30 nov 2023

Rencontre avec Iris van Herpen, créatrice visionnaire exposée au MAD

Créatrice visionnaire, Iris van Herpen ne cesse depuis 2007 de repousser les limites de la mode en croisant savoir-faire traditionnels et nouvelles technologies. Au MAD, la Néerlandaise inaugure cette semaine une grande rétrospective. Au programme, plus de cent pièces réalisées de ses débuts à aujourd’hui, des œuvres d’artistes avec lesquels elle a collaboré, une immersion dans son atelier, le tout rythmé par une bande sonore inédite. Pour Numéro, la designer revient sur ce projet et dévoile ses dernières ambitions.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Numéro : Une exposition monographique offre souvent l’occasion de faire le point, de dresser un bilan de son parcours jusque là. Comment se replonger ainsi dans votre carrière vous a-t-il inspiré ?

Iris van Herpen : C’était assez émouvant de parcourir ces archives et tous mes souvenirs, de me rappeler que je suis vraiment partie de rien. C’était comme travailler à partir d’un journal intime. Une exposition de cette ampleur permet d’avoir une vision d’ensemble de son travail et du cœur de sa pratique, comme si on en faisait la synthèse. Mais il était tout aussi intéressant de constater les différences entre mes projets et ma démarche au fil des années : aujourd’hui, on ne peut pas parler de mon travail sans évoquer la dimension collaborative et la part d’innovation scientifique et technologique, mais si on regarde mes débuts, rien de tout ça n’était présent, seulement les savoir-faire traditionnels. Pourtant, cette première approche et mes références historiques sont aussi ce qui a façonné ma manière d’aborder la nouvelle technologie. Sans cela, je n’en serais jamais venue à travailler de cette manière avec l’impression 3D, par exemple.
 

Dès vos débuts, la rencontre entre les mondes de la mode était au cœur de votre label. En 2011, quatre ans seulement le lancement de votre label, vous présentiez votre première exposition personnelle au Centraal Museum à Utrecht, puis une autre dès l’année suivante, au Groninger Museum, à Groningue. Pendant ce temps, les expositions de mode n’ont cessé de se développer, souvent avec un grand succès, comme on l’a constaté récemment au MAD avec les monographies de Dior ou Thierry Mugler. Avez-vous perçu depuis dix ans une évolution dans la façon d’exposer la mode ?

Plusieurs musées où j’ai exposé présentaient en effet avec moi leur toute première exposition de mode. Ces événements étaient donc très importants puisqu’ils ont contribué à affirmer la mode comme une forme d’art, telle que je l’ai toujours envisagée pour ma part. Aujourd’hui, la mode est enfin prise au sérieux comme elle le mérite ! Et elle touche, lors de chaque exposition, un public toujours plus varié. Par ailleurs, j’ai eu la grande chance que dès mes deux premières expositions, ces deux institutions mais également d’autres musées dans le monde fasses acquisition de mes pièces. Aujourd’hui, mes créations sont donc présentes dans de nombreuses collections muséales internationales.

 

 

Cette exposition est bien davantage centrée sur le corps et l’humain que sur la mode.

 

 

En quoi cette nouvelle exposition au MAD est-elle différente de vos précédentes ?

Mon exposition au Groninger Museum présentait une quarantaine de pièces couture et quelques accessoires. Celle du MAD va bien plus loin : elle réunit une centaine de pièces d’archives, mais également les œuvres de nombreux artistes contemporains avec lesquels j’ai travaillé, et mêmes créations architecturales et des pièces d’histoire nationale. Elle recroise les grands sujets de mon travail sous un angle thématique plutôt que chronologique. D’ailleurs, je ne la vois pas simplement comme une exposition, mais davantage comme un voyage et un échange avec le public, très évolutif : le projet est né en 2019 et voyagera ensuite à Brisbane, Singapour puis Rotterdam, donc il y aura presque neuf ans entre sa naissance et sa dernière itération. Par conséquent, à chaque fois, l’exposition se transformera en fonction du lieu, du pays, et de mes dernières créations. Lorsque l’on est créateur, bien plus que lorsque l’on est artiste, le rythme de la mode est tellement intense que tous les six mois, si on a de la chance, on doit produire quelque chose de nouveau. C’est pourquoi le parcours et la sélection des pièces de cette exposition ont beaucoup changé depuis quatre ans, enrichis par ce que nous avons créé entre temps.

