Virgil Abloh : “Les gens m’ont pris pour un phénomène Instagram, ils ne savaient pas qui j’étais.”
Autodidacte en matière de mode, l’Américain Virgil Abloh a connu une ascension fulgurante, qui l’a mené à la tête de la ligne masculine de Louis Vuitton. Pour Numéro Homme, le directeur artistique mettait en lumière les pièces phares de sa collection printemps-été 2019, sous l’objectif de Jean-Baptiste Mondino.
Le 26 mars dernier, Virgil Abloh était nommé directeur artistique homme de Louis Vuitton. Pourtant annoncée par des rumeurs persistantes, la nouvelle faisait l’effet d’un pavé lancé dans la mare d’une industrie, celle de la mode, prompte au persiflage et un brin conservatrice. La raison du choc ? Le CV et le profil du jeune directeur artistique américain, peu conformes aux us et coutumes du milieu. Natif de l’Illinois, Virgil Abloh est en effet un membre éminent de la street culture des années 90, dont l’excroissance dans la mode, le streetwear, a commencé seulement récemment à gagner les podiums des défilés, sous l’impulsion d’une nouvelle génération de créateurs. Ses codes, ses fondements, son ethos, tout échappe a priori à la plupart des professionnels de la mode issus de milieux privilégiés, ou accréditant les valeurs aspirationnelles d’une culture élitiste eurocentrique ou WASP. Dès lors, bien qu’il se défende de vouloir “éduquer” ou “prêcher” – “Je n’aime pas faire la leçon aux autres car je n’aime pas qu’on me la fasse” – Virgil Abloh est aujourd’hui, dans ses fonctions chez Louis Vuitton, un trait d’union entre le monde du luxe et un underground plein de vitalité. “Les gens pensent souvent au streetwear uniquement en termes de style et de design”, explique-t-il lorsque nous le retrouvons à Paris, au siège de la maison Louis Vuitton. “Ils ne savent pas que la street culture est une communauté. Le style de cette communauté vient de la pratique du skateboard, du fait de passer du temps assis dans la rue avec ses amis. On va voir le groupe d’un ami en concert. Quand on voyage, on séjourne chez des amis d’amis. C’est de là que je viens : des communautés du streetwear et du hip-hop des années 90. Notre esthétique est née de ce style de vie.”
“Je n’ai pas de message, je ne fais que mettre ma culture en avant.”
Dans la construction de cet underground, la musique, et particulièrement le hip-hop, ont en effet joué un rôle primordial. Et si aujourd’hui les ventes de disques des rappeurs – plus de quarante ans après les débuts du mouvement – ont, à l’échelle mondiale, dépassé celles du rock, ce son issu des minorités américaines paupérisées et ostracisées fait encore l’objet d’une certaine ignorance (volontaire), comme le remarquait en 2017 le génial Donald Glover, créateur et acteur de la série Atlanta, dans les coulisses de la cérémonie des Golden Globes, à propos du groupe Migos, fleuron mondial du rap : “Je pense qu’ils sont les Beatles de notre génération et qu’on ne les respecte pas assez, en dehors d’Atlanta. Il y a aujourd’hui une nouvelle génération, la génération YouTube, dont je fais partie. Et ces personnes grandissent avec des références qui sont ignorées du reste de la société.” Le succès de Virgil Abloh, qui l’a amené à prendre la tête de Louis Vuitton, vient en partie de sa légitimité dans le milieu musical et plus spécifiquement du hip-hop. Sa naissance, en 1980, à Rockford, laissait déjà présager ce destin. À une centaine de kilomètres de là, Chicago résonne des sons de la house music, qui y donnera notamment le footwork, une rythmique ultra rapide, et du rap. Dans ce contexte, la musique baignera l’enfance et l’adolescence du jeune Abloh, à la fois par contact direct et par assimilation, auprès de ses amis. “À Chicago, c’était une partie très importante de la culture locale. Grâce à MTV, à la radio, et aussi par le biais de mes amis, je me suis imprégné de musique. Celle qu’écoutait ma communauté est devenue ma favorite.” Dès l’âge de 17 ans, le jeune Abloh commence à mixer dans les soirées. “C’est ainsi que j’ai débuté : j’écumais les magasins de disques, j’achetais des vinyles, je mixais lors des soirées de mes potes, aux soirées de mon lycée, puis j’ai continué quand j’étais à l’université, et jusqu’à aujourd’hui. Le DJ a un rôle important dans le hip-hop [le sampling et le scratch ayant participé à la construction de son identité sonique]. Et je savais faire ça, c’était ma participation à cette culture, dans les années 90.” Viendra aussi la rencontre avec Kanye West, rappeur, producteur, devenu la superstar que l’on sait et l’un des principaux influenceurs de notre époque. En 2002, Virgil Abloh devient directeur de la création pour son ami. Il l’accompagne partout, dans toutes ses aventures, jusque dans celle de la mode, lorsque Kanye West décide de lancer sa propre collection. Ensemble, les deux hommes effectuent même en 2009 un stage au sein de la maison Fendi, à Rome.
