ballet de Francfort, où il réinventait peu ou prou la danse contemporaine, pour ainsi dire à intervalles réguliers, depuis qu’il en avait pris la direction en 1984. Chez lui, l’inventivité créative venait d’une capacité à aller puiser des idées et des leçons dans d’autres disciplines, de la philosophie à l’architecture. Son ouverture d’esprit conjuguée à une attitude chaleureuse avait en quelque sorte fait de Forsythe la coqueluche des commissaires d’exposition. Après le Whitney, on a ainsi pu voir son travail au Louvre, à la Tate Modern et (à quatre reprises) à la Biennale de Venise, pour ne citer que quelques-unes des nombreuses institutions concernées. Mais ce n’est qu’à partir de 2015, c’est-à-dire après son départ de la Forsythe Company (la troupe qu’il avait fondée une décennie plus tôt), que l’art est devenu sa principale affaire.
“La seule façon de garder parfaitement immobile ce que vous tenez à la main, c’est de cesser de vivre”
Titrée Choreographic Objects, son exposition chez Gagosian promet de tirer le meilleur parti de l’espace où elle se tiendra, en l’occurrence un immense bâtiment réhabilité par Jean Nouvel près de l’aéroport du Bourget, aux portes de Paris. On y découvrira six de ces “objets chorégraphiques”, tirés d’une série que Forsythe a entamée dès 1991. Au gré des différents espaces, les visiteurs rencontreront ainsi des bouquets de plumes, des monceaux de chaînes d’acier ou une forêt de “pendules dansants”, comme autant de fils à plomb. Les concepts qui sous-tendent ces “objets” se déploient d’une manière particulière, qui fait à la fois travailler les esprits et se contorsionner les corps.
De façon générale, chacun de ces ensembles “d’objets chorégraphiques” place le visiteur dans une atmosphère qui s’auto-entretient. En apparence, aucun ne semble avoir grand-chose en commun avec les autres. Et pourtant, dans des approches elles aussi très différentes, tous engagent, évoquent ou provoquent les mouvements du corps humain, au sens littéral comme d’un point de vue abstrait. “Dans la vie, beaucoup de choses nous semblent complètement normales, comme des actions corporelles dont nous avons perdu toute conscience, constate Forsythe. L’un des exemples les plus évidents est celui de l’évitement. Si une branche se balance dans votre direction, vous baissez la tête.”
C’est ce réflexe en particulier qui semble avoir inspiré Nowhere and Everywhere at the Same Time No2 [installation créée pour le festival de Brighton, en 2014]. “Il y a là des centaines de pendules, chacun attaché par un fil [qui touche presque le sol] à un chariot mobile fixé au plafond. La seule règle, c’est d’éviter tout contact avec eux, décrit Forsythe. Si vous relevez le défi, vous pénétrez dans cet espace, et vous vous rendez compte que, dans ce type de mise en situation, il faut faire preuve de certaines aptitudes. Vous mettez simplement en évidence quelque chose que vous savez déjà; ce sont là des catégories fondamentales de notre présence au monde.”
“La responsabilité d’un artiste, c’est de mettre les sujets sur la table.”
Toutes les pièces qui seront présentées (à l’exception de l’une d’entre elles, datant de 2007) ont été conçues ces quatre dernières années. S’il est possible de mettre la technologie à profit de façon judicieuse, Forsythe n’hésite pas à y avoir recours. Par exemple pour Black Flag, une pièce de 2014, deux bras robotisés et articulés d’une vingtaine de mètres tiennent chacun un grand drap de soie noire, l’agitant avec une grâce et une puissance qui semblent d’ordre divin. Pour orchestrer le mouvement des bras, il a dû détourner leur programmation d’origine. “Ils avaient réellement servi auparavant dans un processus industriel, explique-t-il. Et voilà qu’on les place dans ce contexte, pour les utiliser de façon poétique, chorégraphique, et là, ils sont d’une grande beauté. Et puis, [quand on en a terminé], ils retournent vers leur obscur destin industriel.”
Ailleurs, un principe simple et parfaitement dénué de technologie peut être tout aussi efficace. Dans la pièce de 2013 titrée Towards the Diagnostic Gaze, un plumeau de ménage en plumes véritables est posé à plat sur un socle en pierre, gravé de l’instruction : “Tenir l’objet absolument immobile.”
Comme pourront le confirmer ceux qui s’y sont essayés sérieusement, c’est une tâche tout à fait impossible. “Vous n’y arriverez pas !” s’exclame Forsythe, qui a pris conscience de cette réalité un peu malgré lui, un jour qu’il faisait le ménage dans son atelier. “Le corps tout entier se dilate en permanence, imperceptiblement. Votre flux sanguin, vos nerfs, vos muscles ne sont jamais dans un état complètement statique.” Si les membres robotisés dépendent du bon vouloir des humains, qui peuvent décider s’ils seront immortels ou jetables, le frémissement imperceptible d’un plumeau nous rappelle, lui, notre humaine condition. “Tout cela n’a rien à voir avec la force, la volonté ou la tactique… La seule façon de garder parfaitement immobile ce que vous tenez à la main, c’est de cesser de vivre”, conclut-il.
Forsythe a beaucoup réfléchi à son rôle en tant qu’artiste, lui que le monde entier a toujours connu avant tout comme chorégraphe. “Dans tous les arts, il n’est pas possible de trop appuyer sur l’interprétation, dit-il. Mais je pense que la responsabilité d’un artiste, c’est de mettre les sujets sur la table.”
Choreographic Objects, jusqu'au 22 décembre, Gagosian Le Bourget. William Forsythe x Ryoji Ikeda, du 1er au 31 décembre. Festival d’Automne, Grande Halle de la Villette, Paris.