The futurist visions of Olivier Rousteing
En mars dernier, Olivier Rousteing proposait un défilé néo-futuriste qui électrisa l’assemblée avec ce qui pourrait être une projection de la mode en 2050. Adulé par des célébrités telles que Rihanna et Beyoncé, le talentueux directeur artistique de Balmain affirme ainsi la vision novatrice qu’il prône depuis ses débuts, entre traditions d’atelier, pop culture et réseaux sociaux. Rencontre.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Portraits Dominique Issermann.
Numéro : Commençons par parler de votre défilé automne-hiver 2018-2019, où vous vous projetez en 2050. Comment imaginez-vous le futur en 2050 ?
Olivier Rousteing : Je ne sais pas si j’imagine le futur… j’imagine ma collection. J’imagine en tout cas des femmes fortes, plus conquérantes que jamais, et c’est en bonne voie. Et un monde digital, tout en hologrammes. L’idée de mon défilé, c’étaient des vêtements qui jouent avec la lumière, que l’on perçoit différemment selon l’endroit où l’on se trouve. Un univers où tout va vite. C’est ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui, et je pense qu’en 2050 tout sera encore plus rapide. J’avais envie de me projeter dans le futur car j’en ai assez de la mode qui se réfugie constamment dans le vintage. Nous arrivons à un point où les cartes sont redistribuées, et les nouvelles générations posent un défi aux anciennes. Ma collection est née de ce constat.
“On m’a qualifié de “vulgaire” pour certains de mes choix de casting, alors qu’on va qualifier de moderne une personne qui ne fait défiler que des blondes filiformes aux yeux bleus. Si c’est ça, le Saint-Graal adoubé par le gratin de la mode, je préfère ne pas en faire partie.”
Pour le festival Coachella, vous avez habillé Beyoncé dont le styliste voulait un thème militaire. Il y a quelques années vous avez inventé le concept de la “Balmain Army”, et certains critiques ont mentionné le film Mad Max au sujet de votre dernier défilé. D’où vous vient cet esprit de lutte, de conquête ?
Il est apparu au fil des collections. Lorsque j’ai été nommé directeur artistique en 2011, je n’avais pas cette envie de lutte. Au début, j’ai joué le jeu de la mode, et lorsque j’ai décidé d’être plus fidèle à moi-même, j’ai été beaucoup critiqué, et cela m’a touché. C’est comme ça qu’est née la Balmain Army, des guerrières avec de fortes personnalités. Mes égéries sont également comme cela. La mode est parfois une lutte où l’on doit pousser ses idées jusqu’au bout. Aujourd’hui, je suis moins en guerre, je suis beaucoup plus apaisé.
Sur votre défilé, un tee-shirt disait : “We are the new generation”. Vous avez été nommé directeur artistique de Balmain à 25 ans, et aujourd’hui les créatifs de tous bords connaissent le succès dès la vingtaine. Comment voyez-vous cette prise de pouvoir de la jeunesse ?
Je suis content de voir tous ces jeunes qui font beaucoup de choses. La différence pour moi, c’est que j’étais jeune dans une maison de luxe française à fort héritage. Quand on a un héritage à préserver, il faut satisfaire les critiques, et acquérir de nouvelles clientes sans effrayer les anciennes. J’essayais alors de plaire à tout le monde. Puis j’ai pris du recul, et j’ai plutôt essayé de me plaire à moi-même. De plus, ce qu’aiment les critiques, l’élite de la mode, n’est pas forcément ce qui connaît un succès commercial. En suivant leurs préceptes, je risquais de ne plus avoir de travail dans les trois saisons suivantes [rires]. Or la règle première de la mode, c’est qu’il faut vendre, et c’est aussi ma règle. Je fais en effet partie de la nouvelle génération, et aujourd’hui Anthony [Vaccarello], Virgil [Abloh] ou Demna [Gvasalia] sont dans la même situation que moi. Je me sens moins seul.