La même année, Abloh ne tarde pas à fonder, avec son complice Don C, la RSVP Gallery, à Chicago, un concept store qui référence encore aujourd’hui des labels de mode pointus tels que Sacai, Haider Ackermann et Raf Simons, et des marques de sportswear comme Adidas, Nike et Jordan, en passant par les hits contemporains du néo-streetwear haut de gamme OAMC, Palm Angels et A Bathing Ape. Hybride de boutique et galerie, à la façon de Colette, l’espace a abrité des oeuvres signées de Jeff Koons ou de Kaws. Virgil Abloh a volontiers déclaré dans des interviews à quel point la collaboration de Louis Vuitton avec l’artiste Takashi Murakami avait été pour lui une véritable révélation, ouvrant à ses yeux une nouvelle ère, celle du croisement des disciplines, notamment de la mode et de l’art. La RSVP Gallery apportera sa propre touche à cette idée : en 2011, le peintre George Condo, qui vient de signer la pochette de l’album de Kanye West intitulé My Beautiful Dark Twisted Fantasy, propose pour RSVP Gallery une série de foulards – des accessoires devenus des collectors revendus aujourd’hui à plus de 1 500 dollars pièce. De Pharrell Williams à The Weeknd, Travis Scott, Big Sean, en passant par le rappeur de Chicago Lupe Fiasco, les stars de la musique viennent régulièrement donner vie au lieu en apposant, par exemple, leur touche sur des séries de tee-shirts exclusives.
"L’architecture a été le point de départ de ma réflexion sur le design et ses interactions avec la culture de notre époque.”
Ensemble, tels des apôtres de la nouvelle génération de kids qui les vénère aujourd’hui à travers le monde, Virgil Abloh et Kanye West ont donc préfiguré un véritable changement de paradigme culturel, fondé sur une approche transdisciplinaire alimentée par la colossale énergie vitale de la pop culture et du hip-hop, et par le contact permanent et direct avec le consommateur, autorisé aujourd’hui par les réseaux sociaux. Alors qu’on raillait depuis une décennie le phénomène des “slasheurs” – ces créatifs multicasquettes capables de lancer une marque de mode après avoir réalisé un documentaire et sorti un album de reprises de chansons –, Virgil Abloh décide de valoriser ce qui était jusque-là honni : le trait d’union ou le slash, le signe évoquant la richesse d’un double point de vue, d’une double culture. Post-slasheur, Virgil Abloh incarne et défend la possibilité d’être décentré, tout à la fois ici et ailleurs, une chose et son contraire. Né d’un couple de Ghanéens émigré aux États-Unis, il grandit avec la pleine conscience de sa double culture. “Ce double ancrage faisait partie de mon éducation, poursuit-il. Depuis mon adolescence, je me rends régulièrement en Afrique, et mes parents ont encore une maison au Ghana. J’ai donc toujours eu conscience de ce que ma vie aurait pu être si mes parents étaient restés vivre là-bas et n’avaient pas émigré aux États-Unis.” C’est avec cet ethos qu’en 2012 il fonde sa marque de mode, Off-White, née de Pyrex Vision, une expérimentation artistique, qui brillera notamment par ses innombrables “collabs”, de Nike à Jimmy Choo, en passant par des artistes tels que Carsten Höller ou des musiciens tel A$AP Rocky. “J’ai plus d’une esthétique. C’est cela, Off-White : c’est littéralement deux choses à la fois. Je me suis débarrassé de l’obligation d’être singulier. Cela m’offre une plus grande liberté pour communiquer des idées, ou pour être contradictoire. C’est ce que je suis, et c’est juste humain.” De façon plus concrète, les collections d’Off-White mêlent sans hiérarchie les codes du luxe et ceux du streetwear, revendiquant elles aussi un double ancrage décomplexé. Au fil des collections masculines, le tailoring revu et corrigé à l’aune du minimalisme des années 90, l’outerwear revisité en véritables déclarations de mode, les matières techniques déclinées en total look et agrémentées d’effets subtils ou un drapé twisté imposé à un simple polo révèlent une connaissance parfaite des collections de grands noms tels que Raf Simons, Miuccia Prada ou Martin Margiela – il arrive d’ailleurs que la critique hausse le sourcil en croyant reconnaître ces influences de façon parfois trop directe. Des imprimés graphiques colorés, des slogans tels que “You Cut Me Off”, ainsi que de belles variations sur le denim, viennent ponctuer l’élégance à la fois vivante et fonctionnelle des collections. Les tee-shirts et les imprimés revisitent parfois le merchandising du groupe Grateful Dead ou d’Oasis.
