Prix LVMH 2022 : Tokyo James, le label qui mixe tailoring anglais et savoir-faire nigérian
Jeudi 24 mars 2022, le Prix LVMH dévoilait la liste des huit finalistes de sa neuvième édition, parmi lesquels, Tokyo James, label fondé en 2015 à Lagos et qui fusionne tailoring anglais et savoir-faire nigérian dans des collections puissantes et hautes en couleurs.
Propos recueillis par Léa Zetlaoui.
Quand le créateur londonien Iniye Tokyo James lance son label masculin Tokyo James en 2015 à Lagos, il se donne pour mission de non seulement rapprocher le tailoring traditionnel de Savile Row et le savoir-faire artisanal nigérian mais également de changer les perceptions sur la culture africaine. Créateur au parcours atypique, il étudie les mathématiques en Angleterre tout en étant styliste, Iniye Tokyo James fait partie de ses précurseurs qui font évoluer petit à petit les mentalités sans jamais chercher à être dans la lumière, laissant davantage de place à leurs créations. Sa vison éloquente se traduit dans des collections Tokyo James où le vestiaire masculin s’illumine de couleurs vives tandis que des matières traditionnelles sont habilement associées à des tissus rehaussés d’imprimés Wax, le tout sublimé par des tissages, des épissures ou des franges. Interrogeant avec bienveillance et puissance l’intersectionnalité dans la mode, Iniye Tokyo James s’impose comme une personnalité sur laquelle la mode doit compter pour s’ouvrir et évoluer.
Numéro : Quel est votre premier souvenir lié à la mode?
Iniye Tokyo James : Mon premier souvenir mode est lié au magazine Dazed & Confused. Alors que j’avais 16/17 ans, j’ai trouvé un exemplaire dans le métro londonien et je me rappelle avoir été si impressionné que je ne savais pas si je devais le rendre ou le garder. Finalement je l’ai confié à un employé de la gare avant de m’acheter mon propre exemplaire. Ce fut un moment décisif. Je me rappelle aussi des moments durant lesquels j’aidais ma mère à s’habiller et à se maquiller surtout en lui conseillant une approche « less is more ». Notre héritage nigérian est coloré, bruyant, excessif et ma mère portait de nombreux bijoux dorés et se maquillait beaucoup, d’autant que chaque bonne nouvelle était une opportunité de célébrer !
Quand avez-vous décidé de devenir créateur de mode?
Pour être honnête, je ne me définirai pas comme un créateur. Je trouve que ce srait manquer de respect à ceux qui ont étudié le design de mode et passé des années à perfectionner leur savoir-faire.
Vous vous définiriez plutôt comme un directeur artistique?
Oui, plutôt un directeur artistique ou un gardien de la culture. J’ai étudié les mathématiques et prétendre au titre de mathématicien nécessite des années d’études. Et de la même façon, être créateur nécessite des années. Je comprends l’importance de la mode non pas d’un point de vue de designer mais plutôt d’un point de vue de l’image. Finalement, je me vois davantage comme un artiste qui fait des œuvres portables.
Quels designers, vivants ou non, vous inspirent?
La maison Alexander McQueen, que ce soit à l’époque de Lee Alexander McQueen son fondateur ou aujourd’hui avec Sarah Burton. Je retrouve beaucoup de mes inspirations dans le travail de Jonathan Anderson, à la fois pour son label JW Anderson et pour Loewe, en particulier sa manière de fusionner fantaisie et réalité en des créations magnifique et facilement reconnaissables. J’aime le fait que les vêtements puissent être le point de départ d’une conversation. À Londres ou à Lagos, si on aime ce que vous portez, on va vous le dire sans hésiter. Et enfin, la créatrice américaine Donna Karan m’inspire beaucoup dans son approche du business. C’est une pionnière qui a su associer commercialité et féminité et fonctionnalité, elle a redonné le pouvoir aux femmes et le choix d’être sexy et sophistiqué.
Vous mentionnez plus haut avoir étudié les mathématiques, pourquoi avoir arrêté pour vous consacrer à la mode.
En réalité, au cours de mes études de mathématiques, j’avais déjà un pied dans la mode. À l’époque, en cours j’étais cette personne au look étrange qui portait des manteaux en fourrure alors que mes camarades étaient en jogging. C’était assez difficile de tisser des liens, car on ne me comprenait pas. J’étais une énigme dans un univers assez conservateur et studieux.
Bien que vous aimiez ces études, vous ne vous sentiez pas à votre place?
