13 déc 2017

Pourquoi est-il temps de s’intéresser aux artistes des Balkans ?

L’initiative Balkan Projects de Marija Karan, soutenue par le Swiss Institute, offre une occasion rare de se pencher sur la passionnante scène artistique des Balkans. Visite guidée à Belgrade.

Vue de l’exposition Fade in 2 (affiches de Rasa Todosijevic et sculpture cracheuse de feu de Tobias Spichtig), dans une villa moderniste de Belgrade.

C’est en Serbie, au cœur d’une villa au passé trouble et sulfureux, que l’actrice et amoureuse des arts Marija Karan a choisi d’inaugurer la première exposition Balkan Projects. “À travers ce projet, explique la jeune blonde d’origine serbe aujourd’hui installée en Californie, je veux amener les artistes des Balkans sur la carte de l’art contemporain mondial. Je suis fascinée par l’énergie de la scène artistique de Los Angeles et je voudrais participer à rendre davantage visible celle de ces pays européens qui font face à des réalités économiques et matérielles plus complexes.”

 

Première étape de ce projet, l’exposition Fade in 2, réalisée en partenariat avec le Swiss Institute, s’est installée cet été à Belgrade dans l’un des lieux les plus singuliers du musée d’Art contemporain de la ville : une bâtisse moderniste de 1934, passée entre les mains d’un couple de collectionneurs, apparatchiks du régime communiste, puis entre celles d’un mafieux assassiné en 1998 dans les lieux mêmes de l’exposition. Une histoire digne d’un polar hollywoodien… qui colle parfaitement avec l’événement imaginé par ses deux curateurs, Simon Castets et Julie Boukobza. “Ce lieu, tellement cinématographique, est évidemment idéal pour accueillir une exposition qui s’intéresse à la manière dont l’art dialogue avec le cinéma ou est représenté dans les films (et à la télévision)”, explique le duo. Dans la cour de la villa, digne de Beverly Hills, le Serbe Rasa Todosijevic (né en 1945) a installé de grands posters publicitaires d’un film qui n’a jamais existé. On y voit une femme et son œil de verre inquiétant face à un homme barbu, de dos. L’image joue avec les codes hollywoodiens tout en instillant une tension plus sourde et profonde : un écho au trauma provoqué par la violence et les guerres en Yougoslavie ainsi qu’à leurs stigmates. Installer cette œuvre sur les lieux mêmes d’un meurtre mafieux ne doit rien au hasard…

 

 

Bajagic s’est rapidement fait une renommée dans le milieu de l’art à coups d’œuvres qui mêlent efficacement sexe, meurtre et violence. 

Fade in 2

L’exposition met ainsi en avant de grandes figures des Balkans (Rasa Todosijevic a représenté son pays à la Biennale de Venise en 2011), mais aussi de plus jeunes artistes (les commissaires ont exploré la scène locale, visitant notamment l’artist-run space U10 à Belgrade). Mais Fade in 2 s’attache aussi à creuser sous la surface des beaux atours du 7e art en faisant appel à des artistes internationaux dont le travail sur le système hollywoodien ou sur le cinéma est reconnu : Alex Israel et Christian Marclay entre autres. “L’un des objectifs de Balkan Projects, explique Marija Karan, est d’inclure les artistes issus des Balkans dans une discussion plus large, mondiale. Et également de proposer cette discussion aux populations des Balkans. Belgrade n’est qu’une première étape.” En espérant que Balkan Projects se déplace également en Europe de l’Ouest et aux États-Unis.

 

 

Dans la satire du cinéaste yougoslave [Dusan Makavejev] une jeune prolétaire séduit un célèbre patineur sur glace évoquant Joseph Staline… jusqu’à ce qu’on retrouve la tête de la jeune femme décapitée par un patin.

WR: Mysteries of the Organism (1971) de Dusan Makavejev

Certains artistes n’ont pas attendu. Darja Bajagic (née en 1990 au Monténégro) a suivi depuis longtemps un parcours international. Après des études à Portland et un diplôme obtenu à la Yale University School of Art, elle sera exposée au Luma Westbau à Zurich, au musée d’Art moderne de Varsovie et à New York où elle s’est installée. Bajagic s’est rapidement fait une renommée dans le milieu de l’art à coups d’œuvres qui mêlent efficacement sexe, meurtre et violence. On connaît sa passion pour l’imagerie pornographique du Net ou pour celle des serial killers, qui fait de ses pièces de bons résumés de notre époque obsessionnelle où les images les plus choquantes sont sans cesse l’objet de réappropriations. Lors de la dernière édition de la FIAC, la New Galerie, qui représente l’artiste, proposait ainsi un lot de haches recouvertes d’images trouvées au hasard de ses recherches sur le Net (tapez “axes and girls” sur Google…). À Belgrade, celle qui, selon la légende, s’est fait traiter de folle par l’historien de l’art Robert Storr – toujours un bon point pour un artiste – proposait une pièce inspirée du film WR: Mysteries of the Organism (1971) de Dusan Makavejev. Dans la satire du cinéaste yougoslave, une jeune prolétaire séduit un célèbre patineur sur glace évoquant Joseph Staline… jusqu’à ce qu’on retrouve la tête de la jeune femme décapitée par un patin. Dans son tableau, Darja Bajagic propose une version actualisée de la figure féminine en sang, issue cette fois-ci des images de la guerre des années 90 qu’elle se souvient d’avoir vues en ligne plus jeune. L’artiste construit ainsi habilement un pont entre les drames des années 70 et ceux plus récents.

 

Nous replonger dans un cinéma de l’ex-Yougloslavie encore trop méconnu est un autre atout de Fade in 2. La sculpture votive de la Serbe Aleksandra Domanovic, en rendant hommage au film Landscape with a Woman (1989) d’Ivica Matic, nous convie en effet dans l’histoire savoureuse du long-métrage. On y découvre Sumar, un homme au penchant affirmé pour la peinture de paysages et les nus féminins, mettre en émoi toute sa petite ville. Peut-être est-ce simplement ce que l’on doit attendre de l’art, sur les écrans comme dans la vie.

 

www.balkanprojects.art

FADE IN 2: EXT. MODERNIST HOME — NIGHT Installation view
FADE IN 2: EXT. MODERNIST HOME — NIGHT – Installation view