“ Kanye et moi adorons la mode, et nous sommes autodidactes en la matière. Pour moi, cette image est aussi importante que celle de toutes les femmes noires sur les couvertures des numéros de septembre des magazines.”
Dès janvier 2015, la chambre syndicale de la mode accueille Off-White dans le calendrier officiel parisien. Les défilés de la marque deviennent des événements attendus où les professionnels de la mode sont invités à se mêler, une petite demi-heure, à une communauté dont ils découvrent l’existence : une foule jeune, métissée et ultra stylée constituée d’artistes et de musiciens, de jeunes stylistes de magazines alternatifs, d’amis de Virgil Abloh et de fans ayant réussi à faire jouer leurs connexions pour assister au show. Plus qu’une simple proposition de mode, ce groupe vient y recevoir l’humeur, le message, la communication directe que leur adresse le créateur, notamment à travers ses choix de bande-son. La présence aux premiers rangs de groupes de hip-hop et de rappeurs tels que Future, Swae Lee, Nas et d’autres amis ou connaissances du designer participe à l’excitation générale. Expert du teasing sur Instagram, Virgil Abloh entretient l’effervescence chez ses fans à coups de fuites bien orchestrées et de messages où il s’adresse personnellement à la jeunesse, et ira même jusqu’à inviter les kids à venir assister au défilé printemps-été 2017 organisé à la Philharmonie de Paris – provoquant, au grand dam du service de presse d’Off-White, une véritable émeute – et à la fête secrète donnée ensuite, où le créateur, enthousiaste et infatigable, officiait lui-même aux platines. Tant et si bien qu’en l’espace de quelques années seulement la marque est devenue un phénomène culturel mondial, déchaînant l’hystérie des jeunes aficionados de la mode.
Les critiques, pour leur part, saluent l’habileté avec laquelle le créateur utilise Instagram – Off-White compte aujourd’hui 4,8 millions d’abonnés sur cette plateforme –, oubliant encore une fois l’essentiel : la participation authentique de Virgil Abloh à un mouvement culturel naissant, véritable lame de fond bouleversant le paysage de la mode contemporaine. Ainsi, sur le site Internet d’Off-White figure une citation de la critique de design Anne Bony publiée à l’occasion du lancement de la collection de mobilier de Virgil Abloh en 2015 : “Abloh reconnaît la générosité et la liberté de ce mouvement qui vient de la rue, et pour refléter cette effervescence, sa collection mêlange des inspirations des beaux-arts et de la street culture avec la verve interactive d’une génération constamment connectée à Internet et à la musique. Ses racines urbaines sont notables dans le motif graphique de bandes évoquant un passage piétons ou les lignes de Daniel Buren, et qui forme l’ADN de ses collections.”
“Je viens d’une communauté qui était jusqu’ici totalement extérieure au monde de la mode. La diversité, pour moi, n’est pas une question de couleur de peau, mais de représentation de cette communauté.”
Les rayures de Buren et, plus généralement, l’art contemporain, son argumentaire et ses modèles conceptuels font partie intégrante de la formule gagnante élaborée par le créatif qui, pendant un an, vient d’exposer dans les galeries Gagosian de Londres puis de Paris ses oeuvres réalisées à quatre mains avec l’artiste néo-pop Takashi Murakami. Dans les années 2000, la collaboration de la star mondiale de l’art avec Louis Vuitton a fait partie des moments décisifs de la vie de Virgil Abloh, lui ouvrant les yeux sur un monde élitiste généralement
enclos dans les musées et les galeries, dont les kids grandissant à Chicago dans la street culture n’ont pas même connaissance. Aujourd’hui, l’Américain et le Japonais nourrissent un dialogue continu, créant, au fil de leurs conversations sur WhatsApp, un langage commun où le branding (celui d’Off-White) se mêle par exemple à des fleurs monstrueuses de manga (celles de Murakami).
