“Si New York déborde de vie, Paris est plus réfléchie et plus romanesque.” Entretien avec les soeurs Mulleavy du label Rodarte
Alors qu'elles viennent de défiler à Paris durant la Semaine de la haute couture 2017, les soeurs Mulleavy du label Rodarte reviennent sur leur onze années d’existence au cours desquelles elles ont conçu un univers à la fois poétique et raffiné, inspiré par les multiples visages de leur Californie natale.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Numéro : Pourquoi avez-vous décidé de défiler désormais à Paris plutôt qu’à New York ?
Laura Mulleavy : Nous venons de Californie, et finalement, lorsque nous défilons à New York, comme nous l’avons fait depuis plus de dix ans, nous sommes étrangères à la ville. Certains de nos proches collaborateurs, notamment Alexandre de Bétak qui produit nos défilés, nous ont plusieurs fois suggéré au fil du temps de transposer nos défilés à Paris, qui leur paraissait plus adaptée à la présentation de notre travail. Finalement, nous nous sommes laissé convaincre car aujourd’hui nous nous sentons suffisamment confiantes pour défiler dans cette ville qui respecte la mode et qui valorise son versant le plus artistique. Par ailleurs, le romantisme de Paris fait naturellement écho à celui de nos collections.
Avez-vous le sentiment qu’à New York la mode est plus commerciale, et à Paris, plus créative ?
L. M. : On l’entend souvent dire, mais ce n’est pas mon sentiment. Nous nous sentions différentes à New York, un peu en décalage, mais je ne considère pas pour autant que la mode y soit plus commerciale. New York est une ville très excitante pour présenter des collections, une ville qui nous a soutenues pendant onze ans. L’énergie y est fantastique, simplement, ce n’est pas la nôtre. Si New York déborde de vie, Paris est plus réfléchie et plus romanesque.
“Nous nous sentions différentes à New York, un peu en décalage. Si New York déborde de vie, Paris est plus réfléchie et plus romanesque.”
Était-ce une évidence pour vous de présenter votre défilé pendant la Semaine de la haute couture, et non dans le calendrier du prêt-à-porter ?
L. M. : Nos vêtements sont très décorés et nous les produisons en quantité limitée, au jour le jour. Notre équipe se réduit à six personnes, puisque Kate et moi dessinons entièrement les collections. Nos pièces sont exposées dans des musées, et des collectionneurs s’y intéressent. Donc la Semaine de la haute couture nous correspond parfaitement. Le respect du savoir-faire des artisans spécialisés est aussi quelque chose de très important à nos yeux. Le processus de réalisation d’une pièce fait partie intégrante de notre définition du luxe : il s’agit de prendre le temps de réaliser une certaine idée de la beauté, avec le plus grand soin possible.
Pour pouvoir être présentes en juillet pendant la haute couture, vous avez “sauté” la Fashion Week new-yorkaise de février et opté pour des présentations intimistes de votre collection d’automne, à Paris, en mars.
L. M. : Nous voulions présenter une collection à Paris pour faire un test, du point de vue de la chaîne logistique notamment. C’était une transition vers notre défilé de juillet.
Kate Mulleavy : Cette étape était importante pour nous, car nous sommes vraiment très attentives à ce que nous proposons avec Rodarte, à l’histoire que nous développons. Nous voulons que notre premier défilé parisien soit très spécial, ce qui nécessite un temps d’élaboration assez long. Nous ne voulons pas être esclaves d’un planning trop rigide, comme le sont de nombreux designers. Pour nous, c’est la créativité qui prime, et nous nous sommes donc octroyé le droit de présenter notre collection automne de façon intime, avant d’investir le moment du défilé en juillet.
Le fait-main et le développement de matières d’une délicatesse extrême font partie de votre travail. Dans votre collection de l’automne, plusieurs types de dentelle et de maille coexistent. Commencez-vous chaque collection par le choix de vos matières ?
L. M. : Nous commençons soit avec les matières, soit avec une idée directrice, cela dépend des saisons. Parfois, nous découvrons un tissu qui nous inspire et qui nous fait réfléchir. D’autres fois, une histoire s’impose, et nous créons les textiles qui nous permettront de la raconter.
“Kate et moi dessinons entièrement les collections. Nos pièces sont exposées dans des musées, et des collectionneurs s’y intéressent. Donc la Semaine de la haute couture nous correspond parfaitement.”
La Californie fait-elle toujours partie de vos inspirations principales ?
L. M. : Absolument. Nous sommes très sensibles à notre environnement. Nous avons grandi dans le nord de cet État, nous vivons aujourd’hui dans le sud. Chaque jour, nous sommes fascinées par ce que nous voyons autour de nous. La Californie est un vaste territoire, doté d’une grande diversité de paysages naturels. Toute cette beauté nous nourrit, nous sort de nous-mêmes, de nos pensées. Elle nous emmène sur des routes que nous n’avions pas imaginé emprunter. Donc oui, je pense que la Californie est sans conteste l’une de nos principales sources d’inspiration.
C’est aussi l’État dans lequel brille Hollywood, Mecque de la culture de la célébrité. Quel est votre rapport avec cet univers ?
L. M. : Nous vivons, pour notre part, à Pasadena, une ville très calme. Notre studio, lui, est situé à Los Angeles, mais nous ne nous y attardons pas plus que nécessaire. Bien sûr, en tant que designers, nous devons travailler en lien étroit avec les rédactrices de mode et les actrices, et nous adorons cette partie de notre métier. Voir nos vêtements portés par des personnalités que nous admirons est toujours un moment de grande émotion. Jusqu’ici, dans notre quotidien, nous avons toujours réussi à trouver un équilibre entre nos activités à Los Angeles et notre vie à Pasadena.