Comment avez-vous pensé le parcours de l’exposition ? 

L’exposition est pensée pour aller du micro au macro. On commence avec l’eau, l’origine du vivant, au cœur de mes collections depuis mes débuts : une plongée dans les profondeurs à la rencontre des organismes qui y vivent, le plancton… Petit à petit on passe aux micro-organismes, aux squelettes humains et animaux, également très récurrents dans mes créations. En lien avec cette thématique, une salle explore ma connexion à l’architecture et à la nature, à la manière dont certains organismes construisent leur propre sculpture, tandis qu’une autre est dédiée à des phénomènes plus mentaux tels que la synesthésie, l’hypnose, le rêve. Au fil des salles, je présente bon nombre de mes références : les études neuroscientifiques de Ramon y Caval, les mythologies grecque ou japonaise et l’hybridation de l’humain, du mythe de Daphné aux identités façonnées par le monde numérique – particulièrement explorées dans ma collection Metamorphism –, pour terminer sur l’hypothèse de Gaïa de James Lovelock, qui envisage la Terre comme un organisme à part entière… Cette dernière salle adopte un prisme beaucoup plus cosmique et macroscopique, qui met en exergue les interconnections entre tous les systèmes du vivant. Je les relie à la manière dont toutes les disciplines se croisent s’influencent dans mon travail : la science, l’art, la mode et l’architecture. En somme, tout le parcours parle du corps physique, mental, émotionnel, des cinq sens… Pour moi, c’est bien davantage une exposition sur le corps et l’humain que sur la mode.

 

 

Bien sûr, nous collaborons avec de nombreuses institutions scientifiques, mais la majorité de mes pièces est créée seulement avec un fil et d’une aiguille.

 

 

Le mouvement est aussi très important dans vos créations. En attestent vos défilés, qui s’apparentent chaque fois à de véritables performances. Était-ce un défi de retranscrire cette énergie dans le cadre très statique du musée ?

Les défilés et les expositions ont chacun leurs avantages et inconvénients. Un défilé est un très beau moment pour montrer l’âme d’une collection, mais limité à un public très sélectif. La beauté d’une exposition, c’est que tout le monde peut y aller, à son rythme, et personne n’en est exclu, ce qui rend le public bien plus imprévisible que celui d’un défilé. Et si les musées permettent rarement d’inviter des mannequins pour porter les pièces, on peut davantage y apprécier et comprendre le processus qui mène à la création d’une vêtement, l’artisanat, la technique. Tout va tellement vite pendant un défilé, ou quand on regarde une collection sur son téléphone. Il est important de rappeler que la création d’une seule pièce nous demande quatre à cinq mois de travail, ce que la plupart ignorent.

 

Est-ce pour cela que vous dédiez une partie de l’exposition aux coulisses de votre travail ?

Oui, j’ai souhaité y montrer le travail d’atelier, la recherche et développement des nouveaux matériaux, la relation entre l’artisanat traditionnel et les dernières technologies de pointe… Beaucoup pensent que nous travaillons dans une sorte de laboratoire, en réalité ce n’est pas du tout le cas ! Bien sûr, nous collaborons avec des institutions scientifiques, mais la majorité de mes pièces est créée seulement avec un fil et une aiguille. Ainsi, dans l’une des salles, on découvre des milliers d’échantillons – cinq à dix échantillons nous sont nécessaires pour mettre au point une seule technique –, non seulement des tissus mais aussi des micro-architectures, qui ressemblent à des maquettes de bâtiments mais sont en fait un morceau de la robe. Des microscopes permettent aussi au public d’explorer en détails les matériaux durables que nous mettons au point pour mieux comprendre leur processus de fabrication. 