Dans cet aplatissement radical des hiérarchies, le merchandising et les beaux-arts dialoguent librement. Depuis ses débuts, le succès de l’entreprise artistique des deux experts en manipulation et bouture de signes donne l’éclatante preuve de sa pertinence : tendre un miroir au Zeitgeist, lui révéler son propre inconscient, est finalement le grand talent de Virgil Abloh, qui s’est approprié l’idée du ready-made au point de déclarer fréquemment : “Marcel Duchamp is my lawyer.” [“Marcel Duchamp est mon avocat.”] Le ready-made, ou encore la recontextualisation, le détournement ou la citation – pratiques courantes du streetwear – ont inspiré à Abloh l’idée de ses graphismes à base de mots placés entre guillemets, pour signifier l’ironie ou la présence d’un discours dans le discours, ouvrant un niveau de métalangage. Ce qui l’a même poussé à déclarer un jour : “I often speak in quotes.” [“Je parle souvent entre guillemets.”] Alors que les créateurs se refusent souvent à intellectualiser leur mode, Virgil Abloh tranche donc radicalement avec ses aînés, appliquant à chaque produit, à chaque collaboration, à chaque collection capsule un argumentaire aux allures de manifeste. C’est là encore que le cursus atypique du designer, qui n’a pas suivi d’école de mode, devient une véritable force.
À Chicago, l’Américain a étudié l’ingénierie avant d’entamer un cursus d’architecture qui lui a fourni, plus qu’un métier, une méthodologie pour penser son rapport au monde, à la création. S’il ne construit pas aujourd’hui de buildings, Abloh s’attelle ainsi chaque jour à la construction rationnelle de sens : “L’architecture est une discipline transversale par essence. Dans ce domaine, je suis titulaire d’un master de l’Illinois Institute of Technology, un cursus conçu par Mies van der Rohe, qui a aussi bâti le campus. Le patrimoine architectural de Chicago est riche et, au moment où j’étais moi-même à l’Illinois Institute of Technology, l’agence de Rem Koolhaas, OMA, était en train d’achever la construction de notre student center. L’architecture a été le point de départ de ma réflexion sur le design et ses interactions avec
la culture de notre époque.” Inspiré par l’esprit de Rem Koolhaas, qui, avant tout projet de bâtiment, déploie, via AMO, son think tank intégré, une intense réflexion théorique croisant la politique, l’urbanisme, la sociologie et l’histoire, Virgil Abloh s’est inventé un destin de créatif tous azimuts, capable d’accoucher, au terme d’une phase de recherches, d’une collection de meubles ou d’un tee-shirt. “C’est le processus intellectuel de Rem Koolhaas qui m’inspire, expliquet- il encore. La façon dont il passe en revue des idées, puis trouve l’esthétique adéquate aux conclusions de son raisonnement. C’est ce que j’attends d’un designer. Car tout ce que je fais est très réfléchi, je vois la mode comme un contexte artistique qui aboutit à la production de biens consommables. En achetant un produit, on peut participer à un mouvement, si bien que ce qui était artistique finit par avoir un impact direct sur votre vie quotidienne. C’est ma signature. Il faut que toutes ces strates soient présentes pour que je croie dans une création.”
Élément central de l’activité de Virgil Abloh, la méthodologie raisonnée accouchait, pour son premier défilé chez Louis Vuitton, en juin dernier, d’un ensemble de notes rassemblées sous le titre “The vocabulary according to Virgil Abloh, a liberal definition of terms and explanation of ideas.” [“Le vocabulaire selon Virgil Abloh, définition libre de termes et explication d’idées.”] Ces notes de défilé placées sur les sièges des invités offraient, à la façon des entrées d’un dictionnaire, des définitions personnelles de mots et de termes, comme autant de clés pour comprendre la collection. Histoire de donner le ton, on pouvait y lire, sous la rubrique “Ironie” : “La philosophie d’une nouvelle génération. La présence de Virgil Abloh chez Louis Vuitton.” Le néologisme “margielaism” y décrivait l’influence majeure de Martin Margiela, assumée et revendiquée par Virgil Abloh – une attitude dérivée de la posture postmoderne qui a questionné, dans l’histoire de l’art, les notions d’original et de copie. Dans la même veine postmoderne, le directeur artistique y énonçait aussi sa théorie selon laquelle il suffit de changer 3 % d’un objet pour le transformer en une création originale – une théorie appliquée aux sacs iconiques de la maison Louis Vuitton présentés sur le défilé.
“Je n’ai pas débarqué de l’espace, et avant moi un million d’événements ont contribué à mon arrivée chez Louis Vuitton… Les gens m’ont pris pour un phénomène Instagram, ils ne savaient pas qui j’étais, quelle était la légitimité de ma nomination.”
