Pourquoi Bettter, la marque de Julie Pelipas lauréate du prix Karl Lagerfeld 2023, va révolutionner la mode ?
Cofondatrice des éditions ukrainiennes de Harper’s Bazaar (2008) et Vogue (2013), Julie Pelipas a été récompensée ce mercredi 7 juin du prestigieux Prix Karl Lagerfeld lors de la cérémonie du Prix LVMH 2023. Pour Numéro, la styliste ukrainienne raconte la création de Bettter, sa plateforme d’upcycling révolutionnaire, et son engagement vers une mode durable et éthique.
Propos recueillis par Léa Zetlaoui.
Julie Pelipas, la styliste ukrainienne devenue créatrice de mode et activiste
De prime abord, il est impossible de comprendre pourquoi Bettter se distingue des autres marques de mode finalistes de ce prix LVMH 2023, mais également de celles en compétition lors des éditions précédentes. Pourtant, le label cache en réalité bien des singularités. En premier lieu, le parcours de sa créatrice, Julie Pelipas, qui s’est fait un nom dans l’industrie de la mode en tant que cofondatrice des éditions ukrainiennes de Harper’s Bazaar (2008) puis Vogue (2013). Par ailleurs, les collections de vêtements imaginées par Julie Pelipas pour Bettter depuis son lancement en 2019, qui regorgent de créations radicales et minimalistes exclusivement fabriquées à partir de deadstocks et produites localement. Enfin, le rôle inopiné d’activiste qu’a endossé la créatrice de mode depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022. Cependant, il serait réducteur de limiter l’accomplissement de Julie Pelipas à une seule de ces trois raisons. Humble, engagée et résolue, la créatrice ukrainienne compte révolutionner l’industrie de la mode et ne recule devant aucun obstacle pour accomplir sa mission et faire entendre sa voix. La preuve dans cette interview pour Numéro.
Interview de Julie Pelipas de Bettter, finaliste du Prix LVMH 2023
Numéro : Quel est votre premier souvenir mode ?
Julie Pelipas : Je me souviens de ma grand-mère et ma mère qui concevaient des vêtements car toutes les femmes de ma famille étaient couturières. Toute ma famille est d’origine grecque – on me parlait en grec dans mon enfance – et l’une de mes grand-mères, dont le prénom Raya signifie paradis, avait un sens du style magnifique, très spécifique. Elle portait de sublimes blouses presque transparentes, qu’elle associait à un blazer et une jupe, parfaitement taillés. C’était un délice de la voir chaque jour dans cette tenue. Quant à ma mère, elle pouvait fabriquer un trench en trois heures, ce qui m’a toujours épatée.
Est-ce la raison pour laquelle vous avez commencé très jeune à fabriquer vos propres vêtements ?
Oui, il y avait des machines à coudre partout à la maison. J’ai commencé par retravailler les costumes que mon grand-père avait acheté à Saint-Pétersbourg, que je portais pour aller à l’école. Car les costumes soviétiques sont de très bonnes qualité.
Finalement, les collections que vous proposez avec Bettter s’inspirent directement des vêtements que conceviez dans votre enfance.
C’est vrai, et c’est très amusant !
Vous avez grandi en Ukraine, alors que le pays faisait toujours partie de l’Union Soviétique. À l’époque et dans ce contexte, était-il question “d’avoir du style”, “d’être belle” ou même “élégante” ?
Pour moi le style et le goût sont deux notions différentes. Je ne pense pas qu’à l’époque j’avais du style, mais j’avais définitivement du goût, notamment grâce à ma famille. Mais l’ère soviétique limitait leur expression. Ils [les membres de ma famille] concevaient leurs propres vêtements et n’en achetaient pas. Et, bien sûr, les magazines qui expliquaient comment les fabriquer n’avaient rien à voir avec la presse européenne. Le style était très humble, stricte et précis, ce que j’apprécie encore aujourd’hui. Pour être honnête, c’est le meilleur style à mes yeux.
Aujourd’hui, cette approche du vêtement est devenue l’un des fondements de la mode durable.
Oui, c’est en réalité une démarche écoresponsable. Ma famille se fabriquait des costumes destinés à être portés tout au long de leur vie. Quand les journalistes me demandent : “Qu’est-ce qui vous a inspirée ? Quels magazines lisiez-vous ?”, je réponds : “Aucun magazine de mode, seulement ceux publiés par l’Union Soviétique”. Et ces magazines n’étaient certainement pas destinés à forger votre éducation mode ! Aujourd’hui encore, mon inspiration provient du style rustique de ces personnes très authentiques, plutôt que de ce que je vois dans n’importe quel média.