Êtes-vous toujours proches de Kirsten Dunst et de Natalie Portman ?
L. M. : Oui, nous sommes proches de Kirsten, de Natalie, et aussi des sœurs Fanning, Elle et Dakota. Ce sont des femmes que nous admirons pour leur talent, leurs convictions et leur intégrité, à la fois en tant qu’artistes et en tant que femmes.
L’image des femmes, dans l’industrie de la mode comme dans celle du cinéma, est souvent assez caricaturale. Avez-vous l’intention de définir une nouvelle féminité ?
K. M. : Je pense en effet que notre travail exprime une nouvelle féminité. Les vêtements Rodarte sont avant tout guidés par un désir créatif, et lorsqu’on me demande de décrire la femme à qui ils s’adressent, je ne peux pas le faire parce que chaque personne est unique. Lorsqu’on porte une de nos pièces, on crée sa propre histoire. Rodarte exprime la puissance des femmes, la possibilité d’inventer sa propre allure avec des vêtements qui sont comme une extension de soi-même. Pour moi, ce n’est pas le vêtement qui est sexy : on se sent sexy, et on le communique à travers ce que l’on porte. On peut porter une tenue très sage et se sentir la personne la plus sexy du monde. Une fois qu’elles ont été montrées et qu’elles sont arrivées en boutique, nos collections ne nous appartiennent plus. Nous sommes très heureuses de découvrir les diverses façons dont les femmes se les approprient. Je pense que cette nouvelle féminité est intrinsèquement liée à l’individualité, à la liberté d’expression, au fait de ne pas accepter de diktat.
Vous avez exposé plusieurs fois dans des institutions artistiques. Qu’est-ce qui vous rapproche du monde de l’art ?
L. M. : Nous avons étudié l’histoire de l’art et la littérature, et notre langage, en tant que designers, vient en grande partie de ces références. Je pense que notre proximité avec le monde de l’art s’enracine dans les valeurs que nous partageons avec celui-ci, notre exigence, certainement, et notre positionnement, notre intégrité créative. Nous avons de nombreux supporters dans le milieu de l’art. Nous avons exposé au LACMA et au MOCA, et nous allons exposer en 2018 au National Museum for Women in the Arts, à Washington.
Vous avez collaboré avec l’artiste John Baldessari, comment cette rencontre est-elle advenue ?
L. M. : Nous avions réalisé un autoportrait avec l’aide de Catherine Opie, et John a utilisé cette image pour en faire une œuvre destinée au magazine Visionaire. John est un de nos artistes favoris. Il assiste souvent aux événements que nous organisons à Los Angeles. Son travail a vraiment influencé notre compréhension de la communication dans le monde actuel.
D’une façon générale, aimez-vous la scène artistique californienne, dont l’histoire est très riche ?
K. M. : Je pense que nous sommes des produits de cette histoire. Nous avons grandi en Californie et notre mère était une personne très créative, qui peignait, entre autres activités. Notre père était botaniste, et nous étions immergées dans la beauté de la nature et dans l’art. À Los Angeles, la pensée artistique est très liée aux mouvements des années 60 et 70 qui ont ouvert des portes. Donc cet héritage n’est jamais pesant, au contraire, il pousse à aller continuellement de l’avant. Par ailleurs, dans cette ville, les différents milieux créatifs ne sont pas cloisonnés, il est donc très normal d’échanger, de communiquer.
“Nous avons fait la connaissance de Benjamin Millepied pendant le tournage de Black Swan. Il dirigeait les chorégraphies du film et nous en dessinions les costumes. L’entente a été immédiate.”
Vous avez également beaucoup collaboré avec le monde de la danse via Benjamin Millepied.
L. M. : Nous l’avons rencontré pendant le tournage de Black Swan. Il dirigeait les chorégraphies du film et nous en dessinions les costumes. L’entente a été immédiate. Aujourd’hui, il fait partie intégrante de nos vies, et c’est très beau de penser que notre amitié est née d’un moment de créativité qui a été important pour nous, comme pour lui. Par la suite, nous avons aussi réalisé des costumes pour une de ses chorégraphies destinée au New York City Ballet, et pour LADP, sa compagnie de danse… Maintenant que j’y pense, avec lui, nous avons vraiment sillonné tous les États-Unis [rires].
Auparavant, étiez-vous des amoureuses de la danse ?
L. M. : Nous étions des amoureuses du ballet. C’est pour cette raison que nous avons été sollicitées pour les costumes de Black Swan. Nous avons toujours adoré l’histoire de la danse, et l’histoire de la création de costumes pour la danse.
L’architecture de la Californie tient elle aussi une place importante dans vos cœurs.
L. M. : Oui, et il y a quelques années, l’Ambassador College, un bâtiment en béton façon ruche d’abeille, véritable bijou architectural de Pasadena, a été détruit. C’était un chef-d’œuvre de l’architecture moderniste du milieu du x xe siècle. Évidemment, les villes doivent évoluer, mais il est important de préserver des bâtiments tels que celui-ci, qui, intrinsèquement, contribuent à l’identité d’une communauté. L’histoire de Pasadena est fabuleuse, de nombreux mouvements architecturaux datant de la première moitié du x xe siècle y sont représentés, et, lorsque chaque jour je traverse la ville en voiture, je suis heureuse de voir tant de styles différents. Lorsqu’ils visitent Pasadena, les gens sont étonnés et fascinés par cette diversité, et j’espère vraiment qu’à l’avenir cette richesse sera préservée et que certains projets de promoteurs immobiliers qui ne vivent pas à Pasadena et qui ne connaissent pas l’histoire de notre communauté ne verront jamais le jour. Personnellement, c’est une chose pour laquelle je suis prête à me battre.