Votre exposition est également rythmée par une bande sonore créée sur mesure par votre compagnon Salvator Breed. Comment est-il parvenu à mettre en musique votre travail ?

Salvator avait déjà composé plusieurs bandes sonores pour mes collections, et j’ai la chance qu’il ait autant d’expérience avec les défilés qu’avec les expositions. Connaissant très bien chaque pièce présentée et dans quelle salle, il a cherché à refléter mes grandes thématiques par une expérience musicale et spatiale, une forme de collaboration cosmique. Ainsi, alors que l’on visite l’exposition, on parcourt également des paysages sonores où se discernent la voix d’artistes avec lesquelles j’ai travaillé, tels que Grimes, Sevdaliza, Björk ou encore Machinedrum, mais c’est très subtil. Je ne voulais pas non plus noyer les visiteurs dans le son, il fallait trouver le bon équilibre. Cette bande sonore inédite fait complètement partie de mon ADN : cela fait tellement longtemps que je travaille avec Salvator que son langage est très connecté à mon travail, comme s’il était capable de transposer la texture en son. Je sais que cela peut paraître abstrait, mais je pense que cette bande sonore permettra de mieux comprendre mes pièces.

 

 

J’ai moi aussi une forme légère de synesthésie : quand j’écoute de la musique, je visualise des formes et patrons que j’utilise ensuite.

 

 

Vous avez en effet habillé de nombreuses grandes musiciennes, de Lady Gaga à Björk en passant par Grimes. Quel est votre rapport à la musique ?

J’ai une formation de danseuse et j’ai joué du violon pendant un temps, donc la musique a toujours eu une place très importante dans ma vie et ma création. J’en ai longtemps écouté pendant que je travaillais, que je drapais le tissu… D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si mon compagnon est musicien. Au MAD, une partie de mon exposition est consacrée à ces influences et notamment au concept de synesthésie, l’idée que nos cinq sens soient stimulés et connectés au même moment. J’ai moi aussi une forme légère de synesthésie : quand j’écoute de la musique, je visualise des formes et patrons que j’utilise ensuite. Je passe également par le rêve lucide pour trouver mes inspirations. L’artiste et grande figure de la performance Marina Abramovic, avec qui j’ai beaucoup collaboré, utilise elle aussi abondamment ces approches psychologiques dans son processus créatif.

Mode et nouvelles technologies se croisent de plus en plus, un dialogue que vous avez développé très tôt dans votre carrière. Vous avez par exemple été l’une des premières créatrices de mode à travailler avec l’impression 3D, technique qui depuis s’est énormément démocratisée. Comment parvenez-vous encore à vous mettre à l’épreuve aujourd’hui, et à pousser toujours plus loin votre créativité ?

Je suis constamment guidée par ma curiosité, et il y a encore tellement de choses à découvrir ! Par exemple, en ce moment, on progresse beaucoup dans l’impression 4D, qui est la prochaine étape du 3D. Je m’intéresse aussi beaucoup aux méta-matériaux, générés grâce à la nanotechnologie, qui ont des propriétés physiques différentes de ceux que l’on connaît aujourd’hui : ils modifient l’action de la lumière, du mouvement… Comme l’impression 4D, cela va mettre du temps à se transposer aux vêtements, peut-être plusieurs décennies, mais quand on y arrivera, cela va sûrement créer un grand tournant dans la mode. Quand j’ai commencé à travailler avec l’impression 3D, cela faisait vingt ans que la technique existait mais avant de l’amener dans la mode, il fallu au moins dix ans pour qu’elle soit suffisamment sophistiquée. C’est la même chose avec les nouvelles technologies que je vois arriver, et c’est pour cela que je les suis de très près. Je dirais que je mène une double vie, à deux vitesses : d’un côté, celle de la science, assez lente, et de l’autre, le rythme très rapide de la mode. Et je trouve cette contradiction très belle.

