Rencontre avec les créateurs de Proenza Schouler, le label qui revisite la couture parisienne
Délaissant les podiums new-yorkais, le label américain défilait pour la première fois à Paris, en juillet dernier, en tant que membre invité du calendrier de la haute couture. Ses créateurs, Jack McCollough et Lazaro Hernandez, posaient là les bases d’un véritable changement de stratégie. Inspirée par la couture parisienne, leur collection revisitait ses clichés avec un twist arty et une étrangeté gracieuse. Interview.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Numéro : Pour quelle raison avez-vous décidé de quitter la Fashion Week new-yorkaise pour déplacer vos défilés à Paris ? Vous identifiez-vous plutôt à la mode européenne ?
Lazaro Hernandez : Nous ne nous identifions pas vraiment à la mode américaine ni à la mode européenne. Nous faisons ce que nous aimons, et nous avons le sentiment qu’aujourd’hui les différences entre les capitales de mode ont tendance à s’amenuiser. Mais il est vrai que pendant nos études et à nos débuts, nos références étaient européennes : il s’agissait principalement d’Helmut Lang, de Prada, de Maison Martin Margiela. D’un autre côté, nos collections cultivent vraiment cette aisance et cette attitude sportswear typiquement américaines. Disons que nous sommes des Américains travaillant dans le monde actuel : un monde ouvert, en évolution permanente.
Alors pourquoi avez-vous décidé de défiler à Paris désormais ?
Jack McCollough : Nous avons défilé pendant dix ans à New York, si bien que nous étions tombés dans une sorte d’habitude. Et nous rêvions de défiler à Paris, la capitale mondiale de la mode. Depuis quelque temps, nous réfléchissions aussi à fusionner nos pré- collections et nos collections principales. En somme, tout nous poussait vers cette décision.
“Toute la collection était une ode à la haute couture parisienne, à l’histoire de la mode française, que nous voulions revisiter avec notre propre langage, très contemporain.”
Estimiez-vous que ce rythme de quatre collections par an était devenu absurde ?
L. H. : Ce fonctionnement nous paraissait absurde car presque 75 % des pièces présentes dans nos boutiques du monde entier provenaient de nos pré-collections. Nous trouvions cela problématique, car à nos yeux, ce sont bien sûr nos collections principales, printemps-été et automne-hiver, qui sont les plus importantes. Quand nous nous consacrions à celles-ci, une équipe parallèle devait travailler simultanément sur les pré-collections. C’était comme avoir deux studios de design différents au sein d’une même maison ! Nous voulions que toutes les équipes travaillent ensemble sur une seule collection à chaque fois.
J. McC. : Nous avons donc décidé de fusionner les collections et de présenter nos défilés pendant la Semaine de la couture, qui coïncide aussi avec l’époque où les acheteurs passent commande sur les pré-collections. En montrant nos collections de prêt-à-porter à ce moment-là, en avance, nous permettons aux acheteurs de respecter leur calendrier.
L. H. : Et puis la Semaine de la couture est un peu plus calme. Nos amis rédacteurs et acheteurs nous ont toujours dit qu’ils aimaient beaucoup cette période parce que les défilés sont moins nombreux, et les gens qui y participent sont vraiment les plus pointus de notre milieu.
J. McC. : Mais ce choix est un peu risqué, car, dans le calendrier, nous cohabitons avec les maisons de haute couture historiques comme Dior et Chanel. Or nous n’avons pas du tout la prétention de nous comparer à elles, et nous ne présentons pas de la haute couture mais bien du prêt-à-porter.
Avez-vous néanmoins profité de cette opportunité pour explorer des techniques et des savoir-faire traditionnels qui n’existent qu’en Europe ?
J. McC. : Il est vrai que ces deux dernières années, nous avons effectivement passé beaucoup de temps à Paris pour nous préparer. Nous avons cherché des fournisseurs, et nous avons trouvé des ateliers extraordinaires spécialisés dans le tissage manuel, dans la broderie ou dans le travail des plumes. Ce moment d’imprégnation et de recherche a vraiment été le point de départ de notre collection printemps-été 2018, présentée en juillet dernier. Par le passé, nous avons opté pour des méthodes de fabrication plus technologiques, et nous essayons généralement d’équilibrer nos collections pour qu’elles ne soient ni trop artisanales ni trop futuristes. Mais celle-ci est véritablement plus focalisée sur le travail de la main. Nous avons fait le choix d’utiliser tous ces savoir-faire français traditionnels, et cela a été une véritable inspiration.
