Taakk, le label du disciple d’Issey Miyake qui exalte la matière
Depuis 2013, Takuya Moriyama développe à travers son label Taakk une vision poétique et onirique du vêtement masculin incarnée notamment par une grande recherche textile. Hier, le créateur japonais dévoilait sa collection printemps-été 2022, un hommage à la nature et à la Terre offrant l’occasion de se plonger dans son travail de ces huit dernières années.
Par Matthieu Jacquet.
Les fleurs colorées maculent élégamment le satin telles des taches d’encre explosant sur une feuille de papier blanc. Floutées comme un lavis, elles semblent vibrer avec le mouvement des pièces fluides qu’elles habillent et qui effleure la peau de ceux qui les portent. Sur plusieurs vestes à col tailleur, la végétation resurgit, ici, à travers des broderies fines qui décorent le lin écru, là, à travers des roses en tissu qui ornent leur pan gauche comme des fleurs à la boutonnière, ou même à travers leur silhouette discrète et éthérée dont seuls les contours se dessinent sur fond blanc transparent ou bleu ciel. Nul doute possible : l’auteur de cette collection est un grand observateur de la nature, habité par la volonté tenace de la faire jaillir et vivre sur le vêtement.
Son nom : Takuya Moriyama, qui depuis 2013 déploie à travers son label Taakk une mode masculine où la poésie du rêve et la sensualité du textile règnent en maître. Demi-finaliste du prix LVMH cette année, le créateur a fait ses armes pendant huit ans auprès de l’un des plus grands noms de la mode japonaise, Issey Miyake. Il était alors designer pour la ligne Pleats Please et fut l’une des chevilles ouvrières de l’exposition consacrée au fondateur du label. “Là-bas, j’avais chaque jour l’impression d’être mis à l’épreuve, tout en devant mobiliser constamment une infatigable curiosité, se remémore pour Numéro celui qui y assumait à la fois de lourdes responsabilités et un rythme soutenu. Finalement, j’y ai appris que l’originalité peut résider dans une accumulation de basiques.”
Alors que Takuya Moriyama ne cesse de gravir les échelons chez Issey Miyake et se surprend à s’en satisfaire, une révélation lui vient : cette position ne lui convient pas. Il souhaite repartir de zéro et libérer ses propres idées dans un projet qui lui ressemble et lui appartient. C’est ainsi que naît Taakk, nom choisi d’après le propre surnom de Takuya Moriyama, qui fonde dès sa création son identité sur le développement de matériaux uniques. “Les vêtements sont constitués du mariage entre les textiles et le design, et leur originalité naît de la capacité des créateurs à jouer sur ces fondamentaux”, ajoute le Japonais. Pour ce faire, ce dernier et son équipe travaillent main dans la main avec de nombreux artisans basés au Japon, qui apportent chaque fois leur pierre à l’édifice de ses collections : certains s’occupent des broderies, d’autres de la maille, ou encore se consacrent à la réalisation d’effets de texture sur la matière…
Au fil de ces dernières années, le label a par exemple créé sa propre ligne dédiée au denim, à travers laquelle des manufactures dédiées travaillent la matière en la délavant ou en la déchirant. Ces détails originaux deviennent aux yeux de Takuya Moriyama l’essence des pièces, fondements mêmes du design, permettant notamment au label d’éviter l’écueil de la copie. En grand obsessionnel du motif, le créateur ne cesse d’explorer les manières d’intégrer le dessin au vêtement et de fusionner les mondes végétal et aquatique : dilués dans le tissu, ses fleurs et plantes semble devenir les sujets d’une peinture romantique prolongée silhouette après silhouette. Dans sa collection printemps-été 2022, Taakk déploie à ce titre un vestiaire ondoyant dont les couleurs vert d’eau et sable, olive, bleu froid et marron semblent peindre sur les ensembles l’eau douce d’un étang ou des arbres rassurants à l’orée d’une clairière.
Cette vision fantasmée de la nature et de l’existant, Takuya Moriyama lui donne un nom : “réalité irréaliste”, soit “Unrealistic reality”, titre de l’une des collections de son label. “Dans nos esprits conscients, nous avons l’illusion que les choses doivent être d’une certaine manière, ce qui fait émerger chez nous la notion de “réalité”, explique le créateur, que le sommeil léger emmène chaque nuit dans de nombreux rêves dans lesquels il puise une grande partie de son inspiration. Une “réalité irréaliste” amènerait donc à s’affranchir de cette conscience pour envisager la réalité à travers le prisme de l’inconscient.” Une vision qui explique sans doute pourquoi l’art surréaliste résonne autant chez le Japonais : pour sa collection printemps-été 2021, ce dernier se plongeait par exemple dans la peinture de l’artiste français René Magritte et son talent du “dépaysement”, à savoir sa capacité à trahir le réel en créant dans un décor familier un sentiment d’inquiétante étrangeté.
Plutôt que de transposer les toiles du peintre en imprimés, comme le font régulièrement de nombreux créateurs, Takuya Moriyama provoque l’ambiguïté et la surprise dans les coupes ou les matières : alors qu’une veste longue se transforme en chemise une fois rentrée dans le pantalon, un bomber se décore d’un coquillage qui s’estompe progressivement pour en révéler la doublure. Imaginée l’année dernière en pleine pandémie, cette collection portait en elle un parfum mélancolique de solitude illustré par le petit film de six minutes présenté pour l’occasion. Errant entre l’intimité de son appartement, les rues de la ville et les squares dépeuplés, un jeune homme y incarnait l’état d’esprit d’une période brumeuse et suspendue. Un an plus tard, le titre de la dernière collection de Taakk semble lui répondre avec espoir : “Dance with the Earth”, ou danser avec la Terre pour mieux célébrer une liberté retrouvée. “Nous vivons sur une belle planète, rythmée par ses moments difficiles ou joyeux ainsi que le terrible pouvoir de la nature, conclut le créateur. Alors dansons ensemble, drapés dans toute cette beauté !”