Rencontre avec Kim Jones, le créateur qui réinvente Fendi
Visionnaire, Kim Jones a impulsé, chez Louis Vuitton, puis pour les collections homme de Dior, un rapprochement inédit entre le luxe et le streetwear. Depuis septembre 2020, l’Anglais préside aux destinées des collections de prêt-à-porter féminin et couture de la maison Fendi. Début juillet, il présentait son deuxième défilé de haute couture sous la forme d’un film réalisé par Luca Guadagnino. Hommage à Rome, via l’oeuvre de Pier Paolo Pasolini, la collection s’inspirait des différentes strates historiques visibles dans la Ville éternelle. Comme un songe éveillé, sur la musique de Max Richter, le film et la collection nous propulsent dans un monde presque surréaliste, sans âge. Entretien avec le talentueux directeur artistique.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Numéro : Aujourd’hui, vous travaillez sur du prêt-à-porter masculin, du prêt-à-porter féminin et de la haute couture. Était-ce votre objectif de couvrir un spectre aussi vaste ?
Kim Jones : Je ne planifie jamais rien, je laisse les choses venir. Comme j’ai travaillé chez Louis Vuitton, puis chez Dior, je pense que le prêt-à-porter féminin est une évolution naturelle de mon travail. Et puis il y a beaucoup de femmes que j’adore autour de moi, donc il m’est naturel, aussi, de concevoir des vêtements pour elles.
La haute couture est un domaine vraiment à part pour de nombreux créateurs. Est-ce le cas pour vous ?
Oui. En tout cas, cette saison, je suis vraiment fier de ce que nous avons accompli chez Fendi : le défilé et le film réalisé par Luca Guadagnino… Pouvoir faire ces choses qui seraient impossibles à réaliser dans le prêt-à-porter, grâce à ces savoir-faire uniques, c’est un rêve, et c’est aussi une réalité. J’ai eu la chance de pouvoir aller à New York rencontrer les clientes et avoir leur feed-back.
Les ateliers de Fendi sont tout simplement incroyables.
Oui, ils sont extraordinaires, et aussi très rapides ! Leur efficacité m’a impressionné.
Aviez-vous un désir, secrètement frustré jusqu’à maintenant, de travailler sur des ornements ?
Je suis obsédé par les détails, par les savoir-faire. Pouvoir pousser une idée jusqu’au bout de son accomplissement, jusqu’à un point d’extravagance, c’est le luxe ultime, et c’est ce qui m’intéresse vraiment. J’ai commencé à le faire chez Dior où nous avons un atelier. Chez Fendi, je peux aller plus loin dans cette direction. Le prêt-à-porter et la haute couture sont différents, les clients n’ont pas les mêmes demandes.
Chez Dior collection homme, vous avez récemment collaboré avec le rappeur Travis Scott. Chez Fendi, vous explorez l’héritage intemporel de Rome. C’est un sacré grand écart.
Le prêt-à-porter féminin ne s’aborde pas de la même façon que le prêt-à-porter masculin. Chez Dior, je collabore avec des artistes, et pour cette collection, je me suis dit que ce serait intéressant de choisir un musicien parce que la musique est une partie importante de nos vies à tous. Dans la prochaine, je collaborerai avec un écrivain. Chez Fendi, la haute couture évoque vraiment l’héritage de Rome, car c’est là que réside le coeur de la marque. La famille Fendi est pleine de muses extraordinaires, de différents âges : Anna, Silvia, Delfina, Leonetta, tout un groupe de femmes que je peux observer pour réfléchir à la façon de les habiller. Chaque jour, Delfina entre dans mon bureau, portant un vêtement magnifique qu’elle a sans doute piqué dans le placard de Silvia, qui elle-même l’avait emprunté à Anna… Chez Dior, je travaille autour de l’héritage de M. Dior, qui n’est plus parmi nous. Chez Fendi, la famille est toujours là. Ce sont deux façons différentes d’opérer. Je veux que la famille Fendi soit fière de ce que je propose, car il ne s’agit pas de moi, je fais juste mon job. Je ne suis pas de ceux qui se donnent des grands airs, et je n’ai pas besoin d’avoir mon nom écrit sur la porte.
