Les figures libres de Brian Calvin à la Galerie Almine Rech
Entre désinvolture et gravité, les personnages du peintre Brian Calvin incarnent l’attitude détachée de la jeunesse. Une exposition à la Galerie Almine Rech met en lumière ces œuvres aux traits exagérés, qui ont séduit Raf Simons.
Par Éric Troncy.
Ses personnages singuliers ont mis du temps à s’imposer, à lui-même, tout d’abord, puis aux autres. Mais ils sont désormais bien là, et on ne les oublie pas aisément. Ce qui les distingue n’est ni dans leur accoutrement ni dans leurs actes, mais plutôt quelque part dans leur regard. Des personnages plus jeunes que lui – Brian Calvin est né en Californie en 1969 et y vit désormais à nouveau –, mais dont il sait restituer quelque chose qui ressemble à “l’attitude”, à une combinaison de sentiments – du cool au spleen, de la désinvolture à la gravité. “La peinture figurative est-elle essentiellement traditionnelle, politiquement conservatrice et ennemie de l’avant-garde ? Est-ce que peindre la figure humaine implique nécessairement une volonté de revenir à des thématiques humanistes, à une représentation fidèle de l’expérience et de l’émotion humaines ? La peinture figurative peut-elle être simultanément provocatrice et sincère, critique et sentimentale ?” On s’en posait, des questions, au musée national d’Art moderne du Centre Georges-Pompidou, en 2002, à l’occasion de l’exposition Cher Peintre… Le communiqué de presse de l’exposition ajoutait : “Le genre démodé du portrait est le fil conducteur de l’exposition.” Cette provocation amusée reflète à la lettre l’esprit de la New-Yorkaise Alison Gingeras, la commissaire de l’exposition Cher Peintre…, qui posait un regard précurseur en osant, au début du xxie siècle, s’interroger non seulement sur la peinture figurative mais de surcroît sur le portrait. Et en affirmant des choix aujourd’hui moins contestés : John Currin, Alex Katz et… Brian Calvin.
À 45 ans, Brian Calvin représente lui-même une forme très aboutie de décontraction et d’inquiétude mêlées. Lors de notre première conversation, il me confiera qu’il aimerait probablement ne pas avoir à montrer ses peintures une fois qu’elles seraient achevées : pour quoi faire ? Il voyage avec sa femme et ses deux filles : la plus grande semble tout droit sortie d’un de ses tableaux. Mêmes vêtements cool, mêmes cheveux longs et raides, même visage à la Botticelli, mêmes grands yeux écarquillés et indéchiffrables. “Nombre de mes peintures me sont inspirées par les personnes avec qui je vis. Ça m’intéresse de peindre à partir de la vie, mais penser à cela me remplit d’angoisse”, explique Brian Calvin. La vérité semble toutefois plus tranchée : les personnages qu’il peint n’existent littéralement nulle part ailleurs qu’à la surface de ses toiles. S’ils nous semblent pourtant si plausibles, c’est parce que l’intensité de leur expression ne saurait émaner de quiconque n’aurait pas une vie véritable. “Je n’ai jamais cherché à créer ces personnages iconiques, ils prennent forme lentement et puis, soudain, ils sont là. J’éprouve parfois beaucoup d’ambivalence envers certains… Récemment ils ont de nouveau pris une tournure plus réaliste, mais toujours avec ce genre de lèvres et d’yeux plus gros, simplifiés. Ça a l’air absurde, mais ce n’était pas volontaire. En épurant, et à force de ne pas regarder de vrais êtres humains, à faire simplement de la peinture, des allers-retours, ils se sont développés tout seuls. Et puis je voulais peindre l’univers qu’ils habitent.”