Oui exactement, mais j’avais une vie très active en dehors de l’université. On nous appelait les Soho Kids, car nous passions notre temps dans le quartier de Soho et nous connaissions tous les boutiques grunge et vintage. Je faisais du stylisme pour de nombreuses publications et parfois pour des agences de communication du quartier qui faisaient appel à nous quand ils voulaient quelque chose de plus edgy.
Pourriez-vous décrire le style que vous proposiez ?
J’adorais tout ce qui était en cuir – c’est d’ailleurs quelque chose que l’on retrouve encore aujourd’hui dans mon travail. Si vous ne portiez pas de cuir, je ne vous trouvais pas cool. Pour créer des looks je mélangeais, des créations mode avec des pièces trouvées dans les sex-shops de Soho, c’était fou, nous avions une liberté totale.
En quoi consistait vos collaborations avec les maisons Brioni et Issey Miyake ?
Au début de l’époque digitale (quelle date?), quand les marques cherchaient à s’approprier le format vidéo, nous avons réalisé des films de mode avec eux. Ils nous ont donné beaucoup de liberté pour ces différents projets.
Pourquoi avoir finalement décidé de lancer votre marque?
Lancer une marque en Angleterre implique d’importants moyens financiers que je n’avais pas, mais nous avions l’opportunité au Nigéria. Même si à l’époque j’avais peur de retourner Lagos, car c’est un monde très différent du mien.
Comment mélangez-vous dans vos collections le tailoring anglais avec le savoir-faire nigérian?
Ma sensibilité et ma vision de la mode sont très européennes et en arrivant à Lagos, j’ai dû ouvrir mon esprit pour comprendre les traditions et habitudes de la ville. Je me rappelle qu’au début, on me regardait bizarrement dans la rue car je portais tous les jours une veste de costume en laine malgré la chaleur. Au fur et à mesure, j’ai compris l’importance des textiles dans le processus de fabrication, ainsi que le mélange de couleurs. Les Nigérians ont une approche de la mode très expérimentale, et ils se composent des styles très personnels en particulier en ce qui concerne les vêtements de célébration. J’ai commencé à fusionner cette approche avec la mode sartoriale originaire de l’Angleterre, en mélangeant matériaux, coupes et couleurs selon ma propre recette.
Quelles sont vos inspirations?
J’observe les gens autour de moi, en particulier les femmes. Elles m’inspirent beaucoup et je retranscris leur style dans le vestiaire pour homme. D’ailleurs, je puise davantage dans la mode féminine que dans la mode masculine.
Quel est le point de départ de vos collections?
Généralement je m’inspire du quotidien et de la vie qui m’entoure. La collection automne-hiver 2022 s’appelle “résilience”, et puise son origine dans le formidable esprit de solidarité, qu’importe la race, la sexualité, la religion, dont l’humanité a fait preuve pour combattre la maladie. J’ai conçu beaucoup de pièces protectrices avec notamment du cuir. Celle du printemps-été 2022 qui s’intitule Osu rendait hommage aux parias de la société, et j’avais particulièrement à l’esprit la communauté LGBT, et comment, malgré nos origines différentes, nous nous unissons pour faire comprendre et accepter notre identité. Les pièces étaient plus légères et douces, pour montrer la vulnérabilité.
Quels sont les savoir-faire traditionnels nigérians auxquels vous faites appel?
Nous avons différents domaines de savoir-faire au Nigeria comme le travail du cuir, réalisé par des tanneries traditionnelles dont le savoir-faire est transmis par les natifs du pays. Nous avons également des tailleurs qui ont consacré leur vie à ce métier et l’exercent depuis 80 ans. En occident aujourd’hui, nous utilisons des machines pour de nombreuses tâches dans le processus de fabrication alors qu’au Nigéria, on retrouve encore la main de l’homme.
Il y a donc un aspect couture que l’on ne trouve plus parmi certaines marques de prêt-à-porter de luxe européen?
Oui et par exemple, les ourlets ou les poches sont faites à la main chez nous! Avec mon label, nous mixons également des techniques de broderie nigérianes qui existent depuis des centaines d’années avec des motifs contemporains afin de les faire vivre à notre époque. C’est aussi un pays où la tradition occupe une place importante et où certains tissus sont considérés comme sacrés,
Quand vous avez lancé votre marque en 2015, la mode occidentale était moins ouverte à d’autres cultures et traditions. Avez-vous ressenti un changement depuis quelques années?
Je pense que les occidentaux sont plus réceptifs mais qu’il reste encore beaucoup de choses à faire. En tant que marque nous avons comme défi de faire changer les perceptions sur les savoir-faire africains. Avec Tokyo James, nous nous appliquons à redéfinir une certaine notion de luxe et montrer à travers nos collections, que c’est un luxe destiné au quotidien.