21 août 2023

Pornographie et stéréotypes coloniaux : les peintures subversives et politiques de Roméo Mivekannin

L’artiste béninois installé en France dévoile pour Numéro art une nouvelle série de peintures à la charge aussi subversive que politique. Se réappropriant des images historiques ou de films qui mettent en scène des rapports sexuels entre corps noirs et corps blancs, Roméo Mivekannin questionne les liens entre fantasmes véhiculés par la pornographie et stéréotypes sexuels hérités du passé colonial. 

L’art de Roméo Mivekannin, entre Toulouse et Cotonou

 

Roméo Mivekannin travaille entre deux rives. Entre Toulouse et Cotonou, entre deux continents (l’Afrique et l’Europe) ; entre deux temporalités (le présent et le passé) ; entre deux imaginaires, celui qui est le fruit de l’histoire (bien souvent coloniale) et sa création qui part de ces images du passé qu’il transforme et regarde autrement. Par le dessin, la peinture et désormais la sculpture, l’artiste nous enjoint de s’interroger sur ce que le passé colonial et raciste, tout comme l’univers plastique de la photographie et les fantasmes cinématographiques, ont fait des corps mais aussi des corps-à-corps, notamment à travers la sexualité. Les œuvres qu’il présente au sein du magazine trouvent leurs sources iconographiques dans le film Paradis : amour (2012) de l’Autrichien Ulrich Seidl, dans Nymphomaniac (2014) de Lars von Trier, les pornos de Greg Lansky (spécialiste des films interraciaux comme Black and White, 2014) ou encore Black Lust (roman érotique qui dépeint le fantasme de la sexualité “ultra” entre Noirs et Blanches). Mais aussi dans l’ouvrage que j’ai dirigé : Sexe, race & colonies, consacré à l’histoire de la domination sexuelle dans les colonies à travers un corpus d’images inédit. Roméo Mivekannin fait ainsi le lien entre les images du passé et les fantasmes véhiculés par le porno actuel qui font des ravages sur le Web.

 

Depuis toujours, le corps de l’homme noir et celui de la femme noire ont été les symboles d’une sexualité “absolue”, un préjugé qui s’est adapté à chaque époque, légitimé par les savants et les imaginaires, toujours actif au XXIe siècle à travers les millions de vues du web-porno où désormais la punition (sexuelle) ultime d’une femme blanche (le plus souvent blonde) est d’être “prise” par un “étalon noir”. Sur le site porno AdultEmpire, on estime que six films sur dix, parmi les plus vendus, mettent en scène des rapports sexuels interraciaux, notamment avec la série Blacked, et que les stéréotypes coloniaux perdurent dans ces films, comme je le rappelais dans l’ouvrage collectif Histoire des préjugés, paru cette année et dirigé par Xavier Mauduit et Jeanne Guérout. L’homme noir reste une bête de sexe, et la femme blanche se montre séduite et dominée par le corps noir dans des postures imposées. C’est toujours la punition, la revanche de l’esclave et, pour les femmes noires, la soumission qui sont mises en avant dans cette culture du porno héritière du passé colonial. Le travail de déconstruction de Roméo Mivekannin ne fait que commencer…

Roméo Mivekannin se peint souvent dans la toile. Il redevient visible pour tous ceux qui, dans l’histoire, ont été des invisibles.

 

 

À chaque fois, chez Roméo, le rapport entre le Blanc et le Noir semble s’affirmer comme un pivot de l’histoire du monde. Cette “passion” pour l’histoire chez ce plasticien hors norme vient tout autant de son désir d’être un archéologue des fantasmes du monde que de son questionnement face aux représentations. En puisant dans les images “interdites” de nos inconscients collectifs (colonialisme, racisme, domination sexuelle, fantasmes et exotisme…), il nous offre une sorte de rituel symbolique, jouant avec la matière, les lignes, les formes ; il entre en effraction dans les histoires les plus complexes. J’ai tout de suite aimé les toiles et tissus qui caractérisent son travail. Les supports sont plongés plusieurs fois dans des bains d’élixir, prenant ainsi une coloration unique qui fait sa signature graphique, avant que sa peinture ne vienne dévorer la toile.

 

 

J’ai aussi aimé sa manière de questionner l’image. Comme un historien, il interroge les héritages, bouleverse les frontières, perturbe nos regards et nous oblige à voir ce que l’on ne sait pas ou ce que l’on ne veut pas/plus voir. À sa manière, il construit un récit, étape après étape, sur la longue histoire du monde avec, en son cœur, le rapport interracial. Avec ses toiles, il fabrique une stratégie du regard pour obliger l’aveugle à voir et le mémorialiste à comprendre. Il puise toujours dans les images du passé son inspiration, sa reproduction même. Il réécrit l’image pour mieux la rendre visible. Il déconstruit le stéréotype en le sublimant, en le méprisant, en le torturant, en le déformant, dévoilant ses mécanismes ou ceux de l’exotisme, surlignant les systèmes de domination, en se mettant lui-même en scène dans l’image qu’il veut importe dans le présent. Désormais, l’image d’hier est ici, elle revient dans le présent et nous questionne.

