Danh Vo fait entrer les chaos du monde au Guggenheim
A New York, Danh Vo confirme son statut de créateur aux multiples visages : d’historien engagé à poète politique. Un lustre provenant de l’hôtel Majestic où furent ratifiés les accords de paris en 1973, le menu servi à la Maison Blanche le jour de l’assassinat de JFK, la lettre d’un jeune missionnaire d’Indochine… Par morceaux, l’artiste d’origine vietnamienne convoque la grande histoire pour mieux la revisiter à la lumière de son parcours personnel… et toucher à l’universel.
Par Caroline Bourgeois.
Photos Nick Ash.
J’ai eu la chance de collaborer avec Danh Vo pour l’exposition Slip of the Tongue, à la Punta della Dogana à Venise en 2015, ce qui a rendu notre rencontre encore plus marquante. Travailler ensemble pousse en effet chacun à aller plus loin dans l’intimité de l’autre. Dans son travail, Danh Vo joue justement avec sa propre intimité, son histoire singulière, ses interrogations et ses recherches sur son origine de réfugié vietnamien, aujourd’hui ressortissant danois. Mais si son parcours personnel est assez inhabituel, ses questionnements nous concernent tous, quelles que soient nos origines et notre histoire.
Depuis ses premières œuvres, Danh Vo intègre ce quelque chose de “particulier”, son histoire personnelle, qui fait aussi appel à la grande histoire. C’est le cas avec l’image 17.1.1980 (2010) le représentant, tout juste parti du Vietnam, à son arrivée à Singapour, qu’il quittera bientôt pour le Danemark. Là, il était proposé à chacun des réfugiés de choisir un vêtement. Pour Danh Vo, ce fut une robe.
Autre exemple : quelques années plus tard, alors qu’il réside à Francfort après avoir suivi ses études à l’Académie royale des beaux-arts du Danemark, il demande à ses parents d’aller à sa place à la cérémonie de remise du diplôme de l’institution, laquelle lui fait d’ailleurs savoir qu’elle ne le considère pas comme un peintre (un artiste ?). Bien d’autres de ses œuvres jouent avec cet intime qui questionne les structures de pouvoir, de décision, et celles qui définissent qui l’on est. Il dit lui-même qu’il élabore son travail autour des “minuscules diasporas de la vie d’une personne”.
Nous nous sommes rencontrés peu avant que je lui propose de présenter l’œuvre de la Collection Pinault Autoerotic Asphyxiation (2010), dans l’exposition L’Illusion des lumières au Palazzo Grassi, en 2014. Autoerotic Asphyxiation illustre la façon dont Danh Vo travaille. Lors d’une résidence à San Francisco, il avait rencontré l’anthropologue américain Joseph M. Carrier, auteur de nombreuses photographies au Vietnam pendant la guerre. Carrier a confié à Danh Vo une série d’images de jeunes garçons vietnamiens. Pour l’artiste, dont la famille a quitté le pays en abandonnant tout, ces photos deviennent comme son passé. Il les installe derrière un voile tissé de fleurs importées du Vietnam aux États-Unis. Puis il ajoute la pièce 2.2.1861 (2009), qui est une reproduction manuscrite d’une lettre adressée à son père par un jeune missionnaire en Indochine, Théophane Vénard, avant son exécution par les autorités vietnamiennes, le 2 février 1861. Jusqu’à la fin de sa vie, le père de Danh Vo, Phung Vo, a reproduit cette lettre à la main toutes les fois que la demande lui en a été faite. L’autre pièce que Danh Vo installe pour composer cette œuvre est un extrait du manuel d’exécution par pendaison du département des services correctionnels de l’État du Delaware, produit par Fred A. Leuchter Associates, Inc., en 1990. À travers la facon qu’a Danh Vo de récolter des sources, de les utiliser et de les montrer, les temps sont déplacés, décontextualisés et recontextualisés dans un glissement qui permet de repenser l’Histoire, de mettre en question nos savoirs et d’en faire une autre lecture.
Si l’on jouait à tenter de définir le travail de Danh Vo par une série de mots-clés, ceux qui me viennent à l’esprit seraient : possession, corps, religion, disséquer, déplacer, colonie, questionner, désirer, exil, témoin, intime, pluriel, recontextualiser, famille, communauté, prison, politique, risquer, apprendre, chercher, trouver, poésie, beauté, histoires…
L’idée de faire une exposition ensemble à partir de la Collection Pinault est également née de la pratique “curatoriale” de Danh Vo (travail qui consiste à “prendre soin” des choses, comme l’a dit Élisabeth Lebovici à l’occasion de l’exposition Slip of the Tongue). Il a en effet conçu et réalisé plusieurs expositions, notamment une autour de l’œuvre de Felix Gonzalez-Torres, au Wiels, à Bruxelles, grâce à Elena Filipovic (2010), et une autre de la collection de Julie Ault à Artists Space, en 2013-2014. Le travail de Danh Vo combine toujours éléments de l’Histoire avec aventures personnelles. C’est pourquoi il m’a semblé que travailler à partir d’une collection serait aussi une façon pour lui de se confronter à d’autres récits. De même, j’imaginais qu’il pourrait également s’inspirer de l’histoire (des histoires) de la ville de Venise.