Dans votre défilé haute couture, vous avez proposé des modèles masculins, et votre collection de prêt-à-porter explorait l’androgynie, à travers le roman Orlando de Virginia Woolf. Les codes des genres sont-ils définitivement obsolètes à vos yeux ?
Ils ne le sont pas. Nous avons cette impression parce que nous vivons dans de très grandes villes, où les gens sont plus libres. Mais pour le reste du monde, ce n’est pas le cas. Je ne fais qu’évoquer ces choses de façon expressive et artistique, mais je ne fais pas de politique dans mon travail. Je voulais des hommes dans ce défilé haute couture parce qu’il s’agissait de l’univers de Pier Paolo Pasolini. Pour la collection de prêt-à-porter, il se trouve qu’Orlando a été inspiré par Vita Sackville-West, qui a changé de sexe. Cependant, si cette question du genre n’est pas per tinente pour une de mes collections, je ne ressens pas le besoin de l’aborder.
Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais nous avons appris la mort de Karl Lagerfeld pendant que je vous interviewais, il y a quelques années.
Je m’en souviens.
Cette nouvelle vous avait beaucoup affecté. Aujourd’hui, chez Fendi, vous avez pris sa place à la tête de la maison. Vous sentez-vous très connecté à son héritage ?
J’aime apporter quelque chose de Karl dans toutes les collections, mais je ne veux surtout pas copier ce qu’il a fait, car évidemment, Karl était unique. Par exemple, je vais prendre une idée de broderie qu’il avait eue, et je vais la développer différemment. La haute couture est assez récente chez Fendi, donc il n’avait fait que cinq collections dans ce domaine. Je regarde ce qui a fonctionné jusqu’ici, et j’essaie de le porter plus loin. Je pense que Karl voudrait qu’on le respecte, mais il voudrait aussi que je suive ma propre voie. Quand nous nous étions parlé, je me souviens qu’il encourageait vraiment les gens à suivre leur propre voie.
Dans votre collection de prêt-à-porter, vous avez rendu des hommages directs à certaines de ses créations.
En effet, parce qu’une partie de l’ADN de Fendi se situe davantage dans les détails que dans les silhouettes. J’ai donc souhaité incorporer certains des détails imaginés par Karl en les réinterprétant. Il ne s’agit pas d’une simple citation. Je revisite toujours ce qui vient du passé pour le faire évoluer.
Chez Fendi, s’agit-il d’élégance italienne ou plus spécifiquement d’élégance romaine ?
Pour moi, il s’agit davantage de Rome. La ville a des milliers d’années, elle est constituée de multiples strates d’histoire, donc on y découvre sans cesse quelque chose d’inspirant. Je peux y trouver mille détails capables d’inspirer une collection de haute couture. Le prêt-à-porter est un peu différent, car il entre vraiment dans le quotidien de personnes très diverses, à l’échelle globale, donc notre inspiration est elle aussi plus globale. Pour la prochaine collection, nous travaillons sur l’héritage de Karl, mais différemment, sans être trop direct.
Vous utilisez des fourrures upcyclées, ce choix est-il personnel ?
Cela vient d’une conversation avec Silvia, au cours de laquelle nous nous sommes demandé ce qui était juste pour notre époque. En ce moment, c’est un peu compliqué d’acheter des fourrures, nous avons donc voulu savoir ce que nous avions en stock. La fausse fourrure n’est pas biodégradable, je préfère de nouveau utiliser une matière vraiment qualitative, et qui peut être transmise à travers les générations. Cela demande plus de travail aux ateliers, mais ils adorent les challenges. Ils nous montrent chaque saison de nouvelles techniques et de nouvelles idées qu’ils ont développées.
Votre dernière collection couture était inspirée par la façon dont Pasolini a traité le temps, filmant le présent comme une sorte de calque qui laisse transparaître le passé.