Très tôt, vous avez utilisé Instagram, qui reconfigure tout le business de la mode. Anticipiez-vous un changement si radical ?
L’ère Internet a fait peur à tout le monde. Pour ma part, je fais partie de la génération qui trouvait enthousiasmant qu’on puisse acheter un vêtement en un clic sur Internet. Et j’ai utilisé Instagram comme un support de communication, en attendant le moment où tout convergerait naturellement sur les mêmes plateformes : le commerce et la communication. Quand j’ai commencé à le faire, on m’a beaucoup critiqué : “C’est vulgaire, comment peux-tu t’exposer autant ?” Mais le public a besoin de réalité. On n’a pas seulement besoin d’acheter des produits, on a besoin de sentir qu’on est connecté avec des humains. Aujourd’hui, je suis un peu plus en retrait, car la spontanéité a quelque peu disparu d’Instagram. Tout le monde a compris que le business passe désormais par la communication, et les agences spécialisées en stratégie se sont emparées des réseaux. Pour moi, c’est un pas en arrière, donc je ne suis plus très convaincu du futur de cette plateforme.
Beyoncé, Rihanna et Kim Kardashian ont accompagné votre parcours. Vous êtes-vous habitué au fait d’être ami avec elles, ou vous réveillez-vous parfois le matin en vous disant que c’est incroyable ?
Kim et Rihanna sont des amies très proches. Quant à Beyoncé, nous ne sommes pas amis, mais nous avons un rapport de respect mutuel. Je me dis toujours que j’ai une chance inouïe de les fréquenter de si près. Je m’en suis aperçu à Coachella, lorsque Beyoncé m’a proposé d’assister à ses répétitions. C’était incroyable de la voir chanter ses tubes devant moi seul, tout en faisant les derniers réglages avec ses techniciens. J’ai le sentiment qu’il se passe vraiment quelque chose dans ma vie, que je dois réaliser. Mais rappelons tout de même qu’au moment où j’ai choisi de miser sur le hip-hop et le R’n’B, la mode m’a frappé de ses foudres. Je ne suis pas contre la critique, tous les points de vue doivent s’exprimer. Mais je ne dénigre jamais les autres, et je me suis souvent senti dénigré. Si cela ne choque plus personne, je me souviens qu’en 2013, lorsque j’ai fait ma campagne avec Rihanna, on me demandait, dans les interviews, si j’étais vraiment sûr que le monde du luxe devait s’associer au monde du hip-hop. On a aussi dit que je m’étais américanisé, alors que j’adore la France, une grande partie de mes références de mode sont françaises. Et Pierre Balmain habillait Audrey Hepburn, Joséphine Baker, Brigitte Bardot, Dalida… certaines d’entre elles étaient déjà controversées, donc je n’ai rien inventé. Être proche de la musique, Gianni [Versace] l’a fait avant moi, de même que M. Saint Laurent. Les Bains-Douches ont existé avant moi. J’ai juste poursuivi une tradition parisienne. Sauf qu’on a eu récemment trop tendance à confondre Paris avec Neuilly, ou à ne s’intéresser qu’aux goûts et au lifestyle des gens du XVIe arrondissement. Rappelons que Paris est cosmopolite et qu’une grande partie des figures qui l’ont fait rayonner sont des étrangers. Donc j’adore les États-Unis, mais je suis aussi très français, et fier de l’être.
Vous avez d’ailleurs fait une déclaration d’amour à Emmanuel et Brigitte Macron, qu’est-ce qui vous séduit chez eux ?
Le fait qu’ils n’aient pas suivi le parcours traditionnel des politiciens français me touche beaucoup. Au dîner à l’Élysée, j’étais à la table d’honneur en face d’eux, et j’ai beaucoup aimé leur spontanéité, leur gentillesse. Ils sont respectueux et n’oublient pas d’où ils viennent. La politique, encore plus que la mode, est un monde balisé par les protocoles. J’aime le fait qu’ils aient fait évoluer les codes de la France, prouvé que c’était possible. Même leur couple incarne une certaine nouveauté. C’est un storytelling de notre époque. Cela me touche de voir que leur amour est possible et que leur histoire a convaincu, bien qu’elle soit atypique.
