Les régions, nouveaux eldorados des musées
Le 15 septembre prochain, le V&A Dundee, une antenne du Victoria and Albert Museum, ouvre ses portes en Écosse. Si en 2017 la Tate Liverpool a drainé près de 650 000 visiteurs, depuis plus d‘une dizaine d’années, on assiste à une délocalisation territoriale des grands établissements nationaux de part et d’autre de la Manche.
Par Roxana Azimi.
En juillet dernier, Anne Barlow, directrice de la Tate St Ives, dans les Cornouailles, avait la banane. Son établissement venait d’être élu musée de l’année en Grande-Bretagne. Le jury s’est dit impressionné par l’époustouflante extension de 1 300 m2 inaugurée en octobre 2017, par son programme d’expositions – malgré les dix-huit mois de fermeture -, et par le dialogue noué avec les populations locales. Au moment où Anne Barlow savourait ce titre et le gros chèque de 100 000 livres sterling qui vient renforcer son budget, le conservateur Philip Long supervisait les derniers détails d’une antenne du Victoria and Albert Museum qui ouvrira ses portes le 15 septembre à Dundee, en Écosse, dans un bâtiment signé Kengo Kuma. Coût de l’opération : 80 millions de livres sterling.
Certains projets sont nés au forceps : l’argent est rare dans les régions sinistrées.
À la décentralisation impulsée dans les années 80 succède depuis une dizaine d’années une délocalisation territoriale des grands établissements nationaux, de part et d’autre de la Manche. “On s’est rendu compte que Londres avait pris beaucoup d’avance et le gouvernement britannique a demandé aux musées nationaux de se développer hors de Londres, raconte le jeune et énergique Tristram Hunt, qui dirige la maison mère londonienne du Victoria and Albert Museum. Il fallait que la culture soit diffusée de manière plus équilibrée.” La Tate avait déjà pris les devants dans les années 80, en créant des boutures en 1988 à Liverpool, ville des Beatles et du foot, économiquement sinistrée avec un taux de chômage avoisinant les 25 % dans certains quartiers. “Alan Bowness, directeur de la Tate, avait alors décidé de créer une Tate du Nord, avec une identité distincte, dédiée à l’art moderne et avec l’idée de développer un public nouveau, plus jeune”, détaille Jemima Pyne, directrice des publics à la Tate Liverpool. Le choix en 1993 de St Ives, petite station balnéaire des Cornouailles, est plus surprenant. “On peut penser que St Ives est un lieu improbable pour héberger un musée important, admet Jemima Pyne, mais ses connexions artistiques remontent à l’ère victorienne, où beaucoup d’artistes se rendaient là pour la qualité de la lumière.” Certains projets sont nés au forceps : l’argent est rare dans les régions sinistrées. Le dossier du V&A Dundee a d’ailleurs mis dix ans à se concrétiser, après l’échec d’un projet de bouture dans la ville côtière de Blackpool.
En France, Jean-Jacques Aillagon, alors président du Centre Pompidou, donne le “la” en lançant à la fin des années 90 le projet d’un Centre Pompidou en région. Une fois ministre de la Culture en 2002, il enclenche sérieusement le projet et annonce l’année suivante une implantation à Metz. Pour la première fois, écrira-t-il sur son blog, “un projet d’intérêt général, dépassant ses strictes missions statutaires, serait engagé par un établissement public et non par l’État lui-même”. Le Centre Pompidou-Metz verra le jour en 2010. Entre-temps, le Louvre prend le pli d’une régionalisation, qui aboutit à l’inauguration en 2012 d’une antenne à Lens. L’Institut du monde arabe, enfin, a ouvert en 2016 une antenne dans l’ancienne école de natation de Tourcoing, une ville à forte population d’origine maghrébine, touchée alors par un taux de chômage de 22 %. Un profil proche de Dundee, fortement touché par la désindustrialisation.
La Tate Liverpool a drainé 640 00 visiteurs en 2017 et largement contribué à ce que la ville prenne le sobriquet de “Livercool”.