 

Roméo Mivekannin, créateur, acteur et figurant de son zoo humain artistique

 

Bien entendu, il parle de lui mais aussi de nous. Oui, il gère (comme il peut) une fracture identitaire et son intime, mais il fabrique aussi une autre lecture de la mémoire du monde avec, en son épicentre, l’enchevêtrement des corps (au sens politique, symbolique et sexuel du terme). Avec, toujours, comme fil conducteur, l’invention du corps noir (et donc de son double, le corps blanc). Roméo Mivekannin est souvent là, dans la toile. Il s’y peint. Il est à la fois le créateur, l’acteur, le figurant de son zoo humain artistique. Il redevient visible pour tous ceux qui, dans l’histoire, ont été des invisibles. C’est une sorte de “rite vaudou” — comme il l’explique lui-même — où chaque figurant d’hier, à qui il redonne vie dans sa création, est comme un ancêtre disparu qui revient dans le monde des vivants : “Quand on porte le masque de l’un de ces dieux, d’une personne qui a vécu, c’est un acte de libération.” Roméo Mivekannin parvient ainsi à se réapproprier les représentations, à donner de la force à l’“Autre”. C’est pour cela qu’il s’attache en priorité à des images qui figurent le Blanc et le Noir, la Noire et le Blanc, la Blanche et le Noir…

 

Dans ce jeu d’ombres et de non-lumière, il fait ressortir les contre-jours. Il refuse la place qui est assignée (par l’histoire) à cet “Autre” sans nom, et en fait le héros dans l’image. Comme le précise sa galerie Cécile Fakhoury : “Il s’introduit comme par effraction dans l’espace de la peinture classique européenne, plastiquement par son autoportrait, symboliquement par le renversement que cette réinterprétation implique, d’un regard subi à un regard choisi.” Est-il subversif ? Tout dépend de la manière dont on regarde le passé colonial ! Il ne fait pour moi que se réapproprier l’ordre du monde en inversant les morphotypes et les hiérarchies. Dans le contre-récit qu’il propose, il engage un travail de déconstruction (par l’art) que fait aussi le savant, l’historien ou l’iconographe. Il donne du sens à ce patrimoine qui, jusqu’alors, n’était pas regardé pour ce qu’il était : l’étendard de l’ordre du monde. Reprendre le contrôle de l’histoire n’est subversif que pour ceux qui veulent que cette situation de domination perdure. Il est au cœur de la fracture coloniale et lui donne tout son sens, toute sa puissance destructive et donc il lui fait perdre de sa force, pour mieux la transcender.

“Charlotte Gainsbourg, Nymphomaniac, 2013” (2023). Acrylique et bains d’élixir sur toile libre, 125 x 103 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Cécile Fakhoury (Abidjan, Dakar, Paris).

Roméo Mivekannin donne à voir un récit des plus complexes mais aussi une lecture des plus fécondes du monde

 

 

Mais c’est dans son travail sur les images issues de l’ouvrage Sexe, race & colonies ou celles qu’il puise dans le porno contemporain (faisant le lien direct entre les deux époques, les deux imaginaires) que Roméo Mivekannin donne à voir un récit des plus complexes mais aussi une lecture des plus fécondes du monde. Ce livre a déclenché chez lui une forme de sidération. Une centaine d’auteur·e·s ont analysé dans celui-ci l’histoire de la domination sexuelle dans les colonies, avec des images d’une puissance visuelle sans précédent (c’est bien d’ailleurs ce qui a perturbé ceux qui n’auraient jamais voulu que ces images soient montrées). Beaucoup voudraient déconstruire ces imaginaires sans montrer les images, toujours porteuses d’une puissance de destruction et d’aliénation. Rien n’est linéaire ni évident dans les images du livre, les regards s’entrechoquent et les imaginaires sont multiples, mais il faut les montrer pour les déconstruire.

 

Les colonisations contemporaines ont multiplié à l’infini les représentations de l’“Autre” pour asseoir leur pouvoir, pour irriguer leurs fantasmes, pour faire commerce d’un érotisme et d’une pornographie exotisante, produisant aussi des images du quotidien (via la carte-postale photographique) et des supports élitistes (la peinture ou la sculpture). Toute une production qui était tolérée, acceptée et diffusée sans censure. Cette immense production devient un “genre” à part entière qui pénètre partout l’Occident et rend les métropoles proches de ces univers sexuellement “accessibles”. Nous écrivions d’ailleurs en préface de ce livre publié en 2018 : “Peut-on les appréhender uniquement sur des bases théoriques sans jamais regarder en face les images produites ? De facto, nous pensons qu’il est impossible de déconstruire ce qui a été si minutieusement et si massivement fabriqué, pendant près de six siècles, sans montrer l’objet du délit.”

 

 

Exposition collective “Senghor et les arts : réinventer l’universel” au musée du Quai-Branly Jacques Chirac, jusqu’au 19 novembre.