“Ce qui m’a fait très mal, à certaines époques, dans la mode, c’est qu’on a prétendu que des visions étaient artistiques et modernes alors qu’elles étaient tout bonnement… archaïques et racistes.”
Vous avez lancé en janvier une collection capsule de robes du soir qui célèbre le savoir- faire des ateliers de la maison. Comment vivez- vous le grand écart actuel entre les traditions et l’innovation, l’artisanat et les réseaux sociaux ?
Après avoir été très conservateur, le milieu de la mode est devenu obsédé par les fameux millennials et leurs désirs. Mais il ne suffit pas de proposer une paire de baskets pour leur plaire. La réflexion doit être beaucoup plus profonde que cela. Tout en étant un fan du digital, je veux que Balmain reste une maison traditionnelle, une maison française de luxe. Sur mon compte Instagram, je peux poster
une robe haute couture ou un jean. Si je n’avais fait que des robes haute couture, la maison aurait sombré sous le poids de la poussière. Et si je ne proposais que du contenu digital et du jean, nous serions devenus un gimmick. Je fais une ligne de semi-couture, de robes du soir, parce que cela fait encore rêver. Et en même temps, j’utilise les réseaux sociaux pour projeter cette image aux futures clientes. Dans les boutiques, beaucoup de jeunes femmes viennent avec leur mère. Pendant que la fille achète un blouson zippé, la mère s’offre une veste à six boutons, par exemple. Notre proposition est transversale, elle touche différentes générations. Les choses changent vite, mais il ne faut pas perdre en qualité ni en réflexion pour autant. La France est connue pour être un laboratoire de recherche, de la cuisine à la mode, en passant par la médecine. Il ne faut pas se mettre à penser uniquement à court terme, à privilégier l’immédiateté. Il ne faut pas perdre ce qui fait la qualité unique de nos productions. Nous pouvons faire des bombers, des sweat-shirts à logos, mais ça ne fera pas briller la France dans les prochaines décennies.
En quoi votre vie a-t-elle changé depuis le rachat de Balmain en 2016 par le groupe qatari Mayhoola for Investments ?
J’ai aujourd’hui plus de possibilités pour m’exprimer. Les nouveaux dirigeants me respectent, aiment le luxe et me challengent. Ensemble nous allons donc encore plus loin. Ils me donnent une vraie liberté d’expression, et je pense que c’est souvent ce qui manque dans la mode aujourd’hui. Ma vie personnelle, elle n’a pas beaucoup changé, car j’ai toujours beaucoup travaillé. Je me lève tôt et travaille tard. Je ne m’ennuie jamais, il y a toujours des ouvertures de boutique, des projets.
Aujourd’hui, on entend souvent dire que Virgil Abloh est le premier designer noir à la tête d’une grande maison parisienne… alors que vous occupiez cette position avant lui. Comment vivez-vous cela ?
Je l’ai entendu aussi, et j’étais un peu surpris. Je trouve ça intéressant… C’est probablement parce que je suis métis. Mais c’est un peu le reflet de toute ma vie : pour les Noirs, je ne suis pas noir, pour les Blancs, je ne suis pas blanc. Dans tous les cas, je suis très content pour Virgil, et son succès ouvre des portes nouvelles pour les jeunes, pour des gens venus d’autres horizons. Mais la vraie question est de savoir si le milieu de la mode comprend ce qui se passe ? J’ai l’impression que les professionnels de l’industrie se disent qu’il faut aimer Virgil, ou le streetwear, parce que c’est le truc du moment. Depuis huit ans, j’ai vu passer de nombreuses tendances. À mes débuts, j’avais hâte d’être vieux car c’était ce qui donnait de la légitimité. Alors qu’à l’heure actuelle, être jeune est une forme de légitimité.