Dans l’élaboration du projet, il est également devenu clair que nous devions construire un groupe composé d’artistes et de théoriciens, je pourrais presque dire une communauté, qui a inspiré notre façon de travailler. Pour les artistes vivants, il s’agissait de David Hammons, Leonor Antunes, Nairy Baghramian, Hubert Duprat, Elmgreen&Dragset, Petrit Halilaj, Bertrand Lavier, Jean-Luc Moulène, Henrik Olesen, Cameron Rowland, Jos de Gruyter et Harald Thys ; et pour ceux qui comptent dans l’histoire de Danh Vo, il y avait Felix GonzalezTorres, Peter Hujar, Nancy Spero, Paul Thek, David Wojnarowicz et Martin Wong. Un groupe s’est ainsi formé, qui incluait également Julie Ault, bien sûr, mais aussi Patricia Falguières, Élisabeth Lebovici et les artistes. Vivre des expériences ensemble, échanger, discuter et déplacer faisait partie de la préparation de l’exposition. Le langage de Danh Vo naît de sa curiosité et de cette manière d’avancer en apprenant sans cesse. Il travaille en rassemblant des proches, des artistes, des amis, des rencontres. Ses œuvres sont l’expression de l’histoire d’un individu en même temps que celle d’un groupe.
Danh Vo a un sens de l’accrochage hors du commun, et, de ce point de vue, l’exposition fut aussi une expérience singulière et collective. Il a ainsi posé la photographie Draped Male Nude (I) [1979], de Peter Hujar, sur un chevalet de chez Pietro Scarpa, puis disposé à côté un “tableau” en feuilles de plastique transparent de David Hammons, Untitled [2007]. L’ensemble donne l’impression que l’on se trouve devant une pietà. Parfois, Danh Vo installe également les œuvres à l’envers pour inciter le public à circuler autour d’elles.
Si on jouait à tenter de définir le travail de Danh Vo par une série de mots-clés, ceux qui me viennent à l’esprit seraient : possession, corps, religion, disséquer, déplacer, colonie, questionner, désirer, exil, témoin, intime, pluriel, recontextualiser, famille, communauté, prison, politique, risquer, apprendre, chercher, trouver, poésie, beauté, histoires…
Cette exposition à une dimension très politique, notamment à travers les éléments portant sur l’histoire américaine comme ce menu proposé par la Maison-Blanche le jour où Kennedy fut assassiné…
J’ai eu la chance de voir son exposition rétrospective Take My Breath Away au Guggenheim de New York, un lieu qu’il est très difficile de s’approprier. Toute la magie de son travail s’y déploie ; l’accrochage est remarquable. Rien n’est jamais posé de façon frontale, au contraire, tout est fait pour qu’on se déplace autour des œuvres et dans le temps. Rien n’est directement évoqué, tout est suggéré. Le parcours n’est pas chronologique, il met en avant – et d’une manière exemplaire –, la pratique de l’artiste, qui se caractérise par la collecte d’objets que le contexte permet d’appréhender sous de multiples sens, comme par exemple Christmas, Rome 2012 (2013) [présenté la première fois à la Biennale de Venise en 2013], qui consiste en une antique charpente d’église transportée depuis le Vietnam, voisinant avec un ensemble de tentures en velours récupérées au Vatican et sur lesquelles étaient jadis posées des reliques dont on ne distingue plus que les empreintes, tels des fantômes d’un temps révolu. Tout le poids du catholisisme est énoncé ici, tout comme celui du colonialisme, que d’autres œuvres faisant directement référence aux missionnaires rappellent également durant tout le parcours.
À mon sens, cette exposition à une dimension très politique, notamment à travers les éléments portant sur l’histoire américaine, qui se matérialisent grâce à des œuvres “trouvées” et “déplacées”, comme ce menu proposé par la Maison-Blanche le jour où Kennedy fut assassiné, ou encore les lettres de Henry Kissinger remerciant Leonard Lyons pour des places de théâtre, sachant, bien sûr, que Kissinger était au même moment secrétaire d’État du gouvernement américain et aussi le signataire des accords de paix qui mirent fin à la guerre du Vietnam en 1973 (Untitled, 2008). Ce même accord historique est également évoqué à travers les trois lustres provenant de l’hôtel Majestic de Paris où il fut ratifié. L’aspect politique se retrouve aussi dans d’autres œuvres “construites”, comme les 150 morceaux composant la statue de la Liberté diffusés dans le monde (We the People, 2010), ou encore les boîtes de produits de consommation américains, évoquant l’impérialisme, recouvertes d’or par des ouvriers de Bangkok (Untitled, 2018).
Les œuvres de Danh Vo nous engagent à voir et à appréhender autrement l’Histoire, qu’elle soit proche de nous ou un peu plus lointaine, à en reprendre les éléments et à les remettre à plat, de façon à envisager une autre lecture, une autre philosophie de la vie.
Exposition Take My Breath Away jusqu’au 9 mai, au musée Solomon R. Guggenheim, New York.