Intitulée We Are the World, comme la fameuse chanson de 1985 destinée à financer la lutte contre la famine en Éthiopie, la première collection de Virgil Abloh pour Louis Vuitton s’énonce d’emblée comme un message et un projet social. Le jour du défilé, le 21 juin, dans les jardins du Palais-Royal, l’interminable runway reprend les couleurs de l’arc-en-ciel – un effet appuyé par la présence de quelque 1 000 étudiants d’écoles de mode parisiennes habillés de tee-shirts reprenant ces mêmes couleurs. Dans ses show notes, le designer évoque à ce sujet la présence de l’arc-enciel dans Le Magicien d’Oz, l’histoire de la fermière du Midwest atterrissant au pays d’Oz pour sauver les Munchkins – sur un pull-over, un très beau motif reprend d’ailleurs la fameuse route de briques jaunes du film. Le parallèle avec Virgil Abloh, enfant du Midwest qui a accompli une destinée extraordinaire, semble évident. En déclinant un mix novateur de sur-mesure souple et de sportswear élégant, le créateur donne vie à une proposition de mode inclusive, originale, capable d’accorder le luxe et la rue. Son ancrage dans le fonctionnalisme américain lui inspire un jeu rythmique avec des poches zippées, et un concept nommé “accessomorphosis”, qui consiste à fusionner certains vêtements tels qu’un harnais ou une ceinture avec un porte-cartes ou un portefeuille. Les silhouettes se construisent par superpositions de strates, et en contrastes graphiques de color blocks – les mannequins portant des gants assortis aux sacs pour accentuer cet effet. Les imprimés qui ont fait une partie du succès d’Off-White se transforment ici en détails artisanaux raffinés, broderies ou flocages. Visuellement frappant et Instagram-friendly (même vu du ciel), le défilé est un spectacle complet et aussi une réunion de famille. Aux premiers rangs, Kanye West et Kim Kardashian, Rihanna, Travis Scott et Kylie Jenner, Naomi Campbell, Kim Jones, Takashi Murakami… Les mannequins eux-mêmes ne sont pas des inconnus : parmi eux figurent notamment les rappeurs Kid Cudi, Playboi Carti, A$AP Nast, et des musiciens tels que Steve Lacy et Dev Hynes.
Outre cette volonté d’incarner sa collection, de donner un visage aux mannequins, le casting exalte la “diversité”, enjeu majeur de la société et de la mode contemporaines. En sus de sa “vocabulary list”, Virgil Abloh dispose même, sur les bancs des spectateurs, des planisphères indiquant les origines très diverses de ses modèles, et celles de leurs deux parents. Mais sur le sujet (éventuel) du racisme, le créateur préfère rester prudent et ne pas employer de mots clivants qui risqueraient de lui aliéner une partie de ses nouveaux clients. “Je viens d’une communauté qui était jusqu’ici totalement extérieure au monde de la mode. La diversité, pour moi, n’est pas une question de couleur de peau, mais de représentation de cette communauté”, explique-t-il. Deux mois après le défilé, le créateur se risque cependant, auprès du site Refinery29, à une déclaration plus politique, à propos du costume Louis Vuitton qu’il a dessiné, arboré par Kanye West au mariage du rappeur 2 Chainz : “[Kanye] et moi adorons la mode, et nous sommes autodidactes en la matière. Aujourd’hui, nous pouvons faire de la mode, et la faire à notre image. Et pour moi, cette image est aussi importante que celle de toutes les femmes noires sur les couvertures des numéros de septembre des magazines.” [En allusion à la présence de Beyoncé sur la couverture du Vogue américain de septembre et de Rihanna sur celle du Vogue anglais.] Mais tel l’arc-en-ciel chatoyant qu’il composait le 21 juin dans les jardins du Palais-Royal, le défilé du nouveau messie de LVMH se devait de rester plus universel et oecuménique.
“Je n’ai pas de message, je ne fais que mettre ma culture en avant. C’était le sens de ce premier défilé, montrer d’où je viens. Je n’ai pas débarqué de l’espace, et avant moi un million d’événements ont contribué à mon arrivée chez Louis Vuitton : la collaboration de Pharrell Williams avec Marc Jacobs, mais aussi toute la scène streetwear, de Tokyo à Londres, de New York à Los Angeles. Les gens m’ont pris pour un phénomène Instagram, ils ne savaient pas qui j’étais, quelle était la légitimité de ma nomination. Dans ma collection, le classique et le moderne, l’ancien et le neuf se juxtaposent par la vertu des 3 % de nouveauté. Il suffit de regarder pour comprendre ce que je dis, c’est le pouvoir immense du design et de la mode.”