Quand l’héritier d’une dynastie de marchands d’art ouvre une galerie où rien n’est à vendre
Vous ne connaissez pas les Nahmad ? C’est pourtant l’une des dynasties les plus puissantes du milieu de l’art. Alors lorsque l’un de ses héritiers, Joseph Nahmad, décide d’ouvrir une galerie d’un nouveau genre à Londres, c’est forcément l’événement…
Par Thibaut Wychowanok.
La famille Nahmad est l’une des plus grandes dynasties de galeristes, collectionneurs et marchands. Selon Les Échos, il serait question d’une collection de 4 500 pièces dont 300 Picasso ! Du côté de la branche anglaise de la famille, c’est l’héritier Joseph Nahmad qui a fait l’événement début juin en ouvrant Nahmad Projects, une galerie d’un nouveau genre, en plein milieu du très classique quartier de Mayfair. À proximité des poids lourds (Sotheby’s, mais aussi David Zwirner, Hauser & Wirth, Gagosian…), Nahmad Projects joue la carte de la contre-proposition. Alors que les galeries classiques représentent des artistes sur le long cours, Joseph Nahmad et son jeune associé Tommaso Calabro (un Italien passé par Sotheby’s) refusent ce modèle établi.
“Nous privilégierons des projets au coup par coup, organisés à chaque fois par un commissaire d’exposition différent… et présentant des artistes différents”, explique Tommaso Calabro. Et Joseph Nahmad de renchérir : “Un projet comme le nôtre serait attendu dans un quartier comme Shoreditch, mais absolument pas à Mayfair ! J’espère que nous arriverons à apporter un peu de fraîcheur et de jeunesse, tout en préservant une certaine élégance et sophistication.”
Pour leur premier projet “I am NOT tino sehgal”, les deux associés ont fait appel au célèbre commissaire d’exposition Francesco Bonami pour mettre en place un concept plutôt intrigant : un hommage à Tino Sehgal. L’artiste basé à Berlin est la star incontestée d’un art contemporain bousculant toutes les conventions. Avec Tino Sehgal (qui sera l’invité du Palais de Tokyo en octobre), ni objet matériel ni trace de son travail (photographique ou vidéo)… mais des expériences à vivre.
Des “situations” qui forment des moments chorégraphiés par ses soins où peuvent se mêler chants, danses, déplacements dans l’espace ou simples paroles. Le spectateur ne sachant en général rien de ce qui l’attend, la surprise est totale. La dématérialisation de l’œuvre d’art est à son apogée… Mais elle reste bien à vendre (devant notaire et par oral, sans trace écrite là non plus).
Francesco Bonami a donc eu l’idée de lancer un appel à candidatures auprès d’une nouvelle génération d’artistes internationaux influencés par la “révolution” Tino Sehgal. Trente performances ont été sélectionnées et sont présentées quotidiennement – une par jour – jusqu’au 20 juillet. “Les performances ne sont pas forcément liées à des œuvres de Tino Sehgal, nous explique Tommaso Calabro peu avant l’ouverture au public. Mais certaines se sont bien sûr inspirées de sa pièce emblématique The Kiss [une chorégraphie au cours de laquelle un couple reproduit les baisers les plus célèbres de l’histoire de l’art]. Trois performeurs reproduiront par exemple les mouvements des chats les plus célèbres de l’histoire de l’art [rires].” L’hommage se permet donc quelques dérisions et prises de distance.
“Finalement, nous explique le curateur Francesco Bonami, n’importe quelle situation pourrait être du Tino Sehgal. Vous entrez dans une galerie et un gardien commence à vous parler… c’est du Tino Sehgal ! Dans les performances classiques telles que les pratique Marina Abramovic, la mise en scène et l’aspect théâtral vous indiquent clairement qu’il s’agit d’une œuvre. Rien de tout cela avec Tino Sehgal ! Ses situations n’impliquent qu’une relation avec au minimum deux personnes, le performeur et le spectateur. Et celui-ci n’est bien souvent pas informé de ce qui se passera, ni où, ni quand. Tino Sehgal a porté la dématérialisation de l’œuvre d’art à un tel point qu’il incarne pour moi la fin ultime de l’art contemporain, celui qui avait commencé avec Marcel Duchamp et qui se clôt donc avec lui. La fin de l’objet est totale.”
Mais les règles strictes qu’impose Tino Sehgal ne sont pas toutes suivies à la lettre chez Nahmad Projects. “Nous acceptons que le public prenne des photos, confirme Tommaso Calabro. Mais contrairement à Tino Sehgal dont les ‘situations’ peuvent se vendre 100 à 200 000 dollars, nos performances ne sont pas à vendre. Nous avons juste défrayé les artistes de 1 000 livres.” Il n’en sera évidemment pas de même pour tous les projets…
Pour l’inauguration de la galerie le 9 juin, Tomas Diafas proposait ainsi aux visiteurs de lui souffler dans l’oreille ce qu’ils voulaient changer dans leur vie (en un mot). Puis l’artiste grec criait devant tout l’auditoire l’ensemble des réponses provoquant quelques rires à l’énoncé de certaines réponses : “boulot” (à de (trop !) nombreuses reprises), “petite amie”, “chien” ou “philosophie”.
“J’avais tout de même proposé une autre idée, s’amuse Francesco Bonami. J’aurais trouvé très amusant que Joseph, en tant que membre d’une très grande famille de collectionneurs et de marchands d’art, achète l’ensemble des œuvres de Tino Sehgal et qu’il les stocke dans un entrepôt. Ç’aurait été une manière amusante de pousser jusqu’à l’absurde la logique à l’œuvre chez cet artiste.”
I am NOT tino sehgal à la galerie Nahmad Projects à Londres, jusqu’au 20 juillet.