2 sept 2020

Rencontre avec Alber Elbaz : “Sur Zoom, j’étais trop absorbé par ma propre image pour être attentif à ce que les gens disaient.”

Depuis son départ de Lanvin, le retour d’Alber Elbaz était très attendu par les fans de mode. Alors que le lancement prochain de sa propre marque, dans le giron du groupe Richemont, a été annoncé en 2019, nous avons retrouvé – à distance – le créateur iconique, désormais blond, pour une interview à bâtons rompus.

Propos recueillis par Philip Utz.

Albert Elbaz par Alex Koo.

 

Numéro : Suis au fond du trou, au bout du rouleau…
Alber Elbaz: Je crois que nous en sommes tous au même point – tous ensemble, là. Pourquoi au fond du trou ?

 

Eh bien, ça fait cinq ans maintenant que vous avez quitté Lanvin et qu’on ne vous voit plus sur le calendrier, il est temps que ça cesse.
Cela fait quatre ans, pas cinq. Les années passent très vite. J’avais besoin de ce temps pour retomber amoureux de la mode. Et, comme on le sait tous, trouver la bonne personne et tomber amoureux, ça prend du temps.

 

La mode n’est plus la même sans vous, je vous l’ai déjà dit mille fois !
C’est agréable de manquer aux autres. Vous connaissez ce merveilleux recueil de contes, Les Mille et Une Nuits ? Si vous me l’avez déjà dit mille fois, redites-le une fois de plus, et je reviendrai !

 

Comment envisagez-vous votre retour sur scène tant attendu, à une époque où toutes les cartes sont en train d’être redistribuées ?
Je n’ai jamais été du genre à m’éparpiller. Je ferai donc ça à ma manière – comme toujours.

 

Où vous trouvez-vous actuellement ?

Pour tout vous dire, je suis chez moi, à Paris. Je suis un grand hypocondriaque, donc, globalement, je préfère être à Paris, dans une grande ville, à proximité d’un hôpital, au cas où… Surtout en ce moment!

 

Comment vivez-vous le confinement ?

Pour être franc, je n’ai pas l’impression de vivre. Chaque fois que je reçois une livraison, j’ai le sentiment que l’ennemi va passer à l’attaque. C’est une période surréaliste. Chaque coup frappé à ma porte fait renaître la peur en moi. Et ça, c’est complètement contraire à ma philosophie de la vie, de ne pas ouvrir ma porte aux autres. Je dois dire que nous traversons un moment très bizarre, très étrange, et de longues journées bien tristes, pour moi comme pour nous tous.

 

 

“Nous vivions jusqu’à présent un marathon infernal de ‘toujours plus’, ‘plus vite’, ‘plus grand’. Peut-être que ce temps sera celui de la réflexion.”

 

 

Le fait d’être isolé, et d’être livré à vous- même, vous fait-il réfléchir ?
Cette période est très difficile. Je n’arrivais plus à réfléchir, je n’arrivais plus à travailler. J’étais devenu accro aux mauvaises nouvelles, quand je découvrais ce qui se passait en France, en Israël, en Italie, en Espagne, en Chine… dans le monde entier. Partout des nouvelles catastrophiques, une peur qui n’en finit pas. À un moment donné, j’ai arrêté les infos et je me suis mis à écouter de la musique. J’aime énormément la musique. Là, je me sens comme dans une bulle, comme sur un nuage. J’espère arriver à m’envoler grâce au pouvoir de mon imagination.

 

Quels sont les nouveaux gestes que vous avez appris en quarantaine, au-delà de passer la serpillère et de plier votre linge vous-même ?
Je n’ai pas dépensé un dollar depuis deux semaines, mais je consacre du temps aux gens que j’aime, ma famille, mes amis, mes collègues. Du vrai quality time, comme on dit. J’ai longtemps cru que l’humanité maîtrisait la nature. Maintenant je sais – et nous savons tous – que l’humanité n’est rien d’autre qu’une partie de la nature.

 

 

“J’aime 99 % de la population mondiale. Il y a 1 % de gens que je n’aime pas. Je vous laisse deviner qui.”

 

 

Avez-vous de grandes préoccupations existentielles du genre : “Qui suis-je vraiment ? Que fais-je là ?
Pour moi, ces questions sont de grands classiques. C’est l’histoire de ma vie. Rien de nouveau sur ce plan-là.

