Pourquoi la bataille de Versailles a-t-elle marqué l’histoire de la mode ?
Ce devait être une élégante soirée de levée de fonds en faveur du château de Versailles, c’est devenu un évènement marquant de l’histoire de la mode, plus particulièrement américaine. Retour sur cette folle soirée du 28 novembre 1973, depuis symboliquement rebaptisée “La bataille de Versailles”.
Par Camille Bois-Martin.
Après avoir accueilli pendant des décennies les plus grandes têtes couronnées d’Europe, l’opéra de Versailles fut le 28 novembre 1973 le théâtre d’un des évènements les plus surprenants de l’histoire de la mode. Ce soir-là, ce n’est ni un orchestre symphonique ni une compagnie de ballet classique qui se sont produits sous les ors du bâtiment signé Ange-Jacques Gabriel, architecte de Louis XIV, mais un défilé de mode électrique rythmé par les sons pop du début des seventies et par le déhanché de jeunes mannequins.
À en faire retourner Colbert dans sa tombe. Rebaptisée depuis la bataille de Versailles par la journaliste Robin Givhan (qui publie en 2015 un livre dédié), la soirée opposant cinq créateurs américains à cinq couturiers français marque un tournant dans l’histoire de la mode. Et alors que cette année fête les 50 ans de l’évènement, Numéro revient sur un défilé de mode mémorable, que les couturiers français préfèreraient oublier…
Novembre 1973 : un contexte socio-politique complexe
Pour comprendre l’impact d’une telle soirée réservée à la jet-set de l’époque, il faut la resituer dans son contexte. Le début des années 70 est une période marquée par la guerre au Vietnam et agitée par des mouvements de protestation en faveur de la libération des corps et l’égalité raciale. Sans oublier le choc pétrolier de 1973.
Traverser l’Atlantique en avion ou en bateau à cette période pour assister à un bal à Versailles reste donc réservé à une certaine élite… qui s’y presse au nombre de 700, confortablement assise sur les sièges en velours de l’Opéra du château pour assister à un show qui, assurément, en valait le détour.
À Versailles : l’avènement des créateurs américains et du prêt-à-porter
Motif de l’invitation de ce 28 novembre 1973 : une récolte de fonds pour redonner aux ors et aux salons du château du roi Soleil leur splendeur d’antan, dont la restauration est alors estimée à plusieurs dizaines de millions d’euros. L’évènement, patronné par la baronne Marie-Hélène de Rothschild, est loin de rapporter la somme espérée – 260 000 de dollars de l’époque grâce à la vente de ses billets (235$) –, et son écho se fait également plus en faveur des créateurs qui y présentent leur collection que du château, volant littéralement la vedette au palais.
Chapeautée par l’influente Eleanor Lambert (à l’origine de la Fashion week de New York et de la soirée caritative du MET Gala en faveur du musée américain), la soirée est d’abord envisagée comme un dîner caritatif, suivi d’un défilé. Mais cette dernière, première défenseur de la mode américaine, y voit surtout l’opportunité de présenter la jeune création américaine à son carnet d’adresses long comme le bras. Parmi les invités, on retrouve, entre autres la princesse Grace de Monaco, le créateur Andy Warhol ou encore la danseuse Joséphine Baker.
S’il n’est alors pas question d’éclipser les couturiers français, l’idée surgit de les opposer aux créateurs américains : une bataille de mode, entre savoir-faire et tendances. Pierre Bergé dresse sa liste, composée, bien sûr, d’Yves Saint Laurent, mais aussi d’Hubert de Givenchy, de Pierre Cardin, de Marc Bohan pour Dior et d’Emanuel Ungaro. Tandis que, du côté de l’Amérique, on retrouve Roy Halston, Oscar de la Renta, Bill Blass, et Stephen Burrows.
Sur les planches de l’opéra de Versailles s’avancent d’abord les pièces haute couture signées par les Français, des amples robes de bal Dior aux élégants ensembles YSL, dont les passages sont ponctués d’une performance de l’icône à la french, Jane Birkin. Certes, tout l’éclat et la prospérité de la mode française s’y retrouvent, mais quelques bâillements se font entendre parmi l’assemblée. Il faut dire que tout ce beau monde, vêtu pour la plupart par ces mêmes couturiers, est venu pour s’amuser…
Alors, lorsque les mannequins de Roy Halston (au cœur d’une série Netflix) et Burrows, pour moitié afro-américaines telles que Pat Cleveland ou Alva Chinn (10 des 36 présentes), enflamment les planches au gré de leur déhanché enjoué au rythme d’une bande-son qui semble tout droit sortie des nuits du Studio 54, l’ambiance s’électrise. Ensembles chamarrés, robes sexy, vêtements à sequins et coupes extravagantes : le public est galvanisé.
De la haute couture française au prêt-à-porter américain
Dès le lendemain matin, le prêt-à-porter des Américains supplante la haute couture des Français à la Une des journaux et marquera durablement la mode, qui axe alors son développement vers le prêt-à-porter. Les premiers prendront de l’ampleur, appelés à diriger les créations de certaines grandes maisons européennes telles que Tom Ford chez Gucci (1990) ou Marc Jacobs chez Louis Vuitton (1997).
Si la partie semble donc avoir été remportée par les États-Unis, berceau de l’entertainment contemporain, l’influence de cette soirée perdure jusque dans les traditions hexagonales que l’on pensait pourtant (à tort) figées. À l’image de ce spectacle du 28 novembre 1973, de nombreux couturiers français vont en effet miser sur le sensationnel dans l’organisation de leurs défilés. Exit les salons feutrés : la tendance est à la mise en scène et, plus que jamais, il faut marquer les esprits autant par ses créations que par la façon dont on les présente.
De la même manière qu’une Liza Minnelli chantait avec entrain “Bonjour Paris” ou que des mannequins ont souri et virevolté en rythme à Versailles, la mode transforme le défilé en un spectacle d’une dizaines de minutes totalement galvanisant. Chef de file, Thierry Mugler organise dix ans plus tard un immense défilé-spectacle ouvert au public au Zénith de Paris (1984), suivi dans ses pas par Martin Margiela, qui réinvente ses présentations en de véritables performances artistiques. Acmé de la fin du siècle : le défilé Yves Saint Laurent du 12 juillet 1998, organisé au Stade de France pour l’ouverture de la finale de la Coupe du Monde de football. Une surenchère sensationnaliste dont les dernières Fashion Week semblent s’inscrire dans le sillon…