C’est pourtant l’art contemporain, plus que la mode, qui inspire habituellement vos collections ? Vous êtes notamment proches de l’artiste Wade Guyton…
L. H. : Beaucoup de nos amis sont des artistes, des galeristes ou des curateurs. Et nous essayons de ne pas trop regarder ce que font les autres créateurs pour ne pas nous laisser influencer. Donc, en effet, l’art nous influence beaucoup plus que la mode. Nous avons précédemment réalisé des collections directement inspirées par des artistes tels que Ron Nagle, mais je pense que cette influence se fait sentir de différentes façons dans notre travail, ne serait-ce qu’à travers notre questionnement et notre démarche.
“C’est une idée assez caractéristique de notre travail : casser une forme classique en lui ajoutant un détail industriel.”
Votre dernière collection accentue ironiquement les clichés de la haute couture, tels que les plumes, la dentelle…
L. H. : Parfois notre démarche consiste effectivement à définir les clichés associés au thème que nous explorons. Cette fois, nous nous sommes interrogés sur les codes de la haute couture : la corseterie, les volants, la dentelle, les fleurs, les plumes… Parfois, ce ne sont même pas des éléments que nous aimons particulièrement, mais nous cherchons simplement à les rendre intéressants. Comment peut-on en faire quelque chose de nouveau ? Pour une de nos silhouettes, nous nous sommes ainsi demandé comment twister la corseterie pour la rendre fucked up et bizarre. Nous avons décidé de faire un corset en cuir noir, de le mettre sur un manteau et de placer des élastiques dans le dos. C’est une des pistes que nous avons abordées pour rendre ces codes contemporains.
J. McC. : Une fois que nous avions établi cette silhouette à épaules élargies et à taille rétrécie, nous avons allongé les jupes et nous nous sommes livrés à un de ces jeux de proportions dont nous sommes coutumiers. Puis nous avons ajouté des volants sur certaines silhouettes, et l’idée nous est venue de placer également un volant sur les chaussures. Alors nous les avons fabriquées en cuir verni coloré pour compenser la douceur voluptueuse des volants et des plumes placées sur les vêtements. Tout devait être plus étrange et plus contemporain. Nous avons ensuite conçu des bijoux, notamment des bracelets en verre artisanal de Venise. Nous avions envie d’une silhouette assez chargée.
L. H. : Il nous a paru évident que les chaussures devaient être plates. Ce sont des sortes de stilettos classiques, pointus, dont nous aurions juste coupé le talon afin de les rendre plus actuels. De cette façon, la femme qui les porte peut marcher vite. Nous avons aussi coupé l’arrière de la chaussure et ajouté un gros élastique pour tenir le pied. C’est une idée assez caractéristique de notre travail : casser une forme classique en lui ajoutant un détail industriel.
Comment avez-vous choisi le lieu de votre défilé, le lycée Jacques-Decour, qui ajoutait une note très parisienne à votre proposition ?
J. McC. : À New York, nos défilés avaient lieu dans des espaces industriels, d’anciens entrepôts… Nous avons recherché ce type de lieu à Paris, sans succès, car ils étaient trop jolis, trop décorés. Nous avons donc changé notre fusil d’épaule et nous avons trouvé ce lycée à l’aspect défraîchi, mais qui bénéficie d’une architecture très classique et parisienne.
L. H. : Nous voulions surtout trouver un lieu où un défilé de mode n’aurait jamais été organisé, et qui incarnait quelque chose de très français. Toute la collection était une ode à la haute couture parisienne, à l’histoire de la mode française, que nous voulions revisiter avec notre propre langage, très américain et très typique de notre génération. Nous voulions mélanger ces deux mondes… et voir ce qu’il en sortait.
Savez-vous où votre prochaine collection vous emmènera ?
L. H. : Nous nous trouvons en ce moment même à la campagne pour la dessiner.
J. McC. : Nous sommes immergés dans la conception. Nous possédons une ferme dans les Berkshires [Massachusetts] où nous nous isolons pour dessiner toutes nos collections. Nous allons continuer à explorer cette idée du savoir-faire, mais d’une façon totalement différente… Vous verrez !