Qui est Leigh Bowery, incarnation de l’extravagance ?
Figure de l’underground londonien des années 80-90, Leigh Bowery fit de l’art de se mettre en scène son terrain d’expression favori. Flirtant constamment avec la performance, il lança la soirée Taboo, donna des concerts et signa les fantasques costumes de ballet de Michael Clark.
Par Éric Troncy.
La mort de Mark E. Smith le 24 janvier, à l’âge de 60 ans, des suites d’un cancer, a rappelé à ceux qui aimaient ou avaient aimé la musique de son groupe The Fall, tout un tas de souvenirs, et en particulier celui d’une époque où l’art n’était pas convenable et se serait sabordé plutôt que de le devenir. Avec le souvenir de The Fall revient celui du génialissime chorégraphe Michael Clark, pour qui Mark Smith composa souvent des musiques, et celui, à ce jour sans équivalent, du monumental Leigh Bowery, qui dansa sur les musiques de The Fall dans les ballets de Clark dont il signa maintes fois les ahurissants costumes.
À l’heure des artistes entrepreneurs qui délèguent leur pouvoir à des studio managers chargés d’organiser le travail d’assistants ou de prestataires variés, à l’heure des artistes bien sous tous rapports et satisfaits de leur accession aux CSP++, prêts à tout pour le consensus, il est bon de se souvenir de cet homme corpulent, qui – le visage peint d’un vert assorti à sa veste, et recouvert comme elle de gros pois rouges – s’offrit, allongé sur un divan, au regard médusé des visiteurs de la galerie Anthony d’Offay, à Londres, le 11 octobre 1988.
Troquant cette tenue extravagante pour d’autres qui le furent plus encore, Leigh Bowery demeura cinq jours sur ce divan, tournant aussi parfois comme un lion en cage dans la galerie – traversée par un miroir sans tain au travers duquel les spectateurs le regardaient et dans lequel, longuement, il se mirait lui-même sans voir les voyeurs – les sachant là, les ignorant toujours.
Parmi ces voyeurs, il y eut un jour le peintre Lucian Freud qui, impressionné par la stature de Bowery, en fit ensuite l’un de ses modèles de prédilection. “J’ai parfois eu l’impression d’avoir fait une psychanalyse avec lui… Son travail est rempli de tension. Il s’intéresse comme moi à la face cachée des choses”, disait de lui Leigh Bowery. L’art de cet Australien, né en 1961 et émigré à Londres en 1980, ne passa cependant que rarement par les galeries spécialisées, leur préférant les scènes de théâtre, les discothèques ou, tout simplement, la vie de tous les jours.
Les scènes de théâtre furent celles où eurent lieu les ballets de Michael Clark : Leigh Bowery conçut les costumes de nombre d’entre eux. Son ambition première n’était pas exactement celle-là : il rêvait de devenir créateur de mode, mais il comprit rapidement que cet univers était sans espoir et sans grand intérêt pour lui. “La mode, où toutes les filles ont la peau claire, des yeux bleus, des cheveux blond cendré ondulés et une taille 38, et où tous les garçons ont la peau claire, des moustaches, des cheveux courts ondulés et une allure virile, PUE”, écrivit-il dans son journal en 1981, comme le raconte aujourd’hui son amie Sue Tilley.
Difficile de regarder l’œuvre de Leigh Bowery sans y voir un affront suprême à toutes les disciplines qu’elle convoque – la musique, la mode, l’art.
Il s’amenda un peu par la suite, tandis qu’il apparaissait en 1988 dans le Clothes Show de la BBC : “J’adore le monde de la mode et je ne décolle pas le nez du papier glacé des magazines, des invitations pour les premiers rangs des défilés et tout ça. Je suis un vrai fan, mais… je ne suis pas totalement sûr de l’effet que cela produit sur moi.” Il portait, en disant cela, une robe de sirène disproportionnée, lourdement brodée, et terminée par une cagoule brodée de la même manière ne laissant apparaître que ses yeux et sa bouche. Il portait ce costume dans le ballet que Michael Clark donnait cette semaine-là, puisque Leigh Bowery fut aussi, occasionnellement, danseur pour le chorégraphe. Dès 1986, dans No Fire Escape in Hell, il évolue chaussé de talons de 25 cm et portant une tronçonneuse – un accoutrement de choc, même pour un ballet d’avant-garde.
