Rencontre avec Tilda Swinton, une lady underground : « À Hollywood, je me sens comme une touriste »
Membre du jury présidé par son ami Haider Ackermann au prochain Festival de mode et de photo d’Hyères, Tilda Swinton semble maîtriser tous les registres de la création. Actrice, productrice, performeuse, égérie… Elle revendique l’influence de Derek Jarman et de la contre-culture, passe sans hésitation de Disney au cinéma tourmenté de Béla Tarr ou de Jim Jarmush. Rencontre.
Par Olivier Joyard.
Portraits Jean-Baptiste Mondino.
En 2007, au Festival de Cannes, Tilda Swinton montait les marches en tant qu’actrice principale au bras du cinéaste hongrois Béla Tarr, un austère parmi les austères. Réputé pour avoir réalisé un chef-d’œuvre de près de huit heures, Satantango, celui-ci présentait en compétition une adaptation grelottante de Simenon, L’Homme de Londres. Ceux qui ne connaissaient de la rousse d’Edimbourg que ses apparitions en sorcière dans Narnia, la franchise Disney, en sont restés cois.
Les autres ont apprécié la marque d’une femme stupéfiante. Formée dans les plus hautes écoles du Royaume-Uni, camarade de classe de la princesse Diana, puis diplômée de Cambridge, passée ensuite par la très classique Royal Shakespeare Company, Tilda Swinton travaille depuis plus de vingt ans à éviter les autoroutes toutes tracées du métier d’actrice. Son credo: occuper le plus large spectre possible dans la création, des productions minoritaires aux têtes de proue de l’industrie. Et trouver le moyen de conserver le même aplomb, où qu’elle soit. Swinton a débuté chez son mentor Derek Jarman, entre le milieu des années 80 et le début des années 90; on l’a vue ensuite en 1992 dans la peau d’Orlando (le héros transgenre de Virginia Woolf…) pour Sally Potter ; dans le premier film de Tim Roth (The War Zone, 1999) ; tapie dans quelques blockbusters comme The Beach (2000), ou chez Jarmusch (Broken Flowers en 2005 puis Only Lovers Left Alive en 2013).
Oscarisée pour son rôle auprès de George Clooney dans Michael Clayton elle a été tour à tour muse pour les créateurs de mode (elle a longtemps été proche du duo Viktor & Rolf) et artiste performeuse. En avril prochain, le Festival d’Hyères organise à nouveau trois concours internationaux. En lice, dix créateurs de mode, dix photographes et dix créateurs d’accessoires. Le président du jury mode ? Son ami Haider Ackermann qui l’a logiquement invité à en faire partie elle-aussi. Rencontre avec une fille qui n’a peur de rien.
Numéro : Comment une actrice anglo-saxonne, réputée à Hollywood, s’est-elle un jour retrouvée dans le film d’un cinéaste réaliste français, Erick Zonca?
Tilda Swinton: En fait, ce qui cloche dans le raisonnement, ce n’est pas Erick Zonca, mais c’est Hollywood! Tous ceux qui me connaissent bien savent que mes racines sont totalement underground. J’ai commencé à travailler avec Derek Jarman à la fin des eighties. Il se trouve que pour des raisons différentes et parfois mystérieuses, j’ai souvent été sollicitée par des cinéastes américains. C’est une histoire nouvelle pour moi. Mais je ne vis toujours pas à Los Angeles, je suis restée en Ecosse. A Hollywood, je me sens comme une touriste, je trouve cela très confortable de savoir que je n’ai pas à vivre dans ce monde. Quand je foule les tapis rouges, j’aime beaucoup porter un créateur dont personne là-bas n’arrive à prononcer le nom !
Du tapis rouge des Oscars à Béla Tarr, le maître hongrois de l’austérité, il y a un gouffre.Pourquoi vous a-t-il contactée pour L’Homme de Londres ?