L’idée est à chaque fois la même : prendre racine dans des régions compliquées, voire déshéritées. Un choix idéologique qu’a raillé Guy Saez, directeur de recherche au CNRS, dans un entretien au site Atlantico en décembre 2012 : “(…) Ces évènements captent certains éléments et aspirations qu’a fait naître la politique de décentralisation, mais (…) ils en offrent un visage déformé, et presque caricatural, ironise-t-il. Au bout du compte, c’est même assez cruel pour les Messins et les Lensois : comment ? On est dans les années 2000 et vous n’avez pas encore réussi à décoller culturellement, alors on vient à votre secours…” Ce réquisitoire ferait tousser Tristram Hunt. “Le V&A Dundee n’est pas un parachutage d’un projet conçu à Londres, mais une collaboration avec l’université de Dundee, la ville et le gouvernent écossais, insiste-t-il. Un tel projet n’est viable que s’il répond à un enthousiasme local. Vous devez être connecté aux autres institutions. C’est un grand projet diplomatique.” Ici, pas de franchise façon Guggenheim, pas de vente de “marque”, mais un partenariat en bonne et due forme. “On doit être agile, être sûr que ce que nous faisons fait sens”, martèle pour sa part Sophie McKinlay, directrice des programmes au V&A Dundee.
Depuis, presque partout, la mayonnaise a pris. La Tate Liverpool a drainé 640 00 visiteurs en 2017. Et largement contribué à ce que la ville, devenue capitale européenne de la culture en 2008, prenne le sobriquet de “Livercool”. La Tate St Ives compte une moyenne de 240 000 visiteurs annuels alors qu’elle en espérait à peine 50 000 à son ouverture. En France aussi, on se frotte les mains. En cinq ans, 2,8 millions de visiteurs se sont rendus au Louvre-Lens, avec une stabilisation depuis trois ans autour de 450 000 visiteurs annuels, plaçant l’établissement parmi les trois musées les plus fréquentés en dehors de Paris. La physionomie du public a aussi évolué avec le temps. Aujourd’hui, 18% des visiteurs sont des ouvriers et des employés, soit 6 points de plus que la moyenne dans les musées français, selon une étude Qualitest réalisée en 2017.
Partout, l’ambition est de rayonner nationalement, voire internationalement. “Nous avons identifié la Chine comme une priorité, confie-t-on au V&A.
Le nom d’un grand établissement national ne suffit toutefois pas à drainer les foules. Malgré un programme d’expositions remarquable, le Centre Pompidou-Metz a, lui, vu sa fréquentation décroître jusqu’en 2013 – et ses dépenses augmenter. En 2016, l’établissement messin a plafonné à 300 500 visiteurs. Mais l’an dernier, le musée a inversé la tendance en accueillant plus de 345 500 visiteurs, soit une progression de 15 % par rapport à l’année noire précédente. L’IMA Tourcoing, qui ne compte que 20 000 visiteurs par an, tarde à prendre racine. “Il n’y a pas eu de vraie direction par le passé, admet Françoise Cohen, qui en a pris les commandes en mars dernier. Jusqu’à présent, les initiatives n’étaient pas suivies. Il faut redonner du souffle, proposer des choses continues et variées. Construire un public et une programmation, ça prend du temps.”
D’autant plus qu’il faut élargir le bassin local. La Tate Liverpool compte 16 % de visitorat étranger, la plus forte proportion dans les musées britanniques en région. Le V&A Dundee mise sur une fréquentation annuelle de 350 000 personnes, alors que la ville ne compte que 150 000 habitants. L’ambition ici, comme partout ailleurs, est de rayonner nationalement, voire internationalement. “Nous avons identifié la Chine comme une priorité, confie-t-on au V&A. Depuis le 12 juin, il y a des vols directs entre l’Écosse et la Chine. Et depuis cinq ans nous avons participé à l’opération ‘VisitScotland’ pour familiariser les tour-operators et promouvoir Dundee comme une destination culturelle.” On peut s’ancrer en région sans manquer d’ambition.