 

Un autre tournant récent, accéléré par la pandémie et les confinements, est l’entrée de la mode dans le monde virtuel et le métaverse. Plusieurs marques et créateurs ont commencé à explorer ce territoire ces dernières années, mais d’autres ont aussi exprimé leur scepticisme, voire leurs craintes à ce sujet. Comment percevez-vous ce phénomène ?

Sur le plan créatif, je ne trouve pas l’intelligence artificielle très intéressante. J’utilise de temps en temps le générateur d’images Midjourney, le générateur de texte Chat GPT et d’autres plateformes, mais jamais pour une collection. Quand on crée, on a besoin d’imaginer des choses dont la source est unique et originale, alors qu’un outil comme Midjourney crée à partir d’un ensemble d’images existantes. Notre cerveau est toujours émotionnellement connecté à nos souvenirs, au monde autour de nous, on ne peut donc le remplacer par l’intelligence artificielle. Par contre, j’utilise l’IA à des fins plus éducatives : en ce moment, je mets au point mon propre outil, qui sera comme mon double. Nous y intégrons tout le contenu disponible à mon sujet, mes interviews et mes propos, pour qu’il puisse s’approcher de plus en plus de de moi jusqu’à répondre à ma place, notamment aux questions sur mon processus et mes matériaux.

 

 

 Je m§ne une double vie, à deux vitesses : d’un côté, celle de la science, assez lente, et de l’autre, le rythme très rapide de la mode. Et je trouve cette contradiction très belle.

 

 

Vous mentionniez tout à l’heure la chanteuse Sevdaliza, qui a récemment créé elle aussi un avatar à son effigie pour un de ses EP. Au point de lui faire composer un morceau intégralement à l’aide de l’IA, à partir de sa musique déjà existante, et de la faire exister comme artiste à part entière. Votre double aura-t-il lui aussi sa propre démarche créative ?
Non, je ne livrerais jamais mon processus créatif à une machine. C’est la partie la plus belle de mon travail, et je tiens à continuer à faire ça moi-même. Je perçois davantage ce double comme un outil pour se connecter à mon travail, à tout ce que l’on voit dans l’exposition, car je ne serai pas sur place pour répondre aux visiteurs. Nous travaillons là-dessus pour qu’il soit prêt dans un futur proche, idéalement quand l’exposition voyagera à Brisbane.

 Je ne livrerais jamais mon processus créatif à une machine. C’est la partie la plus belle de mon travail, et je tiens à continuer à faire ça moi-même.

 

 

Durant ces seize dernières années, quels ont été pour vous les moments les plus marquants, vos plus grandes fiertés, ou les tournants majeurs dans votre carrière ?

L’un de mes premiers grands moments était ma collection Crystallization, présentée en 2010, qui a marqué le début de ma collaboration avec d’autres disciplines et d’autres métiers, et commencé à croiser nouvelles technologies et artisanat. Puis en 2011, il y a eu Capriole, mon premier défilé dans le calendrier haute couture à Paris. J’avais déjà une visibilité internationale, mais celui-ci a grandement étendu ma visibilité, et m’a permis de me constituer une clientèle haute couture dans le monde entier. Il y a eu aussi toutes les pièces qui ont été portées au Met Gala, qui ont permis de développer le secteur VIP de mon label. Avoir ensuite ma propre table à cet événement était le témoignage d’une certaine reconnaissance de mon travail par le monde de la mode. Évidemment, cette nouvelle exposition est aussi un grand moment dans ma carrière et dans ma vie personnelle.

 

Aujourd’hui, comment envisagez-vous l’avenir de votre label ?

Pour être honnête avec vous, je n’aime pas trop regarder vers l’avenir.

Cela semble surprenant pour une créatrice comme vous…
Je pourrais me fixer mes objectifs, mais je n’en ai pas envie. C’était déjà le cas quand j’ai commencé. En adoptant cette approche, j’ai pu emprunter un chemin complètement inattendu. C’est à mes yeux la plus belle manière d’avancer dans sa vie.

 

“Iris van Herpen. Sculpting the senses”, du 29 novembre 2023 au 28 avril 2024 au MAD, Paris 1er.

 

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