J’imagine qu’il connaissait mes origines underground, et que mes péripéties à Hollywood ne lui avaient pas coupé l’envie. Moi, j’ai toujours été intéressée par Béla Tarr, passionnée même. Je serais allée faire le thé sur n’importe lequel de ses films! Quant à Zonca, je ne sais pas pourquoi il m’a choisie, on ne se connaissait pas avant, mais c’était une preuve d’instinct extraordinaire de sa part. J’ai plutôt l’habitude de travailler avec des gens que je connais, mais je n’ai pas eu à regretter quoi que ce soit avec lui. Je pense qu’Erick Zonca est un maître moderne, son cinéma est en prise sur le monde contemporain d’une façon si aiguë…
Peut-on résumer votre culture à Shakespeare d’un côté, et à l’underground de l’autre ?
Shakespeare ne fait pas partie de mon univers personnel, surtout pas dans sa forme industrielle. On peut même dire que j’ai couru pour échapper au Shakespeare industrialisé par la culture officielle quand je suis allée travailler avec Derek Jarman en 1985. Je ne voulais pas du théâtre, je rêvais de films. La rencontre avec Derek a été une grande chance. Le cinéma anglais de l’époque n’était pas très intéressant, le cynisme commençait à l’emporter. Il restait une petite poche qui ne faisait pas comme les autres, j’ai eu la chance d’en faire partie. Le British Film Institue Production Board était dirigé par un homme du nom de Peter Sainsbury. Il voulait vraiment aider Isaac Julien, Sally Potter, Terence Davies, Peter Greenaway et Derek Jarman. Il donnait de l’argent aux auteurs et les suivait au fil des années. Du coup, ils n’avaient pas la pression du profit. Ce phénomène du film culturel n’a malheureusement pas duré longtemps. J’ai l’impression de parler des temps anciens tellement la situation a changé ! Aujourd’hui, quand on demande un financement public pour un film en Angleterre, il faut faire la liste des cinq raisons pour lesquelles on pense faire du profit. Véridique ! Enfin bon ne déprimons pas trop.
C’est parce que l’industrie anglaise vous paraît sinistrée que vous travaillez aux Etats-Unis ?
Même les projets de studios à Hollywood sont plus enrichissants que la plupart des films anglais. Des univers comme ceux de Spike Jonze (Adaptation), Francis Lawrence (Constantine), où encore Andrew Adamson (Narnia), sont de véritables îlots expérimentaux à l’intérieur du système. Malgré les millions de dollars, ils me rappellent mon travail avec Derek à l’époque où nous tournions en super-8. Il y a une énergie et un futurisme exemplaire. Ce sont des mecs cool, qui essaient de faire quelque chose de bien dans un système énorme. C’est une forme de prise de pouvoir. De son côté, le cinéma indépendant est devenu un bras de l’industrie comme un autre. On ne peut pas dire que ça m’intéresse particulièrement.
“Je ne suis toujours pas un animal industriel.”
Que vous a appris Derek Jarman ?
Je l’ai rencontré à l’âge de 24 ans, il m’a introduite dans ce monde, avec ce rythme de vie si particulier. Ensuite, en tant que créateur, il m’a appris à faire sans l’industrie. Son approche était préindustrielle et j’ai gardé cela en moi. Je ne suis toujours pas un animal industriel. Derek voulait rendre chacun de nous responsable des films qu’il réalisait. Il organisait les tournages comme des parties, en invitant les bonnes personnes, qui devaient toutes contribuer à la réussite de l’ensemble. Pour moi c’était un miracle : Derek a encouragé en moi le désir de création, qui dépasse le simple fait d’être une actrice. J’ai toujours ce muscle quelque part.
Et comment entretenez-vous ce muscle entre Erick Zonca, Béla Tarr et Tony Gilroy (Michael Clayton), qui vous vaut l’Oscar ?
Ce que j’ai aimé dans Michael Clayton était l’opportunité de jouer un film de genre dans la pure tradition du classicisme hollywoodien. Le scénario de Tony Gilroy était incroyable. Du platine. On y sentait quelque chose de l’histoire du cinéma. C’était vraiment plaisant à tourner, puisque la structure était là, solide. Si vous me demandez quel muscle je travaillais dans ces conditions, je dirais… mon petit doigt. En plus, c’était agréable de me retrouver avec Georges Clooney et des gens qui prennent le train de Hollywood d’une façon détournée.