Le ballet dont ce soir-là Leigh Bowery fait la promotion à la BBC est donné au Sadler’s Wells Theatre de Londres : il célèbre les 300 ans de l’accession au trône d’Angleterre de Guillaume III, connu aussi sous le nom de Guillaume d’Orange – et, tout naturellement, le ballet s’intitule I am Curious, Orange. Pour cette occasion particulière, le fameux Mark E. Smith conçut justement dix nouvelles chansons avec The Fall, et Leigh Bowery, des costumes mémorables comme ceux qui transformèrent les danseurs en citrons. De toute évidence, la créativité de Leigh Bowery en matière de costumes de danse se souciait bien peu de leur fonctionnalité : au contraire, ils entravaient la danse, la contraignaient, infligeaient aux mouvements des danseurs une sévère série d’interdits.
Il portait lui-même ses costumes malcommodes, aux proportions si définitivement contrariées qu’elles feraient passer les vêtements de Rei Kawakubo pour des tenues de sport. Il inventa le lieu idéal pour présenter ses créations en 1985, lançant une soirée underground musicale appelée Taboo, fondant ensuite avec Tony Gordon, pendant une année, un night-club du même nom à Leicester Square. Rapidement, le Taboo devint le club où se pressait l’avant-garde désobéissante londonienne, pudiquement décrit aujourd’hui par Wikipedia comme étant “connu pour défier les conventions sexuelles, pour pratiquer la ‘polysexualité’, pour son atmosphère sauvage et pour ses sélections de chansons parfois inattendues”. Les soirées du jeudi étaient le terrain d’expression privilégié de Bowery. L’idée que les grands œuvres naissent dans les night-clubs n’est pas en soi une bizarrerie : après tout, c’est aussi dans un night-club que Nan Goldin exposa, l’année de la création du Taboo, sa Ballad of Sexual Dependency – projection de ses photographies sous forme de diaporama. Mais la vie de tous les jours était aussi un terrain propice à l’expression de son art : “Il n’était guère surprenant de le voir arriver nu à une fête de Gilbert & George, avec le pénis attaché entre ses jambes”, écrivit, quelques jours après la mort de Bowery, Philip Hoare dans The Independent, rappelant qu’il fut “un clown de bande dessinée perverse pour la génération post-punk, s’engouffrant dans les multiples métamorphoses de la mode des années 80”.
En 1993, Leigh Bowery fonda, avec Richard Torry, Nicola Bateman et Matthew Glammore, un groupe auquel il donna le nom de Minty. Alors âgé de 32 ans, Bowery fit de ce projet sa priorité. Il s’agissait avant tout d’un groupe musical (qualifié par The Sun de “groupe le plus barré du monde”) et l’album intitulé Open Wide, avec son hit Useless Man, était assurément un album-concept, mais il était aussi l’occasion de concerts et de clips où l’extravagance créatrice de Bowery pouvait pleinement s’épanouir, dans les costumes, notamment. Ces derniers relevaient davantage de la sculpture, d’une forme inexplorée de sculpture même, puisqu’elle s’exposait au moyen d’un corps et en dehors des musées et des galeries.
La frontière séparant les concerts de Minty de la performance artistique est mince. Dans le très cultivé magazine d’art Frieze qui avait été créé quelques années plus tôt, Michael Bracewell écrivit à l’époque qu’avec Minty, Leigh Bowery “opposait un grand éclat de rire à l’art formel”. Il avait raison. En effet, rétrospectivement, difficile de regarder l’œuvre de Leigh Bowery sans y voir un affront suprême à toutes les disciplines qu’elle convoque – la musique, la mode, l’art. Un affront pratiqué en montrant simplement des versions extrêmes de celles-ci, affranchies de toutes convenances, horizon envié mais inaccessible pour ces disciplines travaillant à se transformer en industries. Un horizon fait de liberté totale, de créativité extraordinaire, débarrassée du souci de plaire, et même habitée d’une franche envie de déplaire. Cette envie de déplaire qui fut le privilège des artistes d’avant-garde : pourquoi, bon sang, y ont-ils renoncé ?
La dernière performance de Minty fut présentée à Londres : au cours de celle-ci, Bowery donnait naissance à une jeune femme qu’il avait maintenue scotchée sous son costume. Il terminait la performance seulement vêtu d’un caleçon rouge et entièrement recouvert de sang. Leigh Bowery est mort peu après, en 1994, des suites du VIH. “Ne leur dites pas que je suis mort. Dites-leur que je suis parti en Papouasie-NouvelleGuinée”, dit-il à Sue Tilley. Il fut, à sa demande, enterré en Australie, et refusa que Dieu fût mentionné pendant la cérémonie.