Quel a été le point de départ de Bettter ?
Le but initial n’était pas de faire des vêtements, mais de résoudre un problème. L’industrie de la mode parle de durabilité depuis bien trop longtemps sans que je n’aie constaté aucune action réelle. Nous avons passé trois ans à développer ce concept avec acharnement et sans gagner d’argent. Pourquoi un système [plutôt qu’une marque] ? Parce que si ce n’est pas construit comme tel, c’est impossible de construire une entreprise solide destinée à durer et à opérer à l’échelle mondiale.
Vous définissez Bettter comme une plateforme et non une marque de mode ? Pourquoi ?
La raison pour laquelle je préfère qualifier Bettter de plateforme ou système plutôt que marque, c’est parce qu’aucun vêtement n’est créé à partir de zéro. Tout est upcyclé et chaque pièce possède un passeport, qui retrace son processus de fabrication, notamment où et comment elle a été sourcée, produite et vendue. C’est important de garder à l’esprit que cette démarche est loin d’être classique.
Pouvez-vous expliquer plus en détails le concept de Bettter en tant que plateforme ou système ?
Bettter est un écosystème fondé sur le surcyclage avec une approche de partenariats B to B [business to business, une relation commerciale qui fonctionne entre entreprises], dont le but principal est de résoudre cet énorme problème des deadstocks [les tissus qui ne vont pas être utilisés pour des collections]. Pour résumer simplement, nous développons des partenariats avec de grandes marques pour avoir accès à leurs deadstocks afin de les utiliser. Il s’agit de co-branding car si nous travaillons avec une maison comme Zegna, la collection pourrait s’appeler “Zegna powered by Bettter”. Pour l’instant, toutes les pièces disponibles sur notre site proviennent de stocks de tissus ukrainiens, car je produis en Ukraine et je voulais m’approvisionner auprès de fabricants locaux. Mais plus tard, nous pouvons collaborer avec une marque de denim ou de vêtements d’extérieur pour des collection dédiées, qui seront produites localement.
Quand avez-vous commencé à réfléchir au concept de Bettter ?
Je travaillais encore pour le Vogue Ukraine, et il m’a fallu trois ans pour me convaincre de m’y consacrer pleinement. J’ai fait beaucoup de consulting pour des marques, ou pour des jeunes, et tous rencontraient les mêmes problématiques, tous étaient piégés dans un même système. Je voyais les coulisses de la mode, comment les collections sont produites, et l’énorme quantité de vêtements fabriqués. Comment se fait-il que nous produisions toujours autant de vêtements neufs aujourd’hui ?
Vous avez eu une vraie prise de conscience ?
J’avais peur, pour être honnête. Je me suis dit : “Julie, tu vas vraiment créer une autre marque, alors qu’il y en a déjà tellement ?” Et j’étais tellement en colère contre elles ! Plusieurs fois, alors que je travaillais avec de jeunes labels, je voulais leur dire : “Pourquoi produire ça ? Un autre sweat-shirt ? Faites quelque chose de nouveau !”. Bien sûr c’était impossible, mais c’est ce que je ressentais. Il m’a fallu trois ans pour être sûre que j’étais capable de créer mon propre projet, que j’avais suffisamment de compétences, que j’étais assez motivée et que le monde en avait vraiment besoin.
Cette décision impliquait un changement de vie radical.
Oui, mais j’ai pris la décision finale quand j’ai compris que si je ne le faisais pas, je le regretterais toute ma vie. J’ai réalisé que pour construire ce système compliqué, je devais m’y consacrer pleinement, 24h/24 et 7j/7. Alors j’ai arrêté tous mes projets, toute mon activité de conseil et j’ai quitté le Vogue Ukraine. Je me suis sentie beaucoup mieux. Mais pour être honnête, ce ne fut pas facile. Surtout que la première année, les personnes à qui je parlais de Bettter me répondaient que c’était impossible de lancer ce projet et de le rendre viable.
Selon vous, pourquoi avez-vous été confrontée à ce genre de réaction négative ?
Parce que Bettter n’est pas destiné à réaliser des profits sur le court terme. Ces jours-ci, les gens ne tiennent pas compte d’un projet qui n’assure pas des bénéfices dès les premières années. C’est un projet qui nécessite d’investir beaucoup de soi-même, de son temps, de son cerveau et de son énergie. Il ne s’agit pas d’être populaire ou d’être milliardaire mais de faire des choses différentes.