Exactement, même si cette référence se traduit de façon plus floue dans ma collection, car je ne suis jamais littéral. J’ai donc, comme lui, observé ces différentes strates temporelles concomitantes… une femme devait être une impératrice, une autre une nouvelle Maria Callas, avec qui il a collaboré. Tous ces voyages dans le temps ont du sens pour les vêtements de haute couture, qui durent plus que ceux du prêt-à-porter.
Le challenge était aussi de parvenir à traduire, par exemple, la pierre d’une statue dans un vêtement.
Oui. À la villa Borghese, je me suis demandé comment le Bernin parvenait à sculpter dans la pierre des formes qui semblent fluides. Il s’agit donc, pour parvenir à traduire cet effet, d’étudier les tissus, les techniques possibles, et c’est là que le concours des ateliers de Fendi est extrêmement précieux.
Certains créateurs “dictent” leurs idées aux ateliers. Privilégiez-vous davantage le dialogue avec eux ? Certaines de vos idées proviennent-elles de choses que vous avez aperçues dans les ateliers ?
Je vois des choses que j’aime dans les archives, dans les ateliers… J’ai le droit d’être en Italie cinq jours sans effectuer de quarantaine, donc j’essaie d’être présent, mais lorsque je rentre en Angleterre, je dois m’isoler pour huit jours. C’est un challenge de commencer un nouveau travail dans ces conditions, mais cela ne m’effraie pas.
La collection et le film tourné par Luca Guadagnino ont une empreinte surréaliste. Est-elle en partie insufflée par le Palazzo della civiltà italiana, une architecture métaphysique, post-surréaliste ?
Oui, on ne saurait trouver de bâtiment plus adapté à un acte de création : c’est comme s’il avait été créé pour abriter des créateurs ou des artistes. Le Palazzo est magnifique, mais sa beauté n’est pas une distraction car il procure une qualité de lumière extraordinaire. Nous faisons les essayages dans le studio le plus grand, le plus lumineux que j’aie jamais vu. En ce qui concerne le film, en voyant la beauté de la collection, nous avons voulu réaliser quelque chose d’extraordinaire. Avec la musique de Max Richter, la réalisation de Luca et la collection, on obtient quelque chose qui semble provenir d’un autre monde, et c’était ce que je voulais.
Comment avez-vous travaillé avec Luca Guadagnino sur le film ?
Luca est un bon ami de Silvia. Je savais qu’il ferait quelque chose de fantastique. Il a réalisé un story-board que je n’ai même pas eu besoin de voir. J’ai simplement assisté au tournage. Je travaille avec des personnes en qui j’ai toute confiance, et je suis très ouvert à la collaboration, je n’éprouve aucun besoin de tout contrôler.
Le fait que Luca Guadagnino soit un ami de la famille facilite-t-il cette collaboration ?
Oui, il comprend la maison. Vous savez, mon rôle est de rendre heureux mon patron [Serge Brunschwig, P-DG de Fendi] ainsi que la famille Fendi. Ma satisfaction ne vient qu’en troisième lieu. Je travaille d’après des briefs, et c’est comme ça que j’arrive à créer pour deux maisons.
Vous êtes resté fidèle à vos amies et muses, parmi lesquelles Kate Moss. Mais l’actrice Demi Moore a fait par tie du casting de votre premier défilé couture. Quelle est votre relation à ces différentes femmes ?
Ce sont des femmes qui m’impressionnent, qui ont fait des choses fantastiques. Elles sont très intelligentes, et je pense que la femme Fendi est une femme intelligente. C’est pour cela que je les ai choisies pour l’incarner. Dans nos castings, nous avons aussi des jeunes filles qui ne sont pas connues et qui adorent travailler avec ces personnalités célèbres. Il s’agit de donner du pouvoir aux femmes. J’adore Demi Moore, j’ai lu sa biographie et j’admire la façon dont elle a su tout traverser, en restant fabuleuse. La société exige beaucoup plus des femmes que des hommes. Leur force m’impressionne, et c’est ce que je veux montrer chez Fendi.