Vous avez le sens du grand écart : dans Michael Clayton vous êtes l’un des emblèmes des années 2000, la femme d’affaires ambitieux et machiavélique ; dans Julia de Zonca, vous interprétez une laissée-pour-compte du système capitaliste.
Pour moi, c’était un véritable exotisme de me retrouver dans la peau d’un corporate monster, beaucoup plus que ça ne l’était de jouer à Orlando dans le film de Sally Potter, un personnage qui vit quatre cents ans et change de sexe ! J’aime cette idée d’incarner un archétype d’aujourd’hui. C’est un luxe de pouvoir jouer dans des histoires moderne. Je ne l’ai trouve pas en Angleterre. Je me retrouve à jouer de pures Américaines ! Qui l’eût cru !
Avez-vous un crédo politique dans votre activité artistique, dans vos choix de film ?
Il n’y a rien de rigide, je ne suis pas un monstre d’idéologie mais mon instinct me guide vers certaines aventures. A un moment, je me suis dit qu’un peu d’infiltration dans le système dominant pourrait avoir un effet bénéfique sur le reste. Je pense sincèrement qu’un certain cinéma a besoin d’être soutenu. Et peut-être que tous les moyens sont bons. Il y a quelques années je ne l’aurais pas admis, mais il y a plus de doutes : un film comme Julia a bénéficié du fait que j’ai participé à Narnia, une production Disney qui a rapporté un milliard de dollars. D’un côté cela dit quelque chose de triste sur l’état du cinéma mondial. Mais je pense aussi à toutes ces années où pour tant d’amis, trouver de l’argent pour financer leur films était un chemin de croix. Je suis satisfaite de pouvoir éventuellement changer les choses.
“Sans provocation, je dirais que profondément, je ne suis pas vraiment une actrice. En fait je ne sais pas ce que je suis !”
Quel est votre panthéon personnel de musiciens, de cinéastes ?
Rossellini, Wes Craven, Marylin Manson, Béla Tarr, Judd Apatow, Peter Weir, Nick Cave, John Adams, Pasolini, Björk et puis… ce cinéaste thaïlandais dont je ne me souviens plus du nom, auteur de Tropical Malady… J’avais beaucoup poussé pour qu’il obtienne un prix quand j’étais membre du jury au Festival de Cannes…
Apichatpong Weerasethakul.
C’est ça. Quel génie !
Des personnalités si différentes sont-elles compatibles ?
Je crois qu’elles le sont ! Toutes m’inspirent d’une façon ou d’une autre. Judd Apatow doit jongler avec des budgets et la pression, mais c’est un garçon très spirituel. Pour moi, 40 ans, toujours puceau est un chef-d’œuvre, probablement l’un des meilleurs films qui existent sur le sexe.
Quelles sont les actrices que vous admirez ? Dans votre façon de maîtriser votre carrière, vous me faites beaucoup penser à Isabelle Huppert.
Je ne la connais pas personnellement mais je l’admire énormément. Elle persiste dans ce qu’elle fait. Et elle possède l’insigne avantage d’être française, ce qui signifie qu’elle a une industrie vivante autour d’elle ! Je me souviens aussi avoir eu la chance de rencontrer Delphine Seyrig en 1988 à un congrès des femmes cinéastes à Tbilissi, en Géorgie… C’était fantastique, l’un de mes meilleurs souvenirs. Nous avons visité un musée ensemble, elle avait un rapport fascinant à l’art. Elle vivait dans l’art à tout moments. Quand j’essaie de penser à ma vie comme à une succession d’expériences, comme si je découvrais tour après tour les services d’un même hôpital, je pense à Delphine Seyrig.
Souvent, les acteurs s’engagent pour un cinéma différent quand ils ont assuré leur notoriété, comme une sorte de plus-value symbolique. Vous avez pris un autre chemin : partie de l’underground, vous vous êtes infiltrée dans l’industrie. Et vous voilà entre les deux, un électron libre.
Disons que je me sens correctement représentée par ce que je fais. Comme je ne sais pas mentir, je n’ai rien d’autre à offrir que ce que l’on voit de moi. Sans provocation, je dirais que profondément, je ne suis pas vraiment une actrice. Je ne vis pas ce qui est normalement perçu comme une vie d’actrice. En fait je ne sais pas ce que je suis !