Bettter est une marque très différente de celles sélectionnées, cette année ou les précédentes, par le jury du prix LVMH. Pourquoi avez-vous envoyé votre candidature ?
Vous avez raison, je ne me considère pas comme une créatrice mode classique mais plutôt comme précurseuse avec ce système que je construis. Nous avons postulé au prix LVMH dans le but que l’industrie reconnaisse ce système que j’essaie de mettre en place pour répondre à l’énorme problème causé par tous ces tissus non utilisés à travers le monde. Pour nous, c’est primordial que l’industrie nous ouvre ses portes et j’ai considéré que le prix LVMH serait un moyen idéal être reconnu et pouvoir engager la conversation.
Vous attendiez-vous à figurer parmi les finalistes du prix LVMH 2023 ?
Pour être 100% honnête avec vous, je ne m’y attendais pas du tout. Je disais même à mon équipe de ne pas avoir trop d’attentes, car je ne voulais pas qu’elle soit déçue. Faire partie du concours puis des demi-finalistes était déjà un bel accomplissement. Je fais de mon mieux pour rester la plus réaliste et terre à terre possible. C’est une évolution importante, un grand pas et un signe de reconnaissance pour mon équipe qui travaille très dur. Ils se sentent récompensés pour leurs efforts et leur travail acharné alors qu’ils ont traversé une année de guerre.
Votre équipe est entièrement d’origine ukrainienne ?
90% des membres de mon équipe sont ukrainiennes, mais je les ai relocalisés au Portugal et à Londres pour qu’ils soient en sécurité. Nous retournerons en Ukraine quand la guerre sera finie.
Depuis les débuts de la guerre en Ukraine, vous soutenez les talents issus de l’industrie créative ukrainienne grâce à la plateforme bettter.community. Cette initiative vous a valu de remporter le prix Leaders of Change [qui récompensent des personnalités qui apportent un changement positif et font changer la mode] lors de la cérémonie des British Fashion Awards, en décembre dernier à Londres. Qu’avez-vous ressenti en recevant ce prix?
Encore une fois, je considère que c’est un moyen de faire passer un message important, et non une occasion de faire sa propre promotion. Donc quand j’ai su pour cette récompense, j’étais confuse. Je suis lucide sur le fait que je n’ai jamais été une activiste, je le suis devenue à cause de la guerre. Ce n’était pas facile, mais je m’y suis entièrement consacrée. Quand j’ai eu l’opportunité de faire ce discours sur scène, j’ai su que c’était une chance formidable de transmettre un message.
Quel était ce message que vous vouliez transmettre ce soir-là ?
Sur scène, je n’ai parlé ni de moi ou ni de ma marque, uniquement de la situation en Ukraine parce que, malheureusement, les gens ont tendance à oublier que la guerre continue. Pour moi, la meilleure façon d’en parler était de montrer le parallèle entre eux et leurs homologues en Ukraine qui font le même travail, mais dans des conditions complètements différentes. En vivant constamment sous la menace d’être tués.
La finale du prix LVMH 2023 se tiendra le 7 juin prochain à la Fondation Louis Vuitton.
Depuis les débuts de la guerre en Ukraine, vous soutenez les talents issus de l’industrie créative ukrainienne grâce à la plateforme bettter.community. Cette initiative vous a valu de remporter le prix Leaders of Change [qui récompensent des personnalités qui apportent un changement positif et font changer la mode] lors de la cérémonie des British Fashion Awards, en décembre dernier à Londres. Qu’avez-vous ressenti en recevant ce prix?
Encore une fois, je considère que c’est un moyen de faire passer un message important. Et non pas une occasion de faire sa propre promotion. Donc quand j’ai su pour cette récompense, j’étais confuse. Car je suis lucide sur le fait que je n’ai jamais été une activiste, je le suis devenue à cause de la guerre. Ce n’était pas facile, mais je m’y suis entièrement consacrée. Quand j’ai eu l’opportunité de faire ce discours sur scène, j’ai su que c’était une chance formidable de transmettre un message.
Quel était ce message que vous vouliez transmettre ce soir-là ?
Sur scène, je n’ai parlé ni de moi ou ni de ma marque, uniquement de la situation en Ukraine parce que, malheureusement, les gens ont tendance à oublier que la guerre continue. Pour moi, la meilleure façon d’en parler était de montrer le parallèle entre eux et leurs homologues en Ukraine personnes qui font le même travail, mais dans des conditions complètements différentes, en vivant constamment sous la menace d’être tués.