 

Êtes-vous intimement convaincu – comme moi – qu’on va tous y passer, et que toutes les nuits, la Grande Faucheuse est là, derrière la fenêtre, en train de gratter ?
D’une façon générale, j’aime bien les fenêtres – parce que j’aime contempler le monde à travers elles. Parfois je me dis que si cette épidémie continue de progresser encore longtemps, il sera peut-être moins effrayant de mourir, et plus effrayant de continuer à vivre.

 

Êtes-vous quelqu’un de nature plutôt optimiste ?

Je suis quelqu’un de très pessimiste à court terme, mais, finalement, de très optimiste sur le long terme. J’ai envie de croire que les choses vont s’améliorer et que la vie sera à nouveau merveilleuse. Il faut avoir foi dans la force de l’espérance !

 

Comment passez-vous vos journées à la maison ?

J’ai fait de gros efforts pour être calme et zen, et puis je me suis mis à utiliser Zoom – fin de la zénitude ! En fait, je me rends compte que je préfère parler aux gens en privé, communiquer avec une seule personne à la fois. Je soutiens mon équipe, aussi. Sur Zoom, j’étais trop absorbé par ma propre image – de quoi ai-je l’air ? – pour être attentif à ce que les gens me disaient. La vie est un théâtre.

 

 

“La mode n’est pas toute blanche ou toute noire. Elle n’est pas maximale ou minimale. La mode, c’est la vie, et comme dans la vie, on a toujours besoin de parvenir à un équilibre.”

 

 

Avez-vous le sentiment que lorsque la pandémie sera passée l’humanité sortira grandie de cette épreuve ?
Cela dépendra du temps qu’elle met à passer. Il me semble que notre cerveau a les capacités de gérer la phase post-traumatique. J’ai envie de croire qu’on va revenir à un peu plus de modestie, d’humilité et de simplicité. Nous vivions jusqu’à présent un marathon infernal de “toujours plus”, “plus vite”, “plus grand”. Peut- être que ce temps sera celui de la réflexion. Le temps. Donner du temps et de la beauté, voilà ma définition du luxe.

 

Quelles sont les personnes qui vous manquent le plus en cette période de quarantaine ?
Tous ceux que je connais et que j’aime. Mes collègues, mes amis, ma famille me manquent… L’oxygène, l’air pur me manquent. Les sourires des gens me manquent. Et m’asseoir dans un parc. Toutes les choses simples de la vie, en fin de compte. Le fait de me laver les mains trois fois par jour – et pas trente fois – me manque…

 

Et celles qui ne vous manquent absolument pas ?

J’aime 99 % de la population mondiale. Il y a 1 % de gens que je n’aime pas. Je vous laisse deviner qui.

 

Avez-vous pu faire jouer vos réseaux pour mettre le grappin sur une plaquette de chloroquine ? 

Pas moyen, en tout cas, d’en trouver en pharmacie. Je me dis en permanence que je ne dois rien prendre, à moins que cela ne m’ait été dûment prescrit par mon fantastique médecin.

 

Selon vous, quels seront les effets secondaires du virus sur l’industrie de la mode ? Pensez-vous que les maisons continueront à organiser des défilés ? Que désormais les consommateurs n’achèteront plus qu’en ligne ?

Le temps nous le dira. Dans la mode, il y a autre chose que les défilés ou ce qui peut se passer en ligne. La mode n’est pas toute blanche ou toute noire. Elle n’est pas maximale ou minimale. La mode, c’est la vie, et comme dans la vie, on a toujours besoin de parvenir à un équilibre. Il faut trouver une position médiane, mais en évitant la médiocrité.

 

À vos yeux, quels sont les avantages et inconvénients du télétravail ?
Je ne sais pas, je ne suis pas sur Tinder, je ne pourrais pas vous dire.

 

Personnellement, je suis totalement anéanti de ne plus voir ma directrice de la rédaction, Babeth, depuis trois semaines. 

Me too! Moi aussi ! Moi aussi !

 

Si jamais je venais à être emporté par la pandémie, accepteriez-vous de réaliser ma toilette mortuaire ?
Ce serait absolument hors de question ! Philip, je suis sûr que vous êtes bien plus coriace que le Covid-19 ! L’Institut Pasteur a besoin de vous. Au secours !