Les peintures de Brian Calvin sont en effet plus que de simples portraits, ils embrassent quelque chose de leur époque. Toutefois, la génération dont il fait le portrait a réglé la question de sa propre représentation, hissant le selfie au niveau d’un art de vivre. Est-ce pour cela que les personnages de Calvin sont souvent cadrés en très gros plan ? Il y a en tout cas quelque chose de cette culture-là dans le cadrage de ses toiles, dans leurs décors – et aussi quelque chose de l’histoire de la peinture. Après des études à Berkeley, Brian Calvin a étudié l’art au célèbre Art Institute de Chicago. C’est aussi là qu’il présentera, à la fin de cette année, les toiles qu’il réalisait au début des années 90, jamais montrées depuis sa première exposition personnelle à Chicago, en 1994. “J’utilisais des personnages pop comme Charlie Brown ou Olive Oyl, en essayant de gommer leur aspect graphique et de leur donner l’allure de personnes plus habitées – en cherchant comment doser la quantité de réel, de plat et de graphique. Leurs yeux ressemblaient à des yeux d’animaux.” L’ambition d’insuffler de la vie à ses personnages est, précisément, ce qui les distingue des personnages d’Alex Katz, artiste dont on le rapproche souvent. Brian Calvin, lui, évoque plutôt l’influence du peintre américain John Wesley chez qui, en effet, les personnages représentés en aplat semblent habités d’émotions franches. Cet ensemble de peintures des années 90 forme le point de départ du chemin qui a conduit Brian Calvin à ces portraits étranges de jeunes filles, à la fois curieuses et perdues dans leurs pensées. Les personnages masculins, eux, sont volontiers représentés dans des actions relevant du bricolage ou des loisirs : gestes hautement héroïques dont les représentations émaillent les comptes Instagram. De petites compositions abstraites font parfois scintiller leurs pupilles. Car Brian Calvin puise aussi dans la peinture abstraite, notamment pour ses constructions ou l’organisation de ses surfaces colorées. Un petit tableau carré en témoigne, qui figure quelques doigts tendus comme pour tenir une cigarette (beaucoup de fumeurs chez les personnages de Calvin) et un disque coloré en guise de soleil – petit tableau abstrait ayant dérapé. D’ailleurs, lorsque je demande à Brian Calvin pourquoi il refait parfois deux ou trois fois la même toile, il répond : “Les peintres abstraits font ça très souvent.” Il a raison. Il ne s’agit jamais d’une répétition à l’identique : les dimensions de la toile varient parfois radicalement, les sujets sont recadrés – comme on ajuste un selfie. Calvin s’applique à la lettre les préceptes d’une génération cool (pas éloignée de la “generation wuss” décrite par Bret Easton Ellis) qui se donne le droit à l’erreur – et cherche le plaisir.
“Le voyage pour faire une peinture est si éprouvant que lorsqu’il est terminé, c’est très agréable de peindre cette peinture encore une fois”, poursuit Brian Calvin. Le voyage est complexe, en effet, et chaque étape de la toile est photographiée pour, le cas échéant, retrouver le moment exact où il a choisi une direction plutôt qu’une autre, et pouvoir reprendre une autre toile à cet endroit précis, pour l’emporter dans la direction qu’il n’avait pas choisie, jusqu’à son point d’excellence où seront parfaitement combinés la simplification des modelés et la restitution intense de l’expression du personnage. Et recommencer s’il le faut. Car s’il émane de ces personnages quelque chose qu’on ne comprend pas, eux semblent parfaitement à l’aise. Ils ont l’assurance détachée qu’ont les personnages de Balthus. En 2013, Raf Simons présenta une requête inattendue à Brian Calvin (les deux hommes se sont rencontrés à Los Angeles où le peintre retourna vivre au début des années 2000) : la permission de reproduire les personnages de Calvin dans sa collection printemps-été. Interrogé sur ce choix, Raf Simons expliqua notamment : “Il peint des personnes qui sont insouciantes, contentes de leur lot, paisibles.” Et nous, qui ne comprenons pas les raisons de ce confort, observons ces personnages avec un peu d’inquiétude et de fascination.
Hours de Brian Calvin à la Galerie Almine Rech, 64, rue de Turenne, Paris IIIe. Du 3 mars au 12 avril, www.alminerech.com