Rencontre avec Tino Sehgal, l’artiste dont tout Paris va parler à la rentrée
Avant son exposition-événement au Palais de Tokyo en octobre à Paris, Tino Sehgal a présenté, place Jemaa el-Fna, une nouvelle pièce chorégraphiée qui a enflammé Marrakech. L’artiste discret a répondu à cette occasion à quelques questions sur son travail.
Par Thibaut Wychowanok.
UN ART DE LA RUMEUR
Tino Sehgal, on ne le répètera jamais assez, c’est avant tout un art de la rumeur. Interdisant toute captation de son travail (photographique ou vidéo), l’artiste basé à Berlin alimente non seulement le mystère autour de son œuvre mais suscite surtout une rumeur travaillée par les récits oraux ou écrits qui en sont faits. Tino Sehgal prend volontairement à rebours notre époque où les concerts se vivent au travers d’un Smartphone et où l’image partagée instantanément est plus importante que l’expérience du réel. Il réactive aussi une manière de vivre prémoderne où les histoires sont contées avant d’être filmées et où les œuvres ne sont pas des objets physiques échangeables sur un marché de l’art insatiable. Ses œuvres justement, qu’il nomme “situations”, forment des moments chorégraphiés par ses soins où peuvent se mêler chants, danses, déplacements dans l’espace ou simples paroles. Un travail consacré, après avoir été présenté dans les plus grandes institutions du monde, par un Lion d’or à la Biennale de Venise en 2013.
UNE “HALQA” AU RYTHME DE LA PLACE
Invité sur la place Jemaa el-Fna à Marrakech jusqu’au 5 juin par la curatrice Mouna Mekouar, dont tous s’accordent à reconnaître que ce projet exceptionnel doit tout à son énergie débordante, Tino Sehgal propose une expérience unique au monde, de 11 heures du matin jusqu’à la tombée de la nuit. L’artiste y déploie avec sa troupe sa propre “halqa”, l’un de ces cercles ancestraux (des charmeurs de serpents aux conteurs) qui ont toujours peuplé la place historique de Marrakech et qui lui valent d’être entrée au patrimoine immatériel de l’Unesco. Au sein de cette “halqa” un peu particulière, la seule à être constituée de non-Marocains, Tino Sehgal fait réaliser à sa troupe un medley puissant de ses chorégraphies réadaptées pour l’occasion. On découvre ainsi dès le matin un ou deux danseurs se mouvoir tels les serpents de la place au sein du BAM, bâtiment dédié à l’art jouxtant Jemaa el-Fna. Spectacle hypnotisant et fascinant.
UN VOYAGE MYSTIQUE DANS LE TEMPS
Puis, suivant le rythme de Jemaa el-Fna elle-même, qui s’anime ou ralentit tout au long de la journée, la troupe propose différentes situations plus enthousiasmantes les unes que les autres, avant de finir la journée sous la forme d’un cercle sur la place à la tombée de la nuit. Une apothéose grandiose. Là, la troupe réalise dans ce qui relève d’une séance d’incantation vaudoue ou de l’envolée d’un chœur antique, des danses rythmées par ses propres voix (des onomatopées côtoyant des extraits de paroles de Rihanna) et embrasent littéralement les lieux. Le public marocain afflue autour de la troupe pour participer lui-même à l’expérience. Chacun y danse, chante, réagit en applaudissant ou en y allant de ses propres pas.
RECRÉER DU COLLECTIF, DE L’ÉCHANGE, DU PARTAGE
La “halqa” de Tino Sehgal apparaît alors comme un corps organique en mutation constante, intégrée pleinement à son environnement. Une femme entièrement voilée vient face à l’artiste pour échanger une gestuelle mystique, des adolescents s’essaient à des battles de hip-hop, les maîtres des autres “halqas” de la place viennent bénir celle de Tino Sehgal… L’artiste propose une traversée du temps comme on en aura rarement connu, réunissant culture marocaine traditionnelle et modernité occidentale, chorégraphie classique et danse urbaine, grand-père en tenue traditionnelle et jeunes filles en jupe. L’artiste aura réussi à récréer un collectif temporaire, pour une journée, une soirée ou un mois. Une communion des sens, des émotions et des sensations.
Place Jemaa el-Fna, Marrakech, du 13 mai au 5 juin, de 11heures à la tombée de la nuit (sauf le lundi).
Tino Sehgal est représenté par la Galerie Marian Goodman.