Dans une interview sur CNN, vous avez plaidé en faveur de la diversité ethnique sur les podiums et dans les images de mode…
La diversité ethnique est enfin plus présente et cela me fait plaisir. Mais ce qui m’a fait très mal, à certaines époques, dans la mode, c’est qu’on a prétendu que des visions étaient artistiques et modernes alors qu’elles étaient tout bonnement… archaïques et racistes. Cela me choquait beaucoup. Il ne suffit pas de faire de l’oversize ou du Néoprène pour être moderne. On ne peut pas défendre quelque chose qui est irrespectueux. On m’a qualifié de “vulgaire” pour certains de mes choix de casting, alors qu’on va qualifier de moderne une personne qui ne fait défiler que des blondes filiformes aux yeux bleus. Si c’est ça, le Saint-Graal adoubé par le gratin de la mode, je préfère ne pas en faire partie.
“J’ai trop peur de me réveiller un jour et de me dire que j’ai trop voulu plaire aux autres, que je n’ai pas assumé la personne que j’étais.”
J’ai cru entendre qu’un film sur votre vie va sortir en 2019.
Oui, une réalisatrice tourne un film sur moi depuis un an. On y verra tant ma vie personnelle que professionnelle. Ce sera un beau message pour beaucoup de jeunes. Dans ce film, je montre l’Olivier qu’on ne connaît pas.
Vous faites souvent référence à votre enfance à Bordeaux, avec vos parents adoptifs. Rester ancré dans le réel est-il important pour vous ?
Je suis ancré dans deux origines, celle que je connais, et celle que je ne connais pas. Celle que je connais, ce sont deux parents français bordelais, je ne dirais pas conservateurs mais très français, qui m’ont inculqué des valeurs magnifiques. Et il y a aussi mes origines que je ne connais pas, qui me donnent envie de diversité, et qui me donnent envie d’ouvrir la France à un univers lointain et inconnu. Je ne connais pas mes parents biologiques, donc je ne sais pas d’où vient ma couleur de peau.
Cette part manquante dans votre passé vous motive-t-elle à aller plus loin ?
Oui, car je n’ai peur de rien. Quand on ne sait pas d’où on vient, on n’a pas de limites pour imaginer où on va. Je suis un survivant, un guerrier. Quand on a vécu une douleur forte, plus rien ne vous fait mal. Quand j’étais petit, les autres enfants m’appelaient “le bâtard” parce que j’étais noir et que mes parents étaient blancs. Même dans ma propre famille, les critiques allaient bon train. Quand mes parents ont pris la décision d’adopter un enfant de couleur, mes grands-parents ne les ont pas compris. Le regard des autres a toujours été dur pour moi. Je ne veux pas tomber dans la victimisation car ce n’est pas moi, vous me connaissez, mais aujourd’hui, quand on me dit vulgaire ou trop sexy, quand on se moque de moi pour trois selfies, ça ne me fait plus rien. J’ai vécu bien pire.
Votre capacité à rester sincère et accessible est de plus en plus rare dans la mode, où les designers contrôlent leur communication à grand renfort d’attachés de presse.
Je pense que l’honnêteté paie toujours. Je ne suis jamais dans le mensonge. Demain, tout peut s’arrêter, pour tout le monde. Donc je profite de chaque jour pour être moi-même. J’ai trop peur de me réveiller un jour et de me dire que j’ai trop voulu plaire aux autres, que je n’ai pas assumé la personne que j’étais. Quand j’étais jeune, je voulais assumer la couleur de ma peau et mes parents blancs, plus tard, j’ai voulu assumer mon homosexualité, je n’avais pas envie de me cacher. Aujourd’hui, je n’ai toujours pas envie de me faire passer